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Chapitre XXXIX
Les kangourous

Le roi Ferdinand avait invité André Backer à dîner à Caserte, d'abord parce qu'il trouvait sans doute que la réception d'un banquier à sa table avait moins d'importance à la campagne qu'à la ville, ensuite parce qu'il avait reçu d'Angleterre et de Rome des envois précieux dont nous parlerons plus tard ; il avait donc pressé plus que d'habitude la vente de son poisson à Mergellina, vente qui, malgré cette hâte, s'était faite, empressons-nous de le dire, à la plus grande gloire de son orgueil et à la plus grande satisfaction de sa bourse.

Caserte, le Versailles de Naples, comme nous l'avons appelé, est, en effet, une bâtisse dans le goût froid et lourd du milieu du XVIIIe siècle. Les Napolitains qui n'ont point voyagé en France soutiennent que Caserte est plus beau que Versailles ; ceux qui ont voyagé en France se contentent de dire que Caserte est aussi beau que Versailles ; enfin, les voyageurs impartiaux qui ne partagent point l'engouement fabuleux des Napolitains pour leur pays, sans mettre Versailles très-haut, mettent Caserte fort au-dessous de Versailles ; c'est notre avis aussi, à nous, et nous ne craignons pas d'être contredit par les hommes de goût et d'art.

Avant ce château moderne de Caserte et avant la Caserte de la plaine, existaient le vieux château et la vieille Caserte de la montagne, dont il ne reste plus, au milieu de murailles ruinées, que trois ou quatre tours debout ; c'était là que s'élevait le manoir des anciens seigneurs de Caserte, dont un des derniers, en trahissant Manfred, son beau-frère, fut en partie cause de la perte de la bataille de Bénévent.

On a beaucoup reproché à Louis XIV le malheureux choix du site de Versailles, que l'on a appelé un favori sans mérite ; nous ferons le même reproche au roi Charles III ; mais Louis XIV avait au moins cette excuse de la piété filiale, qu'il voulait conserver, en l'encadrant dans une bâtisse nouvelle, le charmant petit château de briques et de marbre, rendez-vous de chasse de son père. Cette piété filiale coûta un milliard à la France.

Charles III, lui, n'a pas d'excuse. Rien ne le forçait, dans un pays où les sites délicieux abondent, de choisir une plaine aride, au pied d'une montagne pelée, sans verdure et sans eau ; l'architecte Vanvitelli, qui bâtit Caserte, dut planter tout un jardin autour de l'ancien parc des seigneurs et faire descendre de l'eau du mont Taburno, comme, au contraire, Rennequin-Sualem dut faire monter la sienne de la rivière sur la montagne, à l'aide de sa machine de Marly.

Charles III commença le château de Caserte vers 1752 ; Ferdinand, qui monta sur le trône en 1759, le continua, et ne l'avait pas encore terminé vers le commencement d'octobre 1798, époque à laquelle nous sommes arrivés.

Ses appartements seulement, ceux de la reine et des princes et princesses, c'est-à-dire le tiers du château à peine, étaient meublés.

Mais, depuis huit jours, Caserte contenait des trésors qui méritaient de faire venir des quatre parties du monde les amateurs de la statuaire, de la peinture et même de l'histoire naturelle.

Ferdinand venait d'y faire transporter de Rome et d'y faire déposer, en attendant que les salles du château de Capodimonte fussent prêtes pour le recevoir, l'héritage artistique de son aïeul le pape Paul III, celui-là même qui excommunia Henri VIII, qui signa avec Charles V et Venise une ligue contre les Turcs, et qui fît, en la confiant à Michel-Ange, reprendre la construction de Saint-Pierre.

Mais, en même temps que les chefs-d'œuvre du ciseau grec et du pinceau du moyen âge arrivaient de Rome, une autre expédition était venue d'Angleterre qui préoccupait bien autrement la curiosité de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles.

C'était d'abord un musée ethnologique recueilli aux îles Sandwich par l'expédition qui avait succédé à celle où le capitaine Cook avait péri, et dix-huit kangourous vivants, mâles et femelles, rapportés de la Nouvelle-Zélande, et dans l'attente desquels Ferdinand avait fait préparer, au milieu du parc de Caserte, un magnifique enclos avec cabines pour ces intéressants quadrupèdes, – si toutefois on peut nommer quadrupèdes, ces difformes marsupiaux avec leurs immenses pattes de derrière qui leur permettent de faire des bonds de vingt pieds et les moignons qui leur servent de pattes de devant. – Or, on venait justement de les faire sortir de leurs cages et de les lancer dans leur enceinte, et le roi Ferdinand s'ébahissait aux bonds immenses qu'ils accomplissaient, effrayés qu'ils étaient par les aboiements de Jupiter, lorsqu'on vint lui annoncer l'arrivée de M. André Backer.

– C'est bien, c'est bien, dit le roi, amenez-le ici, je vais lui montrer une chose qu'il n'a jamais vue, et qu'avec tous ses millions il ne saurait acheter.

Le roi ne se mettait d'habitude à table qu'à quatre heures ; mais, pour avoir tout le temps de causer avec le jeune banquier, il lui avait donné rendez-vous à deux heures.

Un valet de pied conduisit André Backer vers la partie du parc où était le domicile des kangourous.

Le roi, apercevant de loin le jeune homme, fit quelques pas au-devant de lui ; il ne connaissait le père et le fils que comme étant les premiers banquiers de Naples, et le titre de banquiers du roi qu'ils avaient obtenu les avait mis en contact avec les intendants et le ministre des finances de Sa Majesté, jamais avec Sa Majesté elle-même.

C'était Corradino qui, jusque-là, avait traité de l'emprunt, fait les ouvertures, et proposé au roi, pour rendre les banquiers plus coulants, de caresser leur orgueil en donnant à l'un ou à l'autre la croix de Saint-Georges Constantinen.

Cette croix avait naturellement été offerte au chef de la maison, c'est-à-dire à Simon Backer ; mais celui-ci, homme simple, avait renvoyé l'offre à son fils, proposant de fonder en son nom une commanderie de cinquante mille livres, fondation qui ne s'obtenait que par faveur spéciale du roi ; la proposition avait été acceptée, de sorte que c'était son fils, – à l'avenir duquel cette marque distinctive pouvait être utile, surtout pour rapprocher, à l'occasion d'un mariage, l'aristocratie d'argent de l'aristocratie de naissance, – de sorte que c'était son fils qui avait été nommé commandeur à sa place.

Nous avons vu que le jeune André Backer avait bonne tournure, qu'il était cité parmi les jeunes gens élégants de Naples, et nous avons pu voir, aux quelques mots échangés entre lui et Luisa San-Felice, qu'il était à la fois homme d'éducation et homme d'esprit ; aussi, beaucoup de dames de Naples n'avaient-elles pas pour lui la même indifférence que notre héroïne, et beaucoup de mères de famille eussent-elles désiré que le jeune banquier, beau, riche, élégant, leur fît, à l'égard de leur fille, la même proposition qu'André Backer avait faite au chevalier à l'endroit de sa pupille.

Il aborda donc le roi avec beaucoup de mesure et de respect, mais avec beaucoup moins d'embarras qu'une heure auparavant, il n'avait abordé la San-Felice.

Les salutations faites, il attendit que le roi lui adressât le premier la parole.

Le roi l'examina des pieds à la tête et commença par faire une légère grimace.

Il est vrai qu'André Backer n'avait ni favoris ni moustaches ; mais il n'avait non plus ni poudre ni queue, ornement et appendice sans lesquels, dans l'esprit du roi, il ne pouvait y avoir d'homme pensant parfaitement bien.

Mais, comme le roi tenait fort à toucher ses vingt-cinq millions, et que peu lui importait, au bout du compte, que celui qui les lui baillerait, eût de la poudre à la tête et une queue à la nuque, pourvu qu'il les lui baillât, tout en tenant ses mains derrière son dos, il rendit gracieusement son salut au jeune banquier.

– Eh bien, monsieur Backer, fit-il, où en est notre négociation ?

– Sa Majesté me permettra-t-elle de lui demander de quelle négociation elle veut parler ? répliqua le jeune homme.

– Celle des vingt-cinq millions.

– Je croyais, sire, que mon père avait eu l'honneur de répondre au ministre des finances de Votre Majesté que c'était chose arrangée.

– Ou qui s'arrangerait.

– Non point, sire, arrangée. Les désirs du roi sont des ordres.

– Alors, vous venez m'annoncer... ?

– Que Sa Majesté peut regarder la chose comme faite ; demain commenceront les versements, à notre caisse, des différentes maisons que mon père fait participer à l'emprunt.

– Et pour combien la maison Backer entre-t-elle personnellement dans cet emprunt ?

– Pour huit millions, sire, qui sont dès à présent à la disposition de Votre Majesté.

– à ma disposition ?

– Oui sire.

– Et quand cela ?

– Mais demain, mais ce soir. Sa Majesté peut les faire prendre sur un simple reçu de son ministre des finances.

– Le mien ne vaudrait pas autant ? demanda le roi.

– Mieux sire ; mais je n'espérais pas que le roi fît à notre maison l'honneur de lui donner un reçu de sa main.

– Si fait, si fait, monsieur, je le donnerai et avec grand plaisir ! ... Ainsi vous dites que ce soir... ?

– Ce soir, si Votre Majesté le désire ; mais, en ce cas, comme la caisse ferme à six heures, il faudrait que Votre Majesté permit que j'envoyasse un exprès à mon père.

– Comme je ne serais point fâché, mon cher monsieur Backer, que l'on ne sût pas que j'ai touché cet argent, dit le roi en se grattant l'oreille, attendu que cet argent est destiné à faire une surprise, il me serait agréable qu'il fut transporté cette nuit au palais.

– Cela sera fait, sire ; seulement, comme j'ai eu l'honneur de le dire à Votre Majesté, mon père doit être prévenu.

– Voulez-vous revenir au palais pour écrire ? demanda le roi.

– Ce que je voudrais surtout, sire, c'est de ne pas déranger le roi dans sa promenade ; il suffit donc de deux mots écrits au crayon ; ces deux mots remis à mon valet de pied, il prendra un cheval de poste et les portera à mon père.

– Il y a un moyen bien plus simple, c'est de renvoyer votre voiture.

– Encore... Le cocher changera de chevaux et reviendra me prendre.

– Inutile, je retourne à Naples vers les sept heures du soir, je vous reconduirai.

– Sire ! ce sera bien de l'honneur pour un pauvre banquier, dit le jeune homme en s'inclinant.

– La peste ! vous appelez un pauvre banquier l'homme qui m'escompte en une semaine une lettre de change de vingt-cinq millions, et qui, du jour au lendemain, en met huit à ma disposition ! Je suis roi, monsieur, roi des Deux-Siciles, à ce que l'on dit du moins, eh bien, je déclare que, si j'avais huit millions à vous payer d'ici à demain, je vous demanderais du temps.

André Backer tira un petit agenda de sa poche ; déchira une feuille de papier, écrivit dessus quelques lignes au crayon, et, se tournant vers le roi :

– Sa Majesté me permet-elle de donner un ordre à cet homme ? demanda-t-il.

Et il désignait le valet de pied qui l'avait conduit vers le roi, et qui, s'étant retiré à l'écart, attendait la permission de retourner au château.

– Donnez, donnez, pardieu ! dit le roi.

– Mon ami, fît André Backer, vous donnerez ce papier à mon cocher, qui partira à l'instant même pour Naples et le remettra à mon père. Il est inutile qu'il revienne, Sa Majesté me fait l'honneur de me ramener.

Et, en prononçant ces paroles, il s'inclina respectueusement du côté du roi.

– Si ce garçon-là avait de la poudre et une queue, dit Ferdinand, il n'y aurait à Naples ni duc ni marquis pour me damer le pion... Enfin, ou ne peut pas tout avoir.

Puis, tout haut :

– Venez, venez monsieur Backer, et je vais vous montrer à coup sûr des animaux que vous ne connaissez pas.

Backer obéit à l'ordre du roi, marcha près de lui en ayant soin de se tenir un peu en arrière.

Le roi le conduisit droit à l'enceinte où étaient enfermés les animaux qui, selon lui, devaient être inconnus au jeune banquier.

– Tiens, dit celui-ci, ce sont des kangourous !

– Vous les connaissez ? s'écria le roi.

– Oh ! sire, dit André, j'en ai tué des centaines.

– Vous avez tué des centaines de kangourous ?

– Oui, sire.

– Où cela ?

– Mais en Australie.

– Vous avez été en Australie ?

– J'en suis revenu il y a trois ans.

– Et que diable alliez-vous faire en Australie ?

– Mon père, dont je suis le fils unique, est très-bon pour moi ; après m'avoir mis, depuis l'âge de douze ans jusqu'à celui de quinze, à l'université d'Iéna, il m'a envoyé de quinze à dix-huit ans terminer mon éducation en Angleterre ; enfin, comme je désirais faire un voyage autour du monde, mon père y consentit. Le capitaine Flinders allait partir pour son premier voyage de circumnavigation, j'obtins du gouvernement anglais la permission de partir avec lui. Notre voyage dura trois ans ; c'est alors qu'ayant découvert, sur la côte méridionale de la Nouvelle-Hollande, quelques îles inconnues, il leur donna le nom d'îles des Kangourous, à cause de l'énorme quantité de ces animaux qu'il y rencontra. N'ayant rien à faire que de chasser, je m'en donnai à cœur joie, et, chaque jour, j'en envoyais assez à bord pour faire une ration de viande fraîche à chaque homme de l'équipage. Depuis, Flinders a fait un second voyage avec Bass, et il paraît qu'ils viennent de découvrir un détroit qui sépare la terre de Van-Diemen du continent.

– La terre de Van-Diemen du continent ! un détroit ! Ah ! ah ! fit le roi, qui ne savait pas du tout ce que c'était que la terre de Van-Diemen et qui savait à peine ce que c'était qu'un continent, alors vous connaissez ces animaux-là, et moi qui croyais vous montrer quelque chose de nouveau !

– C'est quelque chose de nouveau, sire, et de très-nouveau même, non-seulement pour Naples, mais encore pour l'Europe, et, au point de vue de la curiosité, je crois que Naples est, avec Londres, la seule ville qui en possède un pareil spécimen.

– Hamilton ne m'a donc point trompé en me disant que le kangourou est un animal fort rare ?

– Fort rare, il a dit la vérité, sire.

– Alors, je ne regrette pas mes papyrus.

– Votre Majesté les a échangés contre des papyrus ? s'écria André Backer.

– Ma foi, oui ; on avait retrouvé à Herculanum vingt-cinq ou trente rouleaux de charbon, que l'on s'était empressé de m'apporter comme les choses les plus précieuses de la terre. Hamilton les a vus chez moi ; il est amateur de toutes ces antiquailles ; il m'avait parlé des kangourous ; je lui avais exprimé le désir d'en avoir pour essayer de les acclimater dans mes forêts ; il m'a demandé si je voulais donner au musée de Londres autant de rouleaux de papyrus que le jardin zoologique de Londres me donnerait de kangourous. Je lui ai dit : « Faites venir vos kangourous, et bien vite ! » Avant-hier, il m'a annoncé mes dix-huit kangourous, et je lui ai donné ses dix-huit papyrus.

– Sir William n'a point fait un mauvais marché, dit en souriant Backer ; seulement, sauront-ils là-bas les dérouler et les déchiffrer comme on sait le faire ici ?

– Dérouler quoi ?

– Les papyrus.

– Cela se déroule donc ?

– Sans doute, sire, et c'est ainsi que l'on a retrouvé plusieurs manuscrits précieux que l'on croyait perdus ; peut-être retrouvera-t-on on jour le Panégyrique de Virginius par Tacite, son discours contre le proconsul Marcus-Priscus et ses Poésies qui nous manquent ; peut-être même sont-ils parmi ces papyrus dont vous ignoriez la valeur, sire, et que vous avez donnés à sir William.

– Diable ! diable ! diable ! fit le roi ; et vous dites que ce serait une perte, monsieur Backer ?

– Irréparable, sire !

– Irréparable ! Pourvu, maintenant que j'ai fait un pareil sacrifice pour eux, pourvu que mes kangourous se reproduisent ! Qu'en pensez-vous, monsieur Backer ?

– J'en doute fort, sire.

– Diable ! Il est vrai que, pour son musée polynésien, qui est fort curieux, comme vous allez voir, je ne lui ai donné que de vieux vases de terre cassés. Venez voir le musée polynésien de sir William Hamilton ; venez.

Le roi se dirigea vers le château, Backer le suivit.

Le musée de sir William Hamilton n'étonna pas plus André Backer que ne l'avaient étonné ses kangourous ; lui-même, dans son voyage avec Flinders, avait relâché aux îles Sandwich, et, grâce au vocabulaire polynésien recueilli par lui, pendant son séjour dans l'archipel d'Hawaii, il put non-seulement désigner au roi l'usage de chaque arme, le but de chaque instrument, mais encore lui dire les noms par lesquels ces armes et ces instruments étaient désignés dans le pays.

Backer s'informa quels étaient les vieux pots de terre cassés que le roi avait donnés en échange de ces curiosités de marchand de bric-à-brac, et le roi lui montra cinq ou six magnifiques vases grecs trouvés dans les fouilles de Sant'Agata-dei-Goti, nobles et précieux débris d'une civilisation disparue et qui eussent enrichi les plus riches musées. Quelques-uns étaient brisés, en effet ; mais on sait avec quelle facilité et quel art ces chefs-d'œuvre de forme et de peinture se raccommodent, et combien les traces mêmes qu'a laissées sur eux la main pesante du temps les rendent plus précieux, puisqu'elles prouvent leur antiquité et leur passage aventureux à travers les siècles.

Backer poussa un soupir d'artiste ; il eût donné cent mille francs de ces vieux pots brisés, comme les appelait Ferdinand, et n'eût pas donné dix ducats des casse-têtes, des arcs et des flèches recueillis dans le royaume de Sa Majesté Kamehameha Ier, qui, tout sauvage qu'il était, n'eût point fait pis en pareille circonstance que son confrère européen Ferdinand IV.

Le roi, passablement désappointé de voir le peu d'admiration que son hôte avait manifesté pour les kangourous australiens et le musée sandwichois, espérait prendre sa revanche devant ses statues et ses tableaux. Là, le jeune banquier laissa éclater son admiration, mais non son étonnement. Pendant ses fréquents voyages à Rome, il avait, grand amateur qu'il était de beaux-arts, visité le musée Farnèse, de sorte que ce fut lui qui fit les honneurs au roi de son splendide héritage ; il lui dit les noms probables des deux auteurs du taureau Farnèse, Appollonius et Taureseus, et, sans pouvoir affirmer ces noms, il affirma au moins que le groupe, dont il fit remarquer au roi les parties modernes, était de l'école d'Agesandre de Rhodes, auteur de Laocoon. Il lui raconta l'histoire de Dircé, personnage principal de ce groupe, histoire dont le roi n'avait pas la première idée ; il l'aida à déchiffrer les trois mots grecs qui se trouvent gravés au pied de l'Hercule colossal, connu, lui aussi, sous le nom d'Hercule Farnèse : , et lui expliqua que cela voulait dire en italien Glicone Ateniense faceva, c'est-à-dire : Glicon, d'Athènes, a fait cette statue ; il lui apprit qu'un des chefs-d'œuvre de ce musée était une Espérance qu'un sculpteur moderne a restaurée en Flore, et qui, de là, est connue à tous sous le nom de Flore Farnèse. Parmi les tableaux, il lui signala comme des chefs-d'œuvre du Titien la Danaé recevant la pluie d'or, et le magnifique portrait de Philippe II, ce roi qui n'avait jamais ri, et qui, frappé de la main de Dieu, sans doute en punition des victimes humaines qu'il lui avait sacrifiées, mourut de cette terrible et immonde maladie pédiculaire dont était mort Sylla et dont devait mourir Ferdinand II, qui, à cette époque, n'était pas encore né. Il feuilleta avec lui l'office de la Vierge de Julio Clovio, chef-d'œuvre d'imagerie du XVIe siècle, qui fut transporté il y a sept ou huit ans, du musée bourbonien au palais royal, et qui a disparu comme disparaissent à Naples tant de choses précieuses, qui n'ont pas même pour excuse de leur disparition cet amour frénétique et indomptable de l'art qui fit de Cardillac un assassin, et du marquis Campana un dépositaire, infidèle ; enfin il émerveilla le roi, qui, croyant trouver en lui une espèce de Turcaret ignorant et vaniteux, venait d'y découvrir, au contraire, un amateur d'art érudit et courtois.

Et il en résulta, comme Ferdinand était au fond un prince d'un grand bon sens et de beaucoup d'esprit, qu'au lieu d'en vouloir au jeune banquier d'être un homme instruit, quand lui, roi, n'était, comme il le disait lui-même, qu'un âne, il le présenta à la reine, à Acton, à sir William, à Emma Lyonna, non plus avec les égards douteux rendus à l'homme d'argent, mais avec cette courtoise protection que les princes intelligents accordent toujours aux hommes d'esprit et d'éducation.

Cette présentation fut pour André Backer une nouvelle occasion de faire valoir de nouvelles études ; il parla allemand avec la reine, anglais avec sir William et lady Hamilton, français avec Acton, mais, au milieu de tout cela, resta tellement modeste et convenable, qu'en montant en voiture pour le ramener à Naples, le roi lui dit :

– Monsieur Backer, vous eussiez conservé votre voiture que je ne vous en eusse pas moins ramené dans la mienne, ne fût-ce que pour me procurer plus longtemps le plaisir de votre conversation.

Nous verrons plus tard que le roi s'était fort attaché en effet, pendant cette journée, à André Backer, et notre récit montrera, dans la suite, par quelle implacable vengeance il prouva à ce malheureux jeune homme, victime de son dévouement à la cause royale, la sincérité de son amitié pour lui.

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