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Chapitre CLXXIX
La patrouille

Le douzième coup frappé sur le timbre avait à peine cessé de retentir, que le nouveau geôlier, que l'on eût pu prendre jusque-là pour la statue de l'attente, s'anima, et, comme mû d'une résolution subite, monta l'escalier sans hâte, mais sans lenteur. Et, en effet, si son pas était entendu, si son passage était remarqué, si une question lui avait été faite, il eût eu à répondre : « En l'absence de mon père, j'ai la surveillance de la prison ; je surveille. »

Mais tout dormait dans la citadelle : personne ne le vit, personne ne l'entendit, personne ne le questionna.

Arrivé au second étage, il parcourut le corridor dans toute sa longueur, puis revint sur ses pas, mais avec plus de précautions, mais étouffant sa marche, l'oreille tendue, retenant son haleine.

Tout à coup, il s'arrêta devant la porte de la prison de la San Felice.

Il tenait d'avance dans sa main la clef de cette porte.

Il l'introduisit dans la serrure avec tant de précaution et la fit tourner avec tant de lenteur, qu'à peine entendit-on le grincement du fer sur le fer : la porte s'ouvrit.

Cette fois, la nuit était sombre, le vent sifflait à travers les barreaux de la fenêtre, dont on ne distinguait pas même l'ouverture, tant l'obscurité était épaisse.

Le jeune homme fit un pas dans la chambre en retenant son souffle.

Puis, comme il cherchait en vain des yeux la prisonnière.

– Luisa ! murmura-t-il.

Un souffle apporta à son oreille le nom de Salvato ! puis, au moment même, deux bras s'élancèrent à son cou et une bouche s'appuya contre la sienne.

Un souffle de flamme, un murmure de joie se croisèrent. C'était la première fois depuis le jour de la condamnation au tribunal, et, par conséquent, de leur séparation, que les deux amants se retrouvaient dans les bras l'un de l'autre.

Sans doute, par des signes échangés entre eux dans la journée, Salvato avait prévenu Luisa de cette visite, de peur que la surprise ne lui arrachât quelque cri de terreur. Aussi, on l'a vu, pleine d'espérance, mais pleine de crainte, avait-elle attendu que Salvato prononçât son nom avant de lui répondre.

Il y eut dans le rapprochement de ces deux cœurs, si profondément dévoués l'un à l'autre, un moment d'extase muette et immobile.

Salvato en sortit le premier.

– Allons, chère Luisa, dit-il, maintenant, pas un instant à perdre : nous sommes arrivés au moment suprême où notre sort commun va se décider. Je t'ai dit : « Sois calme et patiente : nous mourrons tous deux ou nous vivrons ensemble. » Tu as compté sur moi, me voilà.

– Oh ! oui, et Dieu est grand, Dieu est bon ! Maintenant, que puis-je faire ? comment puis-je t'aider ?

– écoute, répondit Salvato. J'ai à accomplir un travail qui durera plus d'une heure, j'ai à scier les barreaux de ta fenêtre. Il est minuit et quelques minutes : nous avons encore quatre heures de nuit devant nous. Ne précipitons rien, mais réussissons cette nuit : demain, tout sera découvert.

– Je te le demande une seconde fois, que ferai-je pendant cette heure ?

– Je laisse la porte entr'ouverte, comme elle l'est : moitié dans ta prison, moitié dehors, tu écoutes si quelque bruit ne nous menace pas d'un danger. Au moindre soupçon, tu m'appelles, je sors, je referme la porte sur toi. La porte refermée, je suis en ronde de nuit, n'inspirant nulle défiance puisqu'on me trouve dans l'exercice de mon devoir. Je rentre un quart d'heure après et j'achève l'œuvre commencée. Maintenant, du courage et du sang-froid !

– Sois tranquille, ami, je serai digne de toi, répondit Luisa en lui serrant la main avec une force presque virile.

Salvato tira alors de sa poche deux limes fines à l'acier mordant, l'une pouvant casser pendant l'opération, et, Luisa s'étant, selon sa recommandation, placée de manière à percevoir tout bruit qui se ferait dans les corridors et dans les escaliers, Salvato commença de limer les barreaux de cette main ferme et assurée qu'aucun péril ne pouvait faire trembler.

La lime était si fine, que l'on entendait à peine le cri de la morsure sur le fer. D'ailleurs, ce bruit, même plus perceptible, se fût perdu dans les sifflements du vent et les premiers grondements du tonnerre, annonçant un orage prochain.

– Beau temps ! murmura Salvato remerciant tout bas le tonnerre de se mettre de la partie.

Et il continua son travail.

Rien ne vint l'en distraire.

Comme il l'avait prévu, au bout d'une heure, quatre barreaux furent sciés, et la fenêtre présenta une ouverture assez grande pour que deux personnes pussent passer par cette ouverture.

Alors, il releva de nouveau son surtout et détacha une corde roulée autour de sa ceinture. Cette corde, solide, quoique finement tressée, était d'une longueur plus que suffisante pour toucher la terre.

à l'une de ses extrémités était un anneau tout préparé, destiné à être passé dans la partie verticale du barreau scié par Salvato et restée adhérente et scellée à la muraille.

Salvato fit, de distance en distance, des nœuds à la corde, nœuds destinés à servir de point d'appui à ses mains et à ses genoux.

Puis il sortit de la chambre et parcourut le corridor jusqu'à l'endroit où il aboutissait à l'escalier.

Là, penché sur la lourde rampe de fer, l'œil interrogeant les ténèbres, l'oreille interrogeant le silence, il demeura un instant immobile et sans respiration.

– Rien !... murmura-t-il avec une expression de joie et de triomphe.

Et, revenant vivement sur ses pas, il rentra dans la chambre, retira la clef de la porte, la referma en dedans, paralysa la serrure en y glissant trois ou quatre clous, prit Luisa dans ses bras, la pressa contre son cœur en lui recommandant le courage, fixa l'anneau à la tige de fer, lia, de peur qu'elles ne se desserrassent par le poids, l'une à l'autre les deux mains de Luisa, et l'invita à lui passer les deux bras autour du cou.

Seulement alors, Luisa comprit le mode d'évasion que comptait employer Salvato, et le cœur lui faillit à l'idée qu'elle allait être suspendue dans le vide, et qu'il lui faudrait descendre de trente pieds de haut suspendue au cou de son amant, qui n'aurait lui-même d'autre appui que la corde.

Cependant, sa terreur fut muette. Elle tomba à genoux, leva au ciel ses mains liées par le mouchoir, fit à voix basse une courte prière à Dieu, et se releva en disant :

– Je suis prête.

En ce moment, un éclair sillonna les nuées, épaisses et basses, et, à la lueur de cet éclair, Salvato put voir de grosses gouttes de sueur sillonner le visage pâle de Luisa.

– Si c'est cette descente qui t'effraye, dit Salvato, qui comptait avec raison sur ses muscles de fer, je te réponds d'arriver à terre sans accident.

– Mon ami, répondit Luisa, je te répète que je suis prête. J'ai confiance en toi, et je crois en Dieu.

– Alors, dit Salvato, ne perdons pas une minute.

Salvato passa la corde en dehors de la fenêtre, s'assura de sa solidité, tendit sa tête à Luisa pour qu'elle passât la chaîne de ses bras autour de son cou, monta sur un tabouret qu'il avait préparé, passa avec Luisa à travers l'ouverture, et, sans s'inquiéter du frissonnement nerveux qui agitait tout le corps de la pauvre femme, il saisit de ses genoux la corde qu'il tenait déjà de ses mains, et se lança dans le vide.

Luisa retint un cri lorsqu'elle se sentit suspendue et balancée au-dessus de ces dalles, dont elle avait si souvent avec effroi mesuré la hauteur, et ferma les yeux en cherchant de ses lèvres celles de Salvato.

– Ne crains rien, murmura tout bas Salvato ; j'ai des forces pour trois fois la longueur de cette corde.

Et, en effet, elle se sentait descendre d'un mouvement lent et mesuré indiquant à la fois la force et le sang-froid du puissant gymnaste qui essayait de la rassurer. Mais, à la moitié de la longueur de la corde, Salvato s'arrêta tout à coup.

Luisa ouvrit les yeux.

– Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle.

– Silence ! fit Salvato.

Et il parut écouter avec une attention profonde.

Au bout d'un instant :

– N'entends-tu rien ? demanda-t-il a Luisa d'une voix perceptible pour elle seule.

– Les pas de plusieurs hommes, il me semble, répondit celle-ci d'une voix faible comme le dernier soupir de la brise expirante.

– C'est quelque patrouille, fit Salvato. Nous n'aurions pas le temps de descendre avant qu'elle fût passée... Laissons-la passer, nous descendrons après.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! je n'ai plus de force ! murmura Luisa.

– Qu'importe, si j'en ai, moi ! répondit Salvato.

Pendant ce court dialogue, les pas s'étaient rapprochés, et Salvato, dont les yeux seuls étaient restés ouverts, voyait, à la lueur d'une lanterne portée par un soldat, poindre une patrouille de neuf hommes, contournant le pied de la muraille. Mais peu importait à Salvato ; l'obscurité était si grande, qu'à moins d'un éclair, il était invisible à la hauteur à laquelle il était suspendu, et, comme il l'avait dit, il se sentait assez de forces pour attendre que la patrouille fût passée et eût disparu.

La patrouille, en effet, passa sous les pieds des deux fugitifs ; mais, au grand étonnement de Salvato, qui la suivait avidement des yeux, elle s'arrêta au pied de la tour, échangea quelques mots avec un soldat en sentinelle et qu'il n'avait pas encore aperçu, laissa un autre soldat à la place de celui-là, et s'enfonça sous la voûte, où un reflet de sa lanterne resta visible, preuve qu'elle ne l'avait pas franchie.

Si rudement trempée que fût l'âme de Salvato, un frisson passa dans ses veines. Il avait tout deviné. La demande du prince de Calabre et de la princesse Marie-Clémentine avait ravivé la haine contre la San Felice ; de nouveaux ordres de surveillance avaient été donnés, et une sentinelle placée au pied de la tour était le résultat de ces ordres.

Luisa, appuyée au cœur de Salvato, sentit, en quelque sorte, son cœur frémir.

– Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle en ouvrant d'effroi ses grands yeux.

– Rien, répondit Salvato ; Dieu nous protégera !

Et, en effet, les fugitifs avaient grand besoin de la protection de Dieu : une sentinelle se promenait au pied de la tour, et les forces de Salvato, suffisantes pour descendre, étaient insuffisantes pour remonter.

D'ailleurs, descendre, c'était la mort possible ; remonter, c'était la mort assurée.

Salvato n'hésita point. Il profita du moment où, dans sa promenade régulière et bornée, la sentinelle s'éloignait tournant le dos pour achever de descendre. Mais, au moment même où il touchait la terre, le soldat se retournait. Il vit à dix pas de lui un groupe informe s'agiter dans l'ombre.

– Qui vive ? cria-t-il.

Salvato, sans répondre, tenant Luisa à moitié évanouie de terreur entre ses bras, prit sa course vers la mer, où certainement l'attendait la barque.

– Qui vive ? répéta la sentinelle en s'apprêtant à mettre en joue.

Salvato, toujours muet, pressa sa course. Il distinguait la barque, il voyait ses amis, il entendait la voix de son père, qui criait, à lui : « Courage ! » et, à ses matelots ; « Accostez ! »

– Qui vive ? cria une troisième fois le soldat, le fusil à l'épaule.

Et, comme la demande restait sans réponse, guidé par un éclair qui illumina le ciel en ce moment, le coup partit.

Luisa sentit faiblir Salvato, qui tomba sur un genou, poussant un cri où l'on pouvait distinguer encore plus de rage que de douleur.

Puis, d'une voix étouffée, tandis que le soldat qui venait de faire feu criait : « Aux armes ! » lui essayait de crier une dernière fois : « Sauvez-la ! »

Luisa, à moitié évanouie, folle de douleur, incapable de faire un mouvement, les poignets liés l'un à l'autre, les bras passés autour du cou de Salvato, vit alors, comme dans un songe, se ruer l'une contre l'autre deux troupes d'hommes ou plutôt de démons furieux, luttant, se frappant, hurlant, la foulant aux pieds avec des cris de mort.

Puis, au bout de cinq minutes, le combat, pour ainsi dire, se déchirait en deux : elle restait mourante aux mains des soldats, qui l'entraînaient vers la citadelle, tandis que les matelots emportaient dans leur barque Salvato mort, la balle du factionnaire lui ayant traversé le cœur et le père de Salvato, évanoui, d'un coup de crosse de fusil qu'il avait reçu sur la tête.

En entrant dans sa prison, Luisa, quoique enceinte de sept mois seulement, Luisa, brisée par les émotions terribles qu'elle venait d'éprouver, fut prise des douleurs de l'enfantement, et, vers cinq heures du matin, accoucha d'un enfant mort.

Une faveur ou plutôt un repentir de la Providence lui épargnait cette dernière douleur d'avoir à se séparer de son enfant !

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