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Chapitre III
Le passé de lady Hamilton

Dans le court et insuffisant portrait que nous avons essayé de tracer d'Emma Lyonna, nous avons dit : l'étrange passé de cette femme, et, en effet, nulle destinée ne fut plus extraordinaire que celle-là ; jamais passé ne fut tout à la fois plus sombre et plus éblouissant que le sien ; elle n'avait jamais su ni son âge précis, ni le lieu de sa naissance ; au plus loin que sa mémoire pouvait atteindre, elle se voyait enfant de trois ou quatre ans, vêtue d'une pauvre robe de toile, marchant pieds nus par une route de montagne, au milieu des brouillards et de la pluie d'un pays septentrional, s'attachant de sa petite main glacée aux vêtements de sa mère, pauvre paysanne qui la prenait entre ses bras lorsqu'elle était trop fatiguée, ou qu'il lui fallait traverser les ruisseaux qui coupaient le chemin.

Elle se souvenait d'avoir eu faim et froid dans ce voyage.

Elle se souvenait encore que, lorsqu'on traversait une ville, sa mère s'arrêtait devant la porte de quelque riche maison ou devant la boutique d'un boulanger ; que, là, d'une voix suppliante, elle demandait ou quelque pièce de monnaie qu'on lui refusait souvent, ou un pain qu'on lui donnait presque toujours.

Le soir, l'enfant et la mère faisaient halte à quelque ferme isolée et demandaient l'hospitalité, qu'on leur accordait, soit dans la grange, soit dans l'étable ; les nuits où l'on permettait aux deux pauvres voyageuses de coucher dans une étable étaient des nuits de fête ; l'enfant se réchauffait rapidement à la douce haleine des animaux, et presque toujours, le matin, avant de se remettre en route, recevait, ou de la fermière ou de la servante qui venait traire les vaches, un verre de lait tiède et mousseux, douceur à laquelle elle était d'autant plus sensible qu'elle y était peu accoutumée.

Enfin la mère et la fille atteignirent la petite ville de Flint, but de leur course ; c'était là qu'étaient nés la mère d'Emma et John Lyons, son père. Ce dernier avait, cherchant du travail, quitté le comté de Flint pour celui de Chester ; mais le travail avait été peu productif. John Lyons était mort jeune et pauvre ; et sa veuve revenait à la terre natale pour voir si la terre natale lui serait hospitalière ou marâtre.

Dans des souvenirs plus rapprochés de trois ou quatre ans, Emma se revoyait au penchant d'une colline gazonneuse et fleurie, faisant paître, pour une fermière des environs, chez laquelle sa mère était servante, un troupeau de quelques moutons, et séjournant de préférence près d'une source limpide, où elle se regardait complaisamment, couronnée par elle-même des fleurs champêtres qui s'épanouissaient autour d'elle.

Deux ou trois ans plus tard, et comme elle devait atteindre sa dixième année, quelque chose d'heureux était arrivé dans la famille. Un comte d'Halifax, qui sans doute, dans un de ses caprices aristocratiques, avait trouvé la mère d'Emma encore belle, envoya une petite somme dont partie était destinée au bien-être de la mère, partie à l'éducation de l'enfant ; et Emma se souvenait d'avoir été conduite dans une pension de jeunes filles dont l'uniforme était un chapeau de paille, une robe bleu de ciel et un tablier noir.

Elle resta deux ans dans cette pension, y apprit à lire et à écrire, y étudia les premiers éléments de la musique et du dessin, arts dans lesquels, grâce à son admirable organisation, elle faisait de rapides progrès, lorsqu'un matin sa mère vint la chercher. Le comte d'Halifax était mort et avait oublié les deux femmes dans son testament. Emma ne pouvait plus rester en pension, la pension n'étant plus payée ; il fallut que l'ex-pensionnaire se décidât à entrer comme bonne d'enfants dans la maison d'un certain Thomas Hawarden, dont la fille, en mourant jeune et veuve, avait laissé trois enfants orphelins.

Une rencontre qu'elle fit en promenant les enfants au bord du golfe décida de sa vie. Une célèbre courtisane de Londres, nommée miss Arabell, et un peintre d'un grand talent, son amant du jour, s'étaient arrêtés, le peintre pour faire le croquis d'une paysanne du pays de Galles, et miss Arabell pour lui regarder faire ce croquis.

Les enfants que conduisait Emma s'avancèrent curieusement et se haussèrent sur la pointe du pied pour voir ce que faisait le peintre. Emma les suivit ; le peintre, en se retournant, l'aperçut et jeta un cri de surprise : Emma avait treize ans, et jamais le peintre n'avait rien vu de si beau.

Il demanda qui elle était, ce qu'elle faisait. Le commencement d'éducation qu'avait reçu Emma Lyonna lui permit de répondre à ces questions avec une certaine élégance. Il s'informa combien elle gagnait à soigner les enfants de M. Hawarden ; elle lui répondit qu'elle était vêtue, nourrie, logée, et recevait dix schellings par mois.

– Venez à Londres, lui dit le peintre, et je vous donnerai cinq guinées chaque fois que vous consentirez à me laisser faire un croquis d'après vous.

Et il lui tendit une carte sur laquelle étaient écrits ces mots : « Edward Rowmney, Cavendish square, n° 8, » en même temps que miss Arabell tirait de sa ceinture une petite bourse contenant quelques pièces d'or et la lui offrait.

La jeune fille rougit, prit la carte, la mit dans sa poitrine ; mais, instinctivement, elle repoussa la bourse.

Et, comme miss Arabell insistait, lui disant que cet argent servirait à son voyage de Londres :

– Merci, madame, dit Emma ; si je vais à Londres, j'irai avec les petites économies que j'ai déjà faites et celles que je ferai encore.

– Sur vos dix schellings par mois ? demanda miss Arabell en riant.

– Oui, madame, répondit simplement la jeune fille.

Et tout finit là.

Quelques mois après, le fils de M. Hawarden, M. James Hawarden, célèbre chirurgien de Londres, vint voir son père ; lui aussi fut frappé de la beauté d'Emma Lyonna, et, pendant tout le temps qu'il resta dans la petite ville de Flint, il fut bon et affectueux pour elle ; seulement, il ne l'exhorta point comme Rowmney à venir à Londres.

Au bout de trois semaines de séjour chez son père, il partit, laissant deux guinées pour la petite bonne d'enfants en récompense des soins qu'elle donnait à ses neveux.

Emma les accepta sans répugnance.

Elle avait une amie ; cette amie s'appelait Fanny Strong et avait elle-même un frère qui s'appelait Richard.

Emma ne s'était jamais informée de ce que faisait son amie, quoiqu'elle fût mieux mise que ne semblait le permettre sa fortune ; sans doute croyait-elle qu'elle prélevait sa toilette sur les bénéfices interlopes de son frère, qui passait pour un contrebandier.

Un jour qu'Emma – elle avait alors près de quatorze ans – s'était arrêtée devant la boutique d'un marchand de glaces pour se regarder dans un grand miroir servant de montre au magasin, elle se sentit toucher à l'épaule.

C'était son amie, Fanny Strong, qui la tirait ainsi de son extase.

– Que fais-tu là ? lui demanda-t-elle.

Emma rougit sans répondre. En répondant vrai, elle eut dû dire : « Je me regardais et me trouvais belle. »

Mais Fanny Strong n'avait pas besoin de réponse pour savoir ce qui se passait dans le cœur d'Emma.

– Ah ! dit-elle en soupirant, si j'étais aussi jolie que toi, je ne resterais pas longtemps dans cet horrible pays.

– Où irais-tu ? lui demanda Emma.

– J'irais à Londres, donc ! Tout le monde dit qu'avec une jolie figure, on fait fortune à Londres. Vas-y, et, quand tu seras millionnaire, tu me prendras pour ta femme de chambre.

– Veux-tu que nous y allions ensemble ? demanda Emma Lyonna.

– Volontiers ; mais comment faire ? Je ne possède pas six pence, et je ne crois pas Dick beaucoup plus riche que moi.

– Moi, dit Emma, j'ai près de quatre guinées.

– C'est plus qu'il ne nous faut pour toi, moi et Dick ! s'écria Fanny.

Et le voyage fut résolu.

Le lundi suivant, sans rien dire à personne, les trois fugitifs prirent, à Chester, la diligence de Londres.

En arrivant au bureau où descendait la diligence de Chester, Emma partagea les vingt-deux schellings qui lui restaient entre Fanny Strong et elle.

Fanny Strong et son frère avaient l'adresse d'une auberge où logeaient les contrebandiers ; c'était dans la petite rue de Villiers, aboutissant d'un côté à la Tamise et de l'autre au Strand, qu'était située cette auberge. Emma laissa Dick et Fanny chercher leur logement ; elle prit une voiture et se fit conduire Cavendish square, n° 8.

Edward Rowmney était absent ; on ne savait pas où il était ni quand il reviendrait ; on le croyait en France, et on ne l'attendait pas avant deux mois.

Emma resta étourdie. Cette éventualité si naturelle de l'absence de Rowmney ne s'était pas même présentée à son esprit. Une lueur lui traversa le cerveau ; elle pensa à M. James Hawarden, le célèbre chirurgien qui, en quittant la maison de son père, avait, avec tant de bonté, laissé les deux guinées qui avaient servi à payer la majeure partie des dépenses du voyage.

Il ne lui avait pas donné son adresse ; mais deux ou trois fois elle avait porté à la poste les lettres qu'il écrivait à sa femme.

Il demeurait Leicester square, n° 4.

Elle remonta en voiture, se fit conduire à Leicester square, peu distant de Cavendish square, frappa en tremblant à la porte. Le docteur était chez lui.

Elle trouva le digne homme tel qu'elle l'espérait ; elle lui dit tout, et il eut pitié, promit de s'employer à la protéger, et, en attendant, il la reçut sous son toit, l'admit à sa table, et la donna pour demoiselle de compagnie à mistress Hawarden.

Un matin, il annonça à la jeune fille qu'il avait trouvé pour elle une place dans un des premiers magasins de bijouterie de Londres ; mais, la veille du jour où Emma devait entrer dans ce magasin, il voulut lui faire la fête de la conduire au spectacle.

La toile, en se levant devant elle au théâtre de Drury-Lane, lui montra un monde inconnu ; on jouait Roméo et Juliette, ce rêve d'amour qui n'a son pareil dans aucune langue ; elle rentra folle, éblouie, enivrée ; elle passa la nuit sans dormir une seule seconde, essayant de se rappeler quelques fragments des deux merveilleuses scènes du balcon.

Le lendemain, elle entra dans son magasin ; mais, avant d'y entrer, elle demanda à M. Hawarden où elle pourrait acheter la pièce qu'elle avait vu représenter la veille. M. Hawarden alla à sa bibliothèque, y prit un Shakspeare complet et le lui donna.

Au bout de trois jours, elle savait par cœur le rôle de Juliette ; elle rêvait par quels moyens elle pourrait retourner au théâtre et s'enivrer une seconde fois de ce doux poison que forme le magique mélange de l'amour et de la poésie ; elle voulait à tout prix rentrer dans ce monde enchanté qu'elle n'avait qu'entrevu, lorsqu'un splendide équipage s'arrêta devant la porte du magasin. Une femme en descendit, entra de ce pas dominateur que donne la richesse. Emma jeta un cri de surprise : elle avait reconnu miss Arabell.

Miss Arabell, de son côté, la reconnut, ne dit rien, acheta pour sept ou huit cents livres sterling de bijoux, et invita le marchand à lui envoyer ses emplettes par sa nouvelle demoiselle de magasin, indiquant l'heure à laquelle elle serait rentrée.

La nouvelle demoiselle de magasin, c'était Emma.

à l'heure dite, on la fit monter en voiture avec les écrins, et on l'envoya à l'hôtel de miss Arabell.

La belle courtisane l'attendait ; sa fortune était au comble : elle était la maîtresse du prince régent, âgé de dix-sept ans à peine.

Elle se fit tout raconter par Emma, puis, lui demanda si, en attendant le retour de Rowmney, elle ne préférait pas rester chez elle pour la distraire dans ses heures d'ennui, plutôt que de retourner au magasin. Emma ne demanda qu'une chose, ce fut s'il lui serait permis d'aller au théâtre. Miss Arabell lui répondit que, tous les jours où elle n'irait point au spectacle elle-même, sa loge serait à sa disposition.

Puis elle envoya payer les bijoux et fit dire qu'elle gardait Emma. Le joaillier dont miss Arabell était une des meilleures pratiques, n'eut garde de se brouiller avec elle pour si peu de chose.

Par quel étrange caprice la courtisane à la mode conçut-elle cet imprudent désir, cet inconcevable caprice, d'avoir cette belle créature auprès d'elle ? Les ennemis de miss Arabell – et sa haute fortune lui en avait fait beaucoup – donnèrent à cette fantaisie une explication que la Phryné anglaise, convertie en Sappho, ne se donna pas même la peine de démentir.

Pendant deux mois, Emma resta chez la belle courtisane, lut tous les romans qui lui tombèrent sous la main, fréquenta tous les théâtres, et, rentrée dans sa chambre, répéta tous les rôles qu'elle avait entendus, mima tous les ballets auxquels elle avait assisté ; ce qui n'était pour les autres qu'une récréation devenait pour elle une occupation de toutes les heures ; elle venait d'atteindre sa quinzième année, elle était dans toute la fleur de sa jeunesse et de sa beauté ; sa taille souple, harmonieuse, se pliait à toutes les poses, et par ses ondulations naturelles, atteignait les artifice des plus habiles danseuses. Quant à son visage, qui, malgré les vicissitudes de la vie, conserva toujours les couleurs immaculées de l'enfance, le velouté virginal de la pudeur, doué par l'impressionnabilité de sa physionomie d'une suprême mobilité, il devenait, dans la mélancolie une douleur, dans la joie un éblouissement. On eût dit que la candeur de l'âme transparaissait sous la pureté des traits, si bien qu'un grand poëte de notre époque, hésitant à ternir ce miroir céleste, a dit, en parlant de sa première faute : « Sa chute ne fut point dans le vice, mais dans l'imprudence et la bonté. »

La guerre que l'Angleterre soutenait, à cette époque, contre les colonies américaines, était dans sa plus grande activité et la presse s'exerçait dans toute sa rigueur. Richard, le frère de Fanny, pour nous servir du terme consacré, Richard fut pressé et fait marin malgré lui. Fanny accourut réclamer l'assistance de son amie ; elle la trouvait si belle, qu'elle était convaincue que personne ne pourrait résister à sa prière ; Emma fut suppliée d'exercer sa séduction sur l'amiral John Payne.

Emma sentit se révéler sa vocation tentatrice ; elle revêtit sa robe la plus élégante et alla avec son amie trouver l'amiral : elle obtint ce qu'elle demandait ; mais l'amiral, lui aussi, demanda, et Emma paya la liberté de Dick, sinon de son amour, du moins de sa reconnaissance.

Emma Lyonna, maîtresse de l'amiral Payne, eut une maison à elle, des domestiques à elle, des chevaux à elle ; mais cette fortune eut l'éclat et la rapidité d'un météore : l'escadre partit, et Emma vit le vaisseau de son amant lui enlever, en disparaissant à l'horizon, tous ses songes dorés.

Mais Emma n'était pas femme à se tuer comme Didon pour un volage énée. Un des amis de l'amiral, sir Harry Fatherson, riche et beau gentleman, offrit à Emma de la maintenir dans la position où il l'avait trouvée. Emma avait fait le premier pas sur le brillant chemin du vice ; elle accepta, devint, pendant une saison entière, la reine des chasses, des fêtes et des danses ; mais, la saison finie, oubliée de son second amant, avilie par un second amour, elle tomba peu à peu dans une telle misère, qu'elle n'eut plus pour ressource que le trottoir de Haymarket, le plus fangeux de tous les trottoirs pour les pauvres créatures qui mendient l'amour des passants.

Par bonheur, l'entremetteuse infâme à laquelle elle s'était adressée pour entrer dans le commerce de la dépravation publique, frappée de la distinction et de la modestie de sa nouvelle pensionnaire, au lieu de la prostituer comme ses compagnes, la conduisit chez un célèbre médecin, habitué de sa maison.

C'était le fameux docteur Graham, sorte de charlatan mystique et voluptueux, qui professait devant la jeunesse de Londres la religion matérielle de la beauté.

Emma lui apparut ; sa Vénus Astarté était trouvée sous les traits de la Vénus pudique.

Il paya cher ce trésor ; mais, pour lui, ce trésor n'avait pas de prix ; il la coucha sur le lit d'Apollon ; il la couvrit d'un voile plus transparent que le filet sous lequel Vulcain avait retenu Vénus captive aux yeux de l'Olympe, et annonça dans tous les journaux qu'il possédait enfin ce spécimen unique et suprême de beauté qui lui avait manqué jusqu'à présent pour faire triompher ses théories.

à cet appel fait à la luxure et à la science, tous les adeptes de cette grande religion de l'amour, qui étend son culte sur le monde entier, accoururent dans le cabinet du docteur Graham.

Le triomphe fut complet : ni la peinture, ni la sculpture n'avaient jamais produit un semblable chef-d'œuvre ; Apelles et Phidias étaient vaincus.

Les peintres et les sculpteurs abondèrent. Rowmney, de retour à Londres, vint comme les autres et reconnut sa jeune fille du comté de Flint. Il la peignit sous toutes les formes, en Ariane, en bacchante, en Léda, en Armide, et nous possédons à la Bibliothèque impériale une collection de gravures qui représentent l'enchanteresse dans toutes les attitudes voluptueuses qu'inventa la sensuelle antiquité.

Ce fut alors que, attiré par la curiosité, le jeune sir Charles Grenville, de l'illustre famille de ce Warwick qu'on appelait le faiseur de rois, et neveu de sir William Hamilton, vit Emma Lyonna, et, dans l'éblouissement que lui causait une si complète beauté, en devint éperdument amoureux. Les plus brillantes promesses furent faites à Emma par le jeune lord ; mais elle prétendit être enchaînée au docteur Graham par le lien de la reconnaissance et résista à toutes les séductions, déclarant qu'elle ne quitterait cette fois son amant que pour suivre un époux.

Sir Charles engagea sa parole de gentilhomme de devenir l'époux d'Emma Lyonna, dès qu'il aurait atteint sa grande majorité. En attendant, Emma consentit à un enlèvement.

Les amants vécurent, en effet, comme mari et femme, et, sur la parole de leur père, trois enfants naquirent qui devaient être légitimés par le mariage.

Mais, pendant cette cohabitation, un changement de ministère fit perdre à Grenville un emploi auquel était attachée la majeure partie de ses revenus. L'événement arriva par bonheur au bout de trois ans et quand, grâce aux meilleurs professeurs de Londres, Emma Lyonna avait fait d'immenses progrès dans la musique et le dessin ; elle avait en outre, tout en se perfectionnant dans sa propre langue, appris le français et l'italien ; elle disait les vers comme mistress Siddons, et était arrivée à la perfection dans l'art de la pantomime et des poses.

Malgré la perte de sa place, Grenville n'avait pu se résoudre à diminuer ses dépenses ; seulement, il écrivit à son oncle pour lui demander de l'argent. à chacune de ses demandes, son oncle fit droit d'abord ; mais enfin, à une dernière, sir William Hamilton, répondit qu'il comptait sous peu de jours partir pour Londres, et qu'il profiterait de ce voyage pour étudier les affaires de son neveu.

Ce mot étudier avait fort effrayé les jeunes gens ; ils désiraient et craignaient presque également l'arrivée de sir William. Tout à coup, il entra chez eux sans qu'ils eussent été prévenus de son retour. Depuis huit jours, il était à Londres.

Ces huit jours, sir William les avait employés à prendre des informations sur son neveu, et ceux auxquels il s'était adressé n'avaient pas manqué de lui dire que la cause de ses désordres et de sa misère était une prostituée dont il avait eu trois enfants.

Emma se retira dans sa chambre et laissa son amant seul avec son oncle, qui ne lui offrit d'autre alternative que d'abandonner à l'instant même Emma Lyonna, où de renoncer à sa succession, qui était désormais sa seule fortune.

Puis il se retira, en donnant trois jours à son neveu pour se décider.

Tout l'espoir des jeunes gens résidait désormais dans Emma ; c'était à elle d'obtenir de sir William Hamilton le pardon de son amant, en montrant combien il était pardonnable.

Alors Emma, au lieu de revêtir les habits de sa nouvelle condition, reprit l'habillement de sa jeunesse, le chapeau de paille et la robe de bure ; ses larmes, ses sourires, le jeu de sa physionomie, ses caresses et sa voix feraient le reste.

Introduite près de sir William, Emma se jeta à ses pieds ; soit mouvement adroitement combiné, soit effet du hasard, les cordons de son chapeau se dénouèrent, et ses beaux cheveux châtains se répandirent sur ses épaules.

L'enchanteresse était inimitable dans la douleur.

Le vieil archéologue, amoureux jusqu'alors seulement des marbres d'Athènes et des statues de la Grande Grèce, vit pour la première fois la beauté vivante l'emporter sur la froide et pâle beauté des déesses de Praxitèle et de Phidias. L'amour qu'il n'avait pas voulu comprendre chez son neveu, entra violemment dans son propre cœur et s'empara de lui tout entier sans qu'il tentât encore de s'en défendre.

Les dettes de son neveu, l'infimité de la naissance, les scandales de la vie, la publicité des triomphes, la vénalité des caresses : tout, jusqu'aux enfants nés de leur amour, sir William accepta tout, à la seule condition qu'Emma récompenserait de sa possession le complet oubli de sa propre dignité.

Emma avait triomphé bien au delà de son espérance ; mais, cette fois, elle fit ses conditions complètes ; une seule promesse de mariage l'avait unie au neveu : elle déclara qu'elle ne viendrait à Naples que femme reconnue de sir William Hamilton.

Sir William consentit à tout.

La beauté d'Emma fit à Naples son effet accoutumé ; non-seulement elle étonna, mais elle éblouit.

Antiquaire et minéralogiste distingué, ambassadeur de la Grande-Bretagne, frère de lait et ami de George III, sir William réunissait chez lui la première société de la capitale des Deux-Siciles en hommes de science, en hommes politiques et en artistes. Peu de jours suffirent à Emma, si artiste elle-même, pour savoir, de la politique et de la science, ce qu'elle avait besoin d'en savoir, et bientôt, pour tous ceux qui fréquentaient le salon de sir William, les jugements d'Emma devinrent des lois.

Son triomphe ne dut pas s'arrêter là. à peine fut-elle présentée à la cour, que la reine Marie-Caroline la proclama son amie intime et en fit son inséparable favorite. Non-seulement la fille de Marie-Thérese se montrait en public avec la prostituée de Haymarket, parcourait la rue de Tolède et la promenade de Chiaïa dans le même carrosse qu'elle et portant la même toilette qu'elle, mais, après les soirées employées à reproduire les poses les plus voluptueuses et les plus ardentes de l'antiquité, elle faisait dire à sir William, tout enorgueilli d'une pareille faveur, qu'elle ne lui rendrait que le lendemain l'amie dont elle ne pouvait se passer.

De là des jalousies et des haines sans nombre contre la favorite. Caroline savait quels insolents propos circulaient au sujet de cette merveilleuse et soudaine intimité ; mais elle était un de ces cœurs absolus, une de ces âmes vaillantes qui, la tête haute, affrontent la calomnie et même la médisance, et quiconque voulut être bien accueilli par elle dut partager ses hommages entre Acton, son amant, et sa favorite Emma Lyonna.

On sait les événements de 89, c'est-à-dire la prise de la Bastille et le retour de Versailles, ceux de 93, c'est-à-dire la mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, ceux de 96 et de 97, c'est-à-dire les victoires de Bonaparte en Italie, victoires qui ébranlèrent tous les trônes, et qui firent, momentanément du moins, crouler le plus vieux et le plus immuable de tous : le trône pontifical.

On a vu, au milieu de ces événements qui avaient un retentissement si terrible à la cour de Naples, apparaître et grandir Nelson, champion des royautés vieillies. Sa victoire d'Aboukir rendait l'espoir à tous ces rois, qui avaient déjà mis la main sur leurs couronnes vacillantes. Or, à tout prix, Marie-Caroline, la femme avide de richesses, de pouvoir, d'ambition, voulait conserver la sienne ; il n'est donc pas étonnant qu'appelant à son aide la fascination qu'elle exerçait sur son amie, elle ait dit à lady Hamilton, le matin même du jour où elle la conduisait au-devant de Nelson, devenu la clef de voûte du despotisme : « Il faut que cet homme soit à nous, et, pour qu'il soit à nous, il faut que tu sois à lui. »

était-ce bien difficile à lady Hamilton de faire pour son amie Marie-Caroline, à propos de l'amiral Horace Nelson, ce qu'Emma Lyonna avait fait pour son amie Fanny Strong, à propos de l'amiral Payne ?

Ce dut être, au reste, une glorieuse récompense de ses mutilations pour le fils d'un pauvre pasteur de Barnham-Thorpes, pour l'homme qui devait sa grandeur à son propre courage et sa renommée à son génie ; ce dut être une glorieuse récompense des blessures reçues, que de voir venir au-devant de lui ce roi, cette reine, cette cour, et, récompense de ses victoires, cette magnifique créature qu'il adorait.

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