La San Felice Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXIII
Le général baron Charles Mack

Celui qui causait cet étonnement général était un homme de quarante-cinq à quarante-six ans, grand, blond, pâle, portant l'uniforme autrichien, les insignes de général, et, entre autres décorations, les plaques et les cordons de Marie-Thérèse et de Saint-Janvier.

– Sire, dit la reine, j'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté le baron Charles Mack, qu'elle vient de nommer général en chef de ses armées.

– Ah ! général, dit le roi en regardant avec un certain étonnement l'ordre de Saint-Janvier, dont le général était décoré et que le roi ne se rappelait pas lui avoir donné, enchanté de faire votre connaissance.

Et il échangea avec Ruffo un coup d'œil qui voulait dire : « Attention ! »

Mack s'inclina profondément, et sans doute allait-il répondre à ce compliment du roi, lorsque la reine, prenant la parole :

– Sire, dit-elle, j'ai cru que nous ne devions pas attendre l'arrivée du baron à Naples pour lui donner un signe de la considération que vous avez pour lui, et, avant qu'il quittât Vienne, je lui ai fait remettre, par votre ambassadeur, les insignes de votre ordre de Saint-Janvier.

– Et moi, sire, dit le baron avec un enthousiasme un peu trop théâtral pour être vrai, plein de reconnaissance pour les bontés de Votre Majesté, je suis venu avec la promptitude de l'éclair lui dire : Sire, cette épée est à vous.

Mack tira son épée du fourreau, le roi recula son fauteuil. Comme Jacques Ier, il n'aimait pas la vue du fer.

Mack continua :

– Cette épée est à vous et à Sa Majesté la reine, et elle ne dormira tranquille dans son fourreau que quand elle aura renversé cette infâme république française, qui est la négation de l'humanité et la honte de l'Europe. Acceptez-vous mon serment, sire ? continua Mack en brandissant formidablement son épée.

Ferdinand, peu porté de sa personne aux mouvements dramatiques, ne put s'empêcher, avec son admirable bon sens, d'apprécier tout ce que l'action du général Mack avait de ridicule forfanterie, et, avec son sourire narquois, il murmura dans son patois napolitain, qu'il savait inintelligible pour tout homme qui n'était pas né au pied du Vésuve, ce seul mot :

– Ceuza !

Nous voudrions bien traduire cette espèce d'interjection échappée aux lèvres du roi Ferdinand ; mais elle n'a malheureusement pas d'équivalent dans la langue française. Contentons-nous de dire qu'elle tient à peu près le milieu entre fat et imbécile.

Mack, qui, en effet, n'avait pas compris et qui attendait, l'épée à la main, que le roi acceptât son serment, se retourna assez embarrassé vers la reine.

– Je crois, dit Mack à la reine, que Sa Majesté m'a fait l'honneur de m'adresser la parole.

– Sa Majesté, répondit la reine sans se déconcerter, vous a, général, par un seul mot plein d'expression, témoigné sa reconnaissance.

Mack s'inclina, et, tandis que la figure du roi conservait son expression de railleuse bonhomie, remit majestueusement son épée au fourreau.

– Et maintenant, dit le roi lancé sur cette pente moqueuse qu'il aimait tant à suivre, j'espère que mon cher neveu, en m'envoyant un de ses meilleurs généraux pour renverser cette infâme république française, m'a en même temps envoyé un plan de campagne arrêté par le conseil aulique.

Cette demande, faite avec une naïveté parfaitement jouée, était une nouvelle raillerie du roi, le conseil aulique ayant élaboré les plans de la campagne de 96 et de 97, plans sur lesquels les généraux autrichiens et l'archiduc Charles lui-même avaient été battus.

– Non, sire, répondit Mack, j'ai demandé à Sa Majesté l'empereur, mon auguste maître, carte blanche à ce sujet.

– Et il vous l'a accordée, je l'espère ? demanda le roi.

– Oui, sire, il m'a fait cette grâce.

– Et vous allez vous en occuper sans retard, n'est-ce pas, mon cher général ? car j'avoue que j'en attends avec impatience la communication.

– C'est chose faite, répondit Mack avec l'accent d'un homme parfaitement satisfait de lui-même.

– Ah ! dit Ferdinand redevenant de bonne humeur, selon sa coutume, quand il trouvait quelqu'un à railler, vous l'entendez, messieurs. Avant même que le citoyen Garat nous eût déclaré la guerre au nom de l'infâme république française, l'infâme république française, grâce au génie de notre général en chef, était déjà battue. Nous sommes véritablement sous la protection de Dieu et de saint Janvier. Merci, mon cher général, merci.

Mack, tout gonflé du compliment qu'il prenait à la lettre, s'inclina devant le roi.

– Quel malheur, s'écria celui-ci, que nous n'ayons point là une carte de nos états et des états romains, pour suivre les opérations du général sur cette carte. On dit que le citoyen Buonaparte a, dans son cabinet de la rue Chantereine, à Paris, une grande carte sur laquelle il désigne d'avance à ses secrétaires et à ses aides de camp les points sur lesquels il battra les généraux autrichiens ; le baron nous eût désigné d'avance ceux sur lesquels il battra les généraux français. Tu feras faire pour le ministère de la guerre, et tu mettras à la disposition du baron Mack, une carte pareille à celle du citoyen Buonaparte, tu entends, Ariola ?

– Inutile de prendre cette peine, sire, j'en ai une excellente.

– Aussi bonne que celle du citoyen Buonaparte ? demanda le roi.

– Je le crois, répondit Mack d'un air satisfait.

– Où est-elle, général ? reprit le roi, où est-elle ? Je meurs d'envie de voir une carte sur laquelle on bat l'ennemi d'avance.

Mack donna à un huissier l'ordre de lui apporter son portefeuille, qu'il avait laissé dans la chambre voisine.

La reine, qui connaissait son auguste époux et qui n'était point dupe des compliments affectés qu'il faisait à son protégé, craignant que celui-ci ne s'aperçût qu'il servait de quintaine à l'humeur caustique du roi, objecta que ce n'était peut-être pas le moment de s'occuper de ce détail ; mais Mack, ne voulant point perdre l'occasion de faire admirer par trois ou quatre généraux présents sa science stratégique, s'inclina en manière de respectueuse insistance, et la reine céda.

L'huissier apporta un grand portefeuille sur lequel étaient imprimés en or, d'un côté les armes de l'Autriche, et de l'autre côté le nom et les titres du général Mack.

Celui-ci en tira une grande carte des états romains avec leurs frontières, et l'étendit sur la table du conseil.

– Attention, mon ministre de la guerre ! attention, messieurs mes généraux ! dit le roi. Ne perdons pas un mot de ce que va nous dire le baron. Parlez, baron ; on vous écoute.

Les officiers se rapprochèrent de la table avec une vive curiosité ; le baron Mack possédait, on ne savait pourquoi à cette époque, et on ne l'a même jamais su depuis, la réputation de l'un des premiers stratégistes du monde.

La reine, au contraire, ne voulant point avoir part à ce quelle regardait comme une mystification de la part du roi, se retira un peu à l'écart.

– Comment ! madame, dit le roi, au moment où le baron consent à nous dire où il battra ces républicains que vous détestez tant, vous vous éloignez !

– Je n'entends rien à la stratégie, monsieur, répondit aigrement la reine ; et peut-être, continua-t-elle en désignant de la main le cardinal Ruffo, prendrais-je la place de quelqu'un qui s'y entend.

Et, s'approchant d'une fenêtre, elle battit de ses doigts contre les carreaux.

Au même instant, comme si c'eût été un signal donné, une seconde fanfare retentit ; seulement, au lieu de sonner le lancer, comme la première, elle sonnait la vue.

Le roi s'arrêta comme si ses pieds eussent pris tout à coup racine dans la mosaïque qui formait le parquet de la chambre ; sa figure se décomposa, une expression de colère prit la place du vernis de bonhomie railleuse répandue sur elle.

– Ah çà ! mais, décidément, dit-il, ou ils sont idiots, ou ils ont juré de me rendre fou. Il s'agit bien de courre le cerf ou le sanglier ; nous chassons le républicain.

Puis, s'élançant pour la seconde fois vers la fenêtre, qu'il ouvrit avec plus de violence encore que la première :

– Mais te tairas-tu, double brute ! cria-t-il ; je ne sais à quoi tient que je ne descende et que je ne t'étrangle de mes propres mains.

– Oh ! sire, dit Mack, ce serait, en vérité, trop d'honneur pour ce manant.

– Vous croyez, baron ? dit le roi reprenant sa bonne humeur. Laissons-le donc vivre et ne nous occupons que d'exterminer les Français. Voyons votre plan, général, voyons-le.

Et il referma la fenêtre avec plus de calme qu'on ne pouvait l'espérer de l'état d'exaspération où l'avait mis le son du cor, et dont heureusement l'avait, comme par miracle, tiré la flatterie banale du général Mack.

– Voyez, messieurs, dit Mack du ton d'un professeur qui enseigne à ses élèves, nos 60, 000 hommes sont divisés en quatre ou cinq points sur cette ligne qui s'étend de Gaete à Aquila.

– Vous savez que nous en avons 65, 000, dit le roi ; ainsi ne vous en gênez pas.

– Je n'en ai besoin que de 60, 000 sire, dit Mack ; mes calculs sont établis sur ce chiffre, et Votre Majesté aurait 100, 000 hommes, que je ne lui prendrais pas un tambour de plus ; d'ailleurs, j'ai les renseignements les plus exacts sur le nombre des Français, ils ont à peine 10, 000 hommes.

– Alors, dit le roi, nous serons six contre un, voilà qui me rassure tout à fait. Dans la campagne de 96 et de 97, les soldats de mon neveu n'étaient que deux contre un, quand ils ont été battus par le citoyen Buonaparte.

– Je n'étais point là, sire, répondit Mack avec le sourire de la suffisance.

– C'est vrai, répondit le roi avec une parfaite simplicité ; il n'y avait là que Beaulieu, Wurmser, Alvinzi et le prince Charles.

– Sire, sire ! murmura la reine en tirant Ferdinand par la basque de sa veste de chasse.

– Bon ! ne craignez rien, dit le roi, je sais à qui j'ai affaire et puis je ne le gratterai que tant qu'il me tendra la tête.

– Je disais donc, reprit Mack, que le gros de nos troupes, vingt mille hommes à peu près, est à San-Germano, et que les quarante mille autres sont campés sur le Tronto, à Sessa, à Tagliacozzo et à Aquila. Dix mille hommes traversent le Tronto et chassent la garnison française d'Ascoli, dont ils s'emparent, et s'avancent sur Fermo par la voie émilienne. Quatre mille hommes sortent d'Aquila, occupent Rieti et se dirigent sur Terni ; cinq ou six mille descendent de Tagliacozzo à Tivoli pour faire des courses dans la Sabine ; huit mille autres partent du camp de Sessa et pénètrent dans les états romains par la voie Appienne ; six mille autres enfin s'embarquent, font voile pour Livourne et coupent la retraite aux Français, qui se retirent par Perugia.

– Qui se retirent par Perugia... Le général Mack ne nous dit pas précisément, comme le citoyen Buonaparte, où il battra l'ennemi ; mais il nous dit par où il se retire.

– Eh bien, si fait, dit Mack triomphant, je vous dis où je bats l'ennemi.

– Ah ! voyons cela, dit le roi, qui paraissait prendre presque autant de plaisir à la guerre qu'il en eût pris à la chasse.

– Avec Votre Majesté et vingt ou vingt-cinq mille hommes, je pars de San-Germano.

– Vous partez de San-Germano avec moi.

– Je marche sur Rome.

– Avec moi toujours.

– Je débouche par les routes de Ceperano et de Frosinone.

– Mauvaises routes, général ! je les connais, j'y ai versé.

– L'ennemi abandonne Rome.

– Vous en êtes sur ?

– Rome n'est point une place qui puisse être défendue.

– Et, quand l'ennemi a abandonné Rome, que fait-il ?

– Il se retire sur Civita-Castellana, qui est une position formidable.

– Ah ! ah ! Et vous l'y laissez, bien entendu ?

– Non pas ; je l'attaque et je le bats.

– Très-bien. Mais si, par hasard, vous ne le battiez pas ?

– Sire, dit Mack en mettant la main sur sa poitrine et en s'inclinant devant le roi, quand j'ai l'honneur de dire à Votre Majesté que je le battrai, c'est comme s'il était battu.

– Alors, tout va bien ! dit le roi.

– Sa Majesté a-t-elle quelques objections à faire sur le plan que je lui ai exposé ?

– Non ; il n'y a absolument qu'un point sur lequel il s'agirait de nous mettre d'accord.

– Lequel, sire ?

– Vous dites, dans votre plan de campagne, que vous partez de San-Germano avec moi ?

– Oui, sire.

– J'en suis donc, moi, de la guerre ?

– Sans doute.

– C'est que vous m'en donnez la première nouvelle. Et quel grade m'offrez-vous dans mon armée ? Ce n'est point indiscret, n'est-ce pas, de vous demander cela ?

– Le suprême commandement, sire ; je serai heureux et fier d'obéir aux ordres de Votre Majesté.

– Le suprême commandement !... Hum !

– Votre Majesté refuserait-elle ?... On m'avait fait espérer cependant...

– Qui cela ?

– Sa Majesté la reine.

– Sa Majesté la reine est bien bonne ; mais Sa Majesté la reine, dans la trop haute opinion qu'elle a toujours eue de moi et qui se manifeste en cette occasion, oublie que je ne suis pas un homme de guerre. à moi le suprême commandement ? continua le roi. Est-ce que San-Nicandro m'a élevé à être un Alexandre ou un Annibal ? est-ce que j'ai été à l'école de Brienne comme le citoyen Buonaparte ? est-ce que j'ai lu Polybe ? est-ce que j'ai lu les Commentaires de César ? est-ce que j'ai lu le chevalier Folard, Montecuculli, le maréchal de Saxe, comme votre frère le prince Charles ? est-ce que j'ai lu tout ce qu'il faut lire, enfin, pour être battu dans les règles ? est-ce que j'ai jamais commandé autre chose que mes Lipariotes ?

– Sire, répondit Mack, un descendant de Henri IV et un petit-fils de Louis XIV sait tout cela sans l'avoir appris.

– Mon cher général, dit le roi, allez conter ces bourdes à un sot, mais pas à moi qui ne suis qu'une bête.

– Oh ! sire ! s'écria Mack étonné d'entendre un roi dire si franchement son opinion sur lui-même.

Mack attendit, Ferdinand se grattait l'oreille.

– Et puis ? demanda Mack voyant que ce que le roi avait à dire ne venait pas tout seul.

Ferdinand parut se décider.

– Une des premières qualités d'un général est d'être brave, n'est-ce pas ?

– Incontestablement.

– Alors, vous êtes brave, vous ?

– Sire !

– Vous êtes sûr d'être brave, n'est-ce pas ?

– Oh !

– Eh bien, moi, je ne suis pas sûr de l'être.

La reine rougit jusqu'aux oreilles ; Mack regarda le roi avec étonnement. Les ministres et les conseillers, qui connaissaient le cynisme du roi, sourirent ; rien ne les étonnait, venant de cette étrange individualité nommée Ferdinand.

– Après cela, continua le roi, peut-être que je me trompe et que je suis brave sans m'en douter ; nous verrons bien.

Se retournant alors vers ses conseillers, ses ministres et ses généraux :

– Messieurs, dit-il, vous avez entendu le plan de campagne du baron ?

Tous firent signe que oui.

– Et tu l'approuves, Ariola ?

– Oui, sire, répondit le ministre de la guerre.

– Tu l'approuves, Pignatelli ?

– Oui, sire.

– Et toi, Colli ?

– Oui, sire.

– Et toi, Parisi ?

– Oui, sire.

Enfin, se tournant vers le cardinal, qui se tenait un peu à l'écart comme il avait fait tout le reste de la séance.

– Et vous, Ruffo ? demanda-t-il.

Le cardinal garda le silence.

Mack avait salué chacune de ces approbations d'un sourire ; il regarda avec étonnement cet homme d'église qui ne se hâtait point d'approuver comme les autres.

– Peut-être, dit la reine, M. le cardinal en avait-il préparé un meilleur ?

– Non, Votre Majesté, répondit le cardinal sans se déconcerter ; car j'ignorais que la guerre fût si instante, et personne ne m'avait fait l'honneur de me demander mon avis.

– Si Votre éminence, dit Mack d'une voix railleuse, a quelques observations à faire, je suis prêt à les écouter.

– Je n'eusse point osé exprimer mon opinion sans la permission de Votre Excellence, répondit Ruffo avec une extrême courtoisie ; mais, puisque Votre Excellence m'y autorise...

– Oh ! faites, faites, éminence, dit Mack en riant.

– Si j'ai bien compris les combinaisons de Votre Excellence, dit Ruffo, voici le but qu'elle se propose dans le plan de campagne qu'elle nous a fait l'honneur d'exposer devant nous...

– Voyons mon but, dit Mack croyant avoir trouvé à son tour quelqu'un à goguenarder.

– Oui, voyons cela, dit Ferdinand, qui donnait d'avance la victoire au cardinal, par la seule raison que la reine le détestait.

La reine frappa du pied avec impatience ; le cardinal vit le mouvement, mais ne s'en préoccupa point ; il connaissait les mauvais sentiments de la reine à son égard, et ne s'en inquiétait que médiocrement ; il continua donc avec une parfaite tranquillité :

– Votre Excellence, en étendant sa ligne, espère, grâce à sa grande supériorité numérique, dépasser les extrémités de la ligne française, l'envelopper, pousser des corps les uns sur les autres, jeter parmi eux la confusion, et, comme la retraite leur sera coupée par la Toscane, les détruire ou les faire prisonniers.

– Je vous eusse expliqué ma pensée, que vous ne l'eussiez pas mieux comprise, monsieur, dit Mack ravi. Je les ferai prisonniers depuis le premier jusqu'au dernier, et pas un Français ne retournera en France pour donner des nouvelles de ses compagnons, aussi vrai que je m'appelle le baron Charles Mack. Avez-vous quelque chose de mieux à proposer ?

– Si j'eusse été consulté, répondit le cardinal, j'eusse du moins proposé autre chose.

– Et qu'eussiez-vous proposé ?

– J'eusse proposé de diviser l'armée napolitaine en trois corps seulement ; j'eusse concentré 25 ou 30, 000 hommes entre Cieti et Terni ; j'eusse envoyé 12, 000 hommes sur la voie émilienne pour combattre l'aile gauche des Français, 10, 000 dans les marais Pontins pour écraser leur aile droite ; enfin, j'en eusse envoyé 8, 000 en Toscane ; j'aurais, par un effort suprême, dans lequel j'eusse mis toute l'énergie dont je me sens capable, tenté d'enfoncer le centre ennemi, de prendre en flanc ses deux ailes, et de les empêcher de se porter mutuellement secours ; pendant ce temps, la légion toscane, recrutée de tout ce que le pays eût pu fournir, eût couru la contrée pour se rapprocher de nous et nous aider selon les circonstances. Cela eût permis à l'armée napolitaine, jeune et inexpérimentée, d'agir par masses, ce qui lui eût donné confiance en elle-même. Voilà, dit Ruffo, ce que j'eusse proposé ; mais je ne suis qu'un pauvre homme d'église, et je m'incline devant l'expérience et le génie du général Mack.

Et, ce disant, le cardinal, qui s'était approché de la table pour indiquer sur la carte les mouvements qu'il eût exécutés, fit un pas en arrière en signe qu'il abandonnait la discussion.

Les généraux se regardèrent avec surprise ; il était évident que Ruffo venait de donner un excellent avis. Mack, en éparpillant trop l'armée napolitaine et la divisant en trop petits corps, exposait ces corps à être battus séparément, fût-ce par des ennemis peu nombreux. Ruffo, au contraire, présentait un plan complétement à l'abri de ce danger.

Mack se mordit les lèvres ; il sentait combien le plan qui venait d'être développé était supérieur au sien.

– Monsieur, dit Mack, le roi est libre encore de choisir entre vous et moi, entre votre plan et le mien ; peut-être, en effet, ajouta-t-il en riant, mais du bout des lèvres, pour faire une guerre que l'on peut appeler la guerre sainte, mieux vaudrait Pierre l'Ermite que Godefroy de Bouillon.

Le roi ne savait pas précisément ce que c'était que Pierre l'Ermite et Godefroy de Bouillon ; mais, tout en raillant Mack personnellement, il ne voulait pas le mécontenter.

– Que dites-vous là, mon cher général ! s'écria-t-il ; je trouve, pour mon compte, votre plan excellent, et vous avez vu que c'était l'avis de ces messieurs, puisque tous l'ont approuvé. Je l'approuve donc de bout en bout et je n'y veux pas changer une étape seulement. Voilà que nous avons l'armée. Bien. Voilà que nous avons le général en chef. Bien, très-bien. Il ne nous manque plus que l'argent. Voyons, Corradino, continua le roi en s'adressant au ministre des finances. Ariola nous a fait voir ses hommes, montre-nous tes écus.

– Eh ! sire, répondit celui que le roi interpellait ainsi à brûle-pourpoint, Votre Majesté sait bien que les dépenses que l'on vient de faire pour équiper et habiller l'armée, ont complétement vidé les caisses de l'état.

– Mauvaise nouvelle, Corradino, mauvaise nouvelle ; j'ai toujours entendu dire que l'argent était le nerf de la guerre. Vous entendez, madame ? pas d'argent !

– Sire, répondit la reine, l'argent ne vous manquera pas plus que ne vous ont manqué l'armée et le général en chef, et nous avons, en attendant mieux, un million de livres sterling à votre disposition.

– Bon ! dit le roi ; et quel est l'alchimiste qui a ainsi l'heureuse faculté de faire de l'or ?

– Je vais avoir l'honneur de vous le présenter, sire, dit la reine en allant à la porte par laquelle elle avait déjà introduit le général Mack.

Puis, s'adressant à une personne encore invisible :

– Votre Grâce, dit-elle, veut-elle avoir la bonté de confirmer au roi ce que je viens d'avoir l'honneur de lui annoncer, c'est-à-dire que, pour faire la guerre aux jacobins, l'argent ne lui manquera pas ?

Tous les yeux se portèrent vers la porte, et Nelson apparut radieux sur le seuil, tandis que, derrière lui, pareille à une ombre élyséenne, s'effaçait la forme légère d'Emma Lyonna, laquelle venait d'acheter par un premier baiser le dévouement de Nelson et les subsides de l'Angleterre.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente