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Chapitre XXXVII
Giovannina

Nos lecteurs doivent remarquer avec quel soin nous les conduisons à travers un pays et des personnages qui leur sont inconnus, afin de garder à la fois à notre récit toute la fermeté de l'ensemble et toute la variété des détails. Cette préoccupation nous a naturellement entraîné dans quelques longueurs qui ne se représenteront plus, maintenant qu'à peu d'individualités près que nous rencontrerons sur notre route, tous nos personnages sont entrés en scène, et, autant qu'il a été en notre pouvoir, ont, par l'action même, exposé leur caractère. Notre avis, au reste, est que la longueur ou la brièveté d'une matière n'est point soumise à une mesure matérielle : ou l'œuvre est intéressante, et, eût-elle vingt volumes, elle semblera courte au public ; ou elle est ennuyeuse, et, eut-elle dix pages seulement, le lecteur fermera la brochure et la jettera loin de lui avant d'en avoir achevé la lecture ; quant à nous, c'est en général nos livres les plus longs, c'est-à-dire ceux dans lesquels il nous a été permis d'introduire un plus grand développement de caractères et une plus longue suite d'événements, qui ont eu le plus de succès et ont été le plus avidement lus.

C'est donc entre des personnages déjà connus du lecteur, ou auxquels il ne nous reste plus que quelques coups de pinceau à donner, que nous allons renouer notre récit, qui semble, au premier coup d'œil, s'être écarté de sa route pour suivre à Rome notre ambassadeur et le comte de Ruvo, écart nécessaire, – on le reconnaîtra plus tard, en revenant à Naples huit jours après le départ d'Ettore Caraffa pour Milan – et du citoyen Garat pour la France.

Nous nous retrouvons donc, vers dix heures du matin, sur le quai de Mergellina, fort encombré de pêcheurs et de lazzaroni, de gens du peuple de toute espèce qui courent, mêlés aux cuisiniers des grandes maisons, vers le marché que vient d'ouvrir en face de son casino, le roi Ferdinand, qui, vêtu en pêcheur, debout derrière une table couverte de poissons, vend lui-même sa pêche ; malgré la préoccupation où l'ont jeté les affaires politiques, malgré l'attente où il est, d'un moment à l'autre, d'une réponse de son neveu l'empereur, malgré la difficulté qu'il éprouve à escompter rapidement la traite de vingt-cinq millions souscrite par sir William Hamilton, et endossée par Nelson au nom de M. Pitt, le roi n'a pas pu renoncer à ses deux grandes distractions, la pêche et la chasse : hier, il a chassé à Persano ; ce matin, il a pêché à Pausilippe.

Parmi la foule qui, attirée par ce spectacle fréquent mais toujours nouveau pour le peuple de Naples, remonte le quai de Mergellina, nous serions tenté de compter notre vieil ami Michele le Fou, qui, hâtons-nous de le dire, n'a rien de commun avec le Michele Pezza que nous avons vu s'élancer dans la montagne après le meurtre de Peppino, mais notre Michele à nous, qui, au lieu de continuer à remonter le quai comme les autres, s'arrête à la petite porte de ce jardin déjà bien connu de nos lecteurs. Il est vrai qu'à la porte de ce jardin se tient debout et appuyée à la muraille, les yeux perdus dans l'azur du ciel, ou plutôt dans le vague de sa pensée, une jeune fille à laquelle sa position secondaire ne nous a permis jusqu'à ce moment de donner qu'une attention secondaire comme sa position.

C'est Giovanna ou Giovannina, la femme de chambre de Luisa San-Felice, appelée plus souvent par abréviation Nina.

Elle représente un type particulier chez les paysans des environs de Naples, une espèce d'hybride humaine que l'on est tout étonné de trouver sous le brûlant soleil du Midi.

C'est une jeune fille de dix-neuf à vingt ans, de taille moyenne, et cependant plutôt grande que petite, parfaitement prise dans sa taille, et à qui le voisinage d'une femme distinguée a donné des goûts de propreté rares dans cette classe du peuple à laquelle elle appartient ; ses cheveux abondants et très-soignés, retenus en chignon par un ruban bleu de ciel, sont de ce blond ardent qui semble la flamme voltigeant sur le front des mauvais anges ; son teint est d'un blanc laiteux parsemé de taches de rousseur qu'elle essaye d'effacer avec les cosmétiques et les essences qu'elle emprunte au cabinet de toilette de sa maîtresse ; ses yeux sont verdâtres et s'irisent d'or comme ceux des chats, dont elle a la prunelle contractile ; ses lèvres sont minces et pâles, mais, à la moindre émotion, deviennent d'un rouge de sang ; elles couvrent des dents irréprochables, dont elle prend autant de soin et dont elle parait aussi fière que si elle était une marquise ; ses mains sans veines sont blanches et froides comme le marbre. Jusqu'à l'époque où nous l'avons fait connaître à nos lecteurs, elle a paru fort attachée à sa maîtresse et ne lui a donné que ces sujets de mécontentement qui tiennent à la légèreté de la jeunesse et aux bizarreries d'un caractère encore mal formé. Si la sorcière Nanno était là et qu'elle examinât sa main comme elle a examiné celle de sa maîtresse, elle dirait que, tout au contraire de Luisa, qui est née sous l'heureuse influence de Vénus et de la Lune, Giovannina est née sous la mauvaise union de la Lune et de Mercure, et que c'est à cette conjonction fatale qu'elle doit les mouvements d'envie qui, parfois, lui serrent le cœur, et les élans d'ambition qui agitent son esprit.

En somme, Giovannina n'est point ce que l'on peut appeler une belle femme, ni une jolie fille ; mais c'est une créature étrange qui attire et fixe le regard de beaucoup de jeunes gens. Ses inférieurs ou ses égaux ont fait attention à elle, mais jamais elle n'a répondu à aucun ; son ambition aspire à s'élever, et vingt fois elle a dit qu'elle aimerait mieux rester fille toute sa vie que d'épouser un homme au-dessous d'elle, ou même de sa condition.

Michele et Giovannina sont de vieilles connaissances ; depuis six ans que Giovannina est chez Luisa San-Felice, ils ont eu occasion de se voir bien souvent ; Michele même, comme les autres jeunes gens, séduit par la bizarrerie physique et morale de la jeune fille, a essayé de lui faire la cour ; mais elle a expliqué sans détour au jeune lazzarone qu'elle n'aimerait jamais qu'un signore, au risque même que le signore qu'elle aimerait ne répondit point à son amour.

Sur quoi, Michele, qui n'est pas le moins du monde platonicien, lui a souhaité toute sorte de prospérités, et s'est tourné du côté d'Assunta, qui, n'ayant point les mêmes prétentions aristocratiques que Nina, s'est parfaitement contentée de Michele, et, comme le frère de lait de Luisa, à part ses opinions politiques un peu exaltées, est un excellent garçon, au lieu d'en vouloir à Giovannina de son refus, il lui a demandé son amitié et offert la sienne ; moins difficile en amitié qu'en amour, Giovannina lui a tendu la main, et la promesse d'une bonne et sincère amitié a été échangée entre le lazzarone et la jeune fille.

Aussi, au lieu de continuer sa route jusqu'au marché royal, Michele, qui, d'ailleurs, venait probablement faire une visite à sa sœur de lait, voyant Giovannina pensive à la porte du jardin, s'arrêta.

– Que fais-tu là à regarder le ciel ? lui demanda-t-il.

La jeune fille haussa les épaules.

– Tu le vois bien, dit-elle, je rêve.

– Je croyais qu'il n'y avait que les grandes dames qui rêvassent, et que nous nous contentions de penser, nous autres ; mais j'oubliais que, si tu n'es pas une grande dame, tu comptes le devenir un jour. Quel malheur que Nanno n'ait pas vu ta main ! elle t'eût probablement prédit que tu serais duchesse, comme elle m'a prédit, à moi, que je serais colonel.

– Je ne suis pas une grande dame pour que Nanno perde son temps à me dire la bonne aventure.

– Est-ce que je suis un grand seigneur, moi ? Elle me l'a bien dite ; il est vrai que c'était probablement pour se moquer de moi.

Giovannina secoua négativement la tête.

– Nanno ne ment pas, dit-elle.

– Alors, je serai pendu ?

– C'est probable.

– Merci ! Et qui te fait croire que Nanno ne ment pas ?

– Parce qu'elle a dit la vérité à madame.

– Comment, la vérité ?

– Ne lui a-t-elle pas fait le portrait du jeune homme qui descendait du Pausilippe ? grand, beau, jeune, vingt-cinq ans ; ne lui a-t-elle pas dit qu'il était épié par quatre, puis par six hommes ? ne lui a-t-elle pas dit que cet inconnu, dont nous avons fait depuis la connaissance, courait un grand danger ? ne lui a-t-elle pas dit, enfin, que ce serait un bonheur pour elle que ce jeune homme fût tué, parce que, s'il n'était pas tué, elle l'aimerait, et que cet amour aurait une influence fatale sur sa destinée ?

– Eh bien ?

– Eh bien, tout cela est arrivé, ce me semble : l'inconnu venait du Pausilippe ; il était jeune, beau ; il avait vingt-cinq ans ; il était suivi par six hommes ; il courait un grand danger, puisqu'il a été blessé presque mortellement à cette porte. Enfin, continua Giovannina avec une imperceptible altération dans la voix, comme la prédiction devait s'accomplir et s'accomplira probablement en tout point, enfin, madame l'aime.

– Que dis-tu là ? fit Michele. Tais-toi donc !

Giovannina regarda autour d'elle.

– Est-ce que quelqu'un nous écoute ? demanda-t-elle.

– Non.

– Eh bien, continua Giovannina, qu'importe, alors ? N'es-tu pas dévoué à ta sœur de lait comme je le suis à ma maîtresse ?

– Si fait, et à la vie à la mort ! elle peut s'en vanter.

– En ce cas, elle aura probablement besoin un jour de toi, comme elle a déjà besoin de moi. Que crois-tu que je fais à cette porte ?

– Tu me l'as dit, tu regardes en l'air.

– N'as-tu pas rencontré le chevalier San-Felice sur ta route ?

– à la hauteur de Pie-di-Grotta ? Oui.

– J'étais là pour voir s'il ne revenait point sur ses pas, comme il l'a fait hier.

– Comment ! il est revenu sur ses pas ? Se douterait-il de quelque chose ?

– Lui ? Pauvre cher seigneur ! il croirait plutôt ce qu'il ne voulait pas croire l'autre jour, que la terre est un morceau détaché du soleil, un jour qu'une comète s'est heurtée contre, que de croire que sa femme le trompe ; d'ailleurs, elle ne le trompe pas ! ... ou du moins pas encore : elle aime le seigneur Salvato, voilà tout ; mais il n'est pas moins vrai que, s'il eût demandé madame, j'eusse été fort embarrassée, car elle est déjà près de son cher blessé, qu'elle ne quitte ni jour ni nuit.

– Alors, elle t'a dit de venir t'assurer que le chevalier San-Felice continuait bien aujourd'hui son chemin vers le palais royal ?

– Oh ! non, Dieu merci ! madame n'en est pas encore là ; mais cela viendra, sois tranquille. Non, je la voyais inquiète, allant, venant, regardant du côte du corridor, puis du côté du jardin, mourant d'envie de se mettre à la fenêtre, mais n'osant. Je lui ai dit alors : « Est-ce que madame ne va pas voir si M. Salvato n'a pas besoin d'elle, depuis deux heures du matin qu'elle l'a quitté ? – Je n'ose, ma chère Nina, a-t-elle répondu ; j'ai peur que mon mari, comme hier, n'ait oublié quelque chose, et tu sais que le docteur Cirillo a dit qu'il était de la plus haute importance que mon mari ignorât la présence de ce jeune homme chez la princesse Fusco. – Oh ! qu'à cela ne tienne, madame, lui ai-je répondu, je puis surveiller la rue, et, si M. le chevalier, par hasard, revenait comme hier, du plus loin que je l'apercevrais, j'accourrais le dire à madame. – Ah ! ma bonne petite Nina, a-t-elle répliqué, tu serais assez gentille pour cela ? – Certainement, lui ai-je répondu, madame ; cela me fera même du bien, j'ai besoin d'air. » Et je suis venue me planter en sentinelle à cette porte, où j'ai le plaisir de faire la conversation avec toi, tandis que madame a celui de faire la conversation avec son blessé.

Michele regarda Giovannina avec un certain étonnement ; il y avait quelque chose d'amer dans les paroles et de strident dans la voix de la jeune fille.

– Et lui, demanda-t-il, le jeune homme, le blessé ?

– J'entends bien.

– Est-il amoureux d'elle ?

– Lui ? Je crois bien ! Il la dévore des yeux. Aussitôt qu'elle quitte la chambre, ses paupières se ferment comme s'il n'avait plus besoin de rien voir, pas même le jour. Le médecin, M. Cirillo, celui qui défend que les maris sachent que leurs femmes soignent de beaux jeunes gens blessés, M. Cirillo a beau lui défendre de parler, M. Cirillo a beau lui dire que, s'il parle, il risque de se rompre quelque chose dans le poumon, ah ! pour cela, on ne lui obéit pas comme pour l'autre chose. à peine sont-ils seuls, qu'ils se mettent à parler sans s'arrêter une minute.

– Et de quoi parlent-ils ?

– Je n'en sais rien.

– Comment ! tu n'en sais rien ? Ils t'éloignent donc ?

– Non, tout au contraire, madame presque toujours me fait signe de rester.

– Ils parlent tout bas, alors ?

– Non, ils parlent tout haut, mais anglais ou français. Le chevalier est un homme de précaution, ajouta Nina avec un petit rire saccadé ; il a appris deux langues étrangères à sa femme, afin qu'elle pût librement parler de ses affaires avec les étrangers et que les gens de la maison n'y comprissent rien ; aussi, madame en use.

– J'étais venu pour voir Luisa, dit Michele ; mais, d'après ce que tu me dis, je la dérangerais probablement ; je me contenterai donc de souhaiter que toutes choses tournent mieux pour elle et pour moi que ne l'a prédit Nanno.

– Non pas, tu resteras, Michele ; la dernière fois que tu es venu, elle m'a grondé de t'avoir laissé partir sans la voir ; il parait que le blessé, lui aussi, veut te remercier.

– Ma foi ! je ne serais pas fâché de lui dire deux mots de compliments de mon côté ; c'est un rude gaillard, et le beccaïo sait ce que pèse son bras.

– Alors, entrons, et, comme il n'y a plus de danger que le chevalier revienne, je vais prévenir madame que tu es là.

– Tu m'assures que ma visite ne la contrariera point ?

– Je te dis qu'elle lui fera plaisir.

– Alors, entrons.

Et les deux jeunes gens disparurent dans le jardin pour reparaître bientôt au haut du perron et disparaître de nouveau dans la maison.

Comme l'avait dit Nina, depuis une demi-heure déjà, à peu près, sa maîtresse était entrée dans la chambre du blessé.

De sept heures du matin, heure à laquelle elle se levait, jusqu'à dix heures, heure à laquelle son mari quittait la maison, quoique Luisa ne cessât point un instant d'avoir le malade présent à sa pensée, elle n'osait lui faire aucune visite, ce temps étant complétement consacré à ces soins du ménage que nous l'avons vue négliger le jour de la visite de Cirillo, et qu'elle avait jugé imprudent de ne pas reprendre depuis ; en échange, elle ne quittait plus Salvato une minute de dix heures du matin à deux heures de l'après-midi, moment où, on se le rappelle, son mari avait l'habitude de rentrer ; après dîner, vers quatre heures, le chevalier San-Felice passait dans son cabinet et y demeurait une heure ou deux.

Pendant une heure au moins, Luisa tranquille, et sous prétexte de changer quelque chose à sa toilette, était censée demeurer, elle aussi, dans sa chambre ; mais, légère comme un oiseau, elle était toujours dans le corridor et trouvait moyen de faire trois ou quatre visites au blessé, lui recommandant, à chacune de ces visites, le repos et la tranquillité ; puis, de sept à dix heures, moment des visites ou de la promenade, elle abandonnait de nouveau Salvato, qui restait sous la garde de Nina et qu'elle venait retrouver vers onze heures, c'est-à-dire aussitôt que son mari était rentré dans sa chambre ; elle restait jusqu'à deux heures du matin à son chevet ; à deux heures du matin, elle passait chez elle, d'où elle ne sortait plus qu'à sept heures, comme nous l'avons dit.

Tout s'était passé ainsi et sans la moindre variation depuis le jour de la première visite de Cirillo, c'est-à-dire depuis neuf jours.

Quoique Salvato attendît avec une impatience toujours nouvelle le moment où apparaissait Luisa, il semblait, ce jour-là, les yeux fixés sur la pendule, attendre la jeune femme avec une impatience plus grande que jamais.

Si léger que fût le pas de la belle visiteuse, l'oreille du blessé était si accoutumée à reconnaître ce pas et surtout la manière dont Luisa ouvrait la porte de communication, qu'au premier craquement de cette porte et au premier froissement d'une certaine pantoufle de satin sur le carreau, le sourire, absent de ses lèvres depuis le départ de Luisa, revenait entr'ouvrir ses lèvres, et ses yeux se tournaient vers cette porte et s'y arrêtaient avec la même fixité que la boussole sur l'étoile du nord.

Luisa parut enfin.

– Oh ! lui dit-il, vous voilà donc ! Je tremblais que, craignant quelque retour inattendu comme celui d'hier, vous ne vinssiez plus tard. Dieu merci ! aujourd'hui comme toujours, et à la même heure que toujours, vous voilà !

– Oui, me voilà, grâce à notre bonne Nina, qui, d'elle-même, m'a offert de descendre et de veiller à la porte. Comment avez-vous passé la nuit ?

– Très-bien ! Seulement, dites-moi...

Salvato prit les deux mains de la jeune femme debout près de son lit, et, se soulevant pour se rapprocher d'elle, il la regarda fixement.

Luisa, étonnée et ne sachant ce qu'il allait lui demander, le regarda de son côté. Il n'y avait rien dans le regard du jeune homme qui pût lui faire baisser les yeux ; ce regard était tendre, mais plus interrogateur que passionné.

– Que voulez-vous que je vous dise ? demanda-t-elle.

– Vous êtes sortie de ma chambre hier à deux heures du matin, n'est-ce pas ?

– Oui.

– Y êtes-vous rentrée après en être sortie ?

– Non.

– Non ? Vous dites bien non ?

– Je dis bien non.

– Alors, dit le jeune homme se parlant à lui-même, c'est elle !

– Qui, elle ? demanda Luisa plus étonnée que jamais.

– Ma mère, répliqua le jeune homme, dont les yeux prirent une expression de vague rêverie, et dont la tête s'abaissa sur sa poitrine avec un soupir qui n'avait rien de douloureux ni même de triste.

à ces mots : « Ma mère, » Luisa tressaillit.

– Mais, lui demanda Luisa, votre mère est morte ?

– N'avez-vous pas entendu dire, chère Luisa, répondit le jeune homme sans que ses yeux perdissent rien de leur rêverie, qu'il était, parmi les hommes, sans qu'on pût les reconnaître à des signes extérieurs, sans qu'eux-mêmes se rendissent compte de leur pouvoir, des êtres privilégiés qui avaient la faculté de se mettre en rapport avec les esprits ?

– J'ai entendu quelquefois le chevalier San-Felice raisonner de cela avec des savants et des philosophes allemands, qui donnaient ces communications entre les habitants de ce monde et ceux d'un monde supérieur comme des preuves en faveur de l'immortalité de l'âme ; ils nommaient ces individus des voyants, ces intermédiaires des médiums.

– Ce qu'il y a d'admirable en vous, dit Salvato, c'est que, sans que vous vous en doutiez, Luisa, sous la grâce de la femme, vous avez l'éducation d'un érudit et la science d'un philosophe ; il en résulte qu'avec vous, on peut parler de toutes choses, même des choses surnaturelles.

– Alors, fit Luisa très-émue, vous croyez que cette nuit... ?

– Je crois que, cette nuit, si ce n'est point vous qui êtes entrée dans ma chambre et qui vous êtes penchée sur mon lit, je crois que j'ai été visité par ma mère.

– Mais, mon ami, demanda Luisa frissonnante, comment vous expliquez-vous l'apparition d'une âme séparée de son corps ?

– Il y a des choses qui ne s'expliquent pas, Luisa, vous le savez bien. Hamlet ne dit-il point, au moment où vient de lui apparaître l'ombre de son père : There are more things in heaven and earth, Horatio, than there are dreamt of in your philosophy ?... Eh bien, Luisa, c'est d'un de ces mystères que je vous parle.

– Mon ami, dit Luisa, savez-vous que parfois vous m'effrayez ?

Le jeune homme lui serra la main et la regarda de son plus doux regard.

– Et comment puis-je vous effrayer, lui demanda-t-il, moi qui donnerais pour vous la vie que vous m'avez sauvée ? Dites-moi cela.

– C'est que, continua la jeune femme, vous me faites parfois l'effet de n'être point un être de ce monde.

– Le fait est, répliqua Salvato en riant, que j'ai bien manqué d'en sortir avant d'y être entré.

– Serait-il donc vrai, comme le disait la sorcière Nanno, demanda en pâlissant la jeune femme, que vous fussiez né d'une morte ?

– La sorcière vous a dit cela ? demanda le jeune homme en se soulevant étonné sur son lit.

– Oui ; mais ce n'est pas possible, n'est-ce pas ?

– La sorcière vous a dit la vérité, Luisa ; c'est une histoire que je vous raconterai un jour, mon amie.

– Oh ! oui, et que j'écouterai avec toutes les fibres de mon cœur.

– Mais plus tard.

– Quand vous voudrez.

– Aujourd'hui, continua le jeune homme en retombant sur son lit, ce récit dépasserait mes forces ; mais, comme je vous le dis, tiré violemment du sein de ma mère, les premières palpitations de ma vie se sont mêlées aux derniers tressaillements de sa mort, et un étrange lien a continué, en dépit du tombeau, de nous attacher l'un à l'autre. Or, soit hallucination d'un esprit surexcité, soit apparition réelle, soit qu'enfin, dans certaines conditions anormales, les lois qui existent pour les autres hommes n'existent pas pour ceux qui sont nés en dehors de ces lois, de temps en temps, – j'ose à peine dire cela, tant la chose est improbable ! – de temps en temps, ma mère, sans doute parce qu'elle fut en même temps sainte et martyre, de temps en temps, ma mère obtient de Dieu la permission de me visiter.

– Que dites-vous là ! murmura Luisa, toute frissonnante.

– Je vous dis ce qui est, mais ce qui est pour moi n'est peut-être pas pour vous, et cependant je n'ai pas vu seul cette chère apparition.

– Une autre que vous l'a vue ? s'écria Luisa.

– Oui, une femme bien simple, une paysanne, incapable d'inventer une semblable histoire : ma nourrice.

– Votre nourrice a vu l'ombre de votre mère ?

– Oui ; voulez-vous que je vous raconte cela ? demanda le jeune homme en souriant.

Pour toute réponse, Luisa saisit les deux mains du blessé et le regarda avidement.

– Nous demeurions en France, – car, si ce n'est point en France que mes yeux se sont ouverts, c'est là qu'ils ont commencé à voir ; – nous habitions au milieu d'une grande forêt ; mon père m'avait donné une nourrice d'un village distant d'une lieue et demie ou deux lieues de la maison que nous habitions. Une après-midi, elle alla demander à mon père la permission de faire une course pour voir son enfant, qu'on lui avait dit être malade ; c'était celui-là même qu'elle avait sevré pour me donner sa place ; non-seulement mon père le lui permit, mais encore il voulut l'accompagner pour visiter son enfant avec elle ; on me donna à boire, on me coucha dans mon berceau, et, comme je ne me réveillais jamais qu'à dix heures du soir, et que mon père, avec son cabriolet, ne mettait qu'une heure et demie pour aller au village et revenir à la maison, mon père ferma la porte, mit la clef dans sa poche, fit monter la nourrice près de lui et partit tranquille.

» L'enfant n'avait qu'une légère indisposition ; mon père rassura la bonne femme, laissa une ordonnance au mari et un louis pour être sûr que l'ordonnance serait suivie, et s'en allait revenir à la maison en y ramenant la nourrice, lorsqu'un jeune homme éploré vint tout à coup lui dire que son père, un garde de la forêt, avait été grièvement blessé la nuit précédente par un braconnier. Mon père ne savait point ce que c'était que de repousser un semblable appel ; il remit la clef de la maison à la nourrice et lui recommanda de revenir sans perdre un instant, d'autant plus que le temps devenait orageux.

» La nourrice partit. Il était sept heures du soir ; elle promit d'être avant huit heures à la maison, et mon père s'en alla de son côté, après lui avoir vu prendre le chemin qui devait la ramener près de moi. Pendant une demi-heure, tout alla bien ; mais alors le temps s'obscurcit tout à coup, le tonnerre gronda et un orage terrible éclata, mêlé d'éclairs et de pluie. Par malheur, au lieu de suivre le chemin frayé, la bonne femme prit, afin d'arriver plus vite à la maison, un sentier qui raccourcissait la distance, mais que la nuit rendait plus difficile ; un loup qui, effrayé lui-même par l'orage, croisa son chemin, lui fit peur ; elle se jeta de côté, s'enfuit, s'engagea dans un taillis, s'y égara, et, de plus en plus épouvantée par l'orage, erra au hasard, appelant, pleurant, criant, mais n'ayant pour réponse à ses cris que ceux des chouettes et des hiboux.

» Folle, éperdue, elle erra ainsi pendant trois heures, se heurtant aux arbres, buttant contre les souches à fleur de terre, roulant dans les ravins perdus dans l'obscurité, et entendant successivement, au milieu des grondements du tonnerre, sonner neuf heures, dix heures, onze heures ; enfin, comme le premier coup de minuit tintait, un éclair lui fit voir à cent pas d'elle notre maison tant cherchée, et, quand l'éclair fut éteint, quand la forêt fut retombée dans les ténèbres, elle continua d'être guidée par une lumière qui venait de la chambre où était mon berceau : elle crut que mon père était revenu avant elle et doubla le pas ; mais comment était-il rentré, puisqu'il lui avait donné la clef ? En avait-il une seconde ? Ce fut sa pensée ; et, trempée par la pluie, meurtrie par les chutes, aveuglée par les éclairs, elle ouvrit la porte, la repoussa derrière elle, croyant la fermer, monta rapidement l'escalier, traversa la chambre de mon père et ouvrit la porte de la mienne.

» Mais, sur le seuil, elle s'arrêta en poussant un cri...

– Mon ami ! mon ami ! s'écria Luisa en serrant les mains du jeune homme.

– Une femme vêtue de blanc était debout près de mon lit, continua le jeune homme d'une voix altérée, murmurant tout bas un de ces chants maternels avec lesquels on endort les enfants, et me berçant de la main en même temps que de la voix. Cette femme, jeune, belle, seulement le visage couvert d'une mortelle pâleur, avait une tache rouge au milieu du front.

» La nourrice s'adossa au chambranle de la porte pour ne pas tomber ; les jambes lui manquaient.

» Elle avait bien compris qu'elle était en face d'un être surnaturel et bienheureux, car la lumière qui éclairait la chambre émanait de lui ; d'ailleurs, peu à peu les contours de l'apparition, parfaitement accusés d'abord s'effacèrent, les traits du visage devinrent moins distincts, les chairs et les vêtements, aussi pâles les uns que les autres, se confondirent en perdant leurs reliefs ; le corps devint nuage, le nuage se transforma en vapeur, enfin la vapeur s'évanouit à son tour, laissant après elle l'obscurité la plus profonde, et, dans cette obscurité, un parfum inconnu.

» En ce moment, mon père rentrait lui-même ; la nourrice l'entendit, et, plus morte que vive, l'appela. Il monta à sa voix, alluma une bougie, trouva la bonne femme au même endroit, tremblante, le front ruisselant de sueur, pouvant à peine respirer.

» Rassurée par la présence de mon père et par la lumière de la bougie, elle s'élança vers mon berceau et me prit entre ses bras : je dormais paisiblement. Pensant que je n'avais rien pris depuis quatre heures de l'après-midi et que je devais avoir faim, elle me donna son sein, mais je refusai de le prendre.

» Alors, elle raconta tout à mon père, qui ne comprenait rien à cette obscurité, à son agitation, à ses terreurs, et surtout à ce parfum mystérieux qui flottait dans l'appartement.

» Mon père l'écouta avec attention, en homme qui, ayant essayé de les sonder tous, ne s'étonne d'aucun des mystères de la nature, et, quand elle en vînt à faire le portrait de la femme qui chantait en balançant mon berceau et qu'elle lui dit que cette femme avait une tache rouge au milieu du front, il se contenta de répondre :

» – C'était sa mère.

» Plus d'une fois, continua le blessé d'une voix plus altérée, il me raconta la chose depuis, et cet esprit fort et puissant ne doutait point qu'à mes cris l'ombre bienheureuse n'eût obtenu de Dieu la permission de redescendre du ciel pour apaiser la faim et les cris de son enfant.

– Et depuis, demanda Luisa pâle et frissonnante elle-même, vous dites que vous l'avez vue ?

– Trois fois, répondit le jeune homme. La première, c'était pendant la nuit qui précéda le jour où je la vengeai : je la vis s'avancer vers mon lit avec cette tache rouge au milieu du front ; elle s'inclina sur moi pour m'embrasser, je sentis le contact de ses lèvres froides, et quelque chose qui ressemblait à une larme tomba sur mon front au moment où elle se relevait ; je voulus alors la saisir entre mes bras et la retenir, mais elle disparut. Je m'élançai hors du lit, je courus dans la chambre de mon père ; une bougie brûlait, je m'approchai d'une glace ; ce que j'avais pris pour une larme, c'était une goutte de sang qui était tombée de sa blessure ; mon père, réveillé par moi, écouta mon récit tranquillement et me dit en souriant :

» – Demain, la blessure sera fermée. »

Le lendemain, j'avais tué le meurtrier de ma mère.

Luisa, épouvantée, cacha sa tête dans l'oreiller du blessé.

– Deux fois depuis cette nuit, je l'ai revue, continua Salvato d'une voix presque éteinte ; mais, comme elle était vengée, la tache de sang avait disparu de son front.

Soit fatigue, soit émotion, en achevant ce récit, bien long pour ses forces, Salvato retomba pâle et épuisé sur son chevet.

Luisa poussa un cri.

Le blessé, la bouche haletante et les yeux fermés, était retombé sur son lit.

Luisa s'élança vers la porte, et, en l'ouvrant, faillit renverser Nina, qui écoutait, l'oreille collée à cette porte.

Mais elle ne fit qu'une légère attention à cet incident.

– L'éther ! demanda-t-elle, l'éther ! Il se trouve mal.

– L'éther est dans la chambre de madame, répondit Nina.

Luisa ne fit qu'un bond jusqu'à sa chambre, mais chercha vainement ; lorsqu'elle revint près du blessé, Giovannina soutenait la tête de Salvato sur son bras, et, en la pressant contre sa poitrine, lui faisait respirer le flacon.

– Ne m'en veuillez pas, madame, lui dit Nina, le flacon était sur la cheminée derrière la pendule ; en vous voyant si troublée, j'ai moi-même perdu la tête ; mais tout est pour le mieux ; voici M. Salvato qui revient à lui.

En effet, le jeune homme rouvrit les yeux, et ses yeux, en se rouvrant, cherchaient Luisa.

Giovannina, qui vit la direction de son regard, reposa doucement la tête du blessé sur l'oreiller et gagna l'embrasure d'une fenêtre, où elle essuya une larme, tandis que Luisa revenait prendre sa place au chevet du malade, et que Michele, passant sa tête par la porte restée entr'ouverte, demandait :

– As-tu besoin de moi, petite sœur ?

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