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Chapitre LXXVI
Où Michele se fâche sérieusement avec le Beccaïo

Les illustres fugitifs n'étaient pas les seuls qui, dans cette nuit terrible, eussent eu à lutter contre le vent et la mer.

à deux heures et demie, selon sa coutume, le chevalier San Felice était rentré chez lui, et, avec une agitation en dehors de toutes ses habitudes, avait deux fois appelé :

– Luisa ! Luisa !

Luisa s'était élancée dans le corridor ; car, au son de la voix de son mari, elle avait compris qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire : elle en fut convaincue en le voyant.

En effet, le chevalier était fort pâle.

Des fenêtres de la bibliothèque, il avait vu ce qui s'était passé dans la rue San-Carlo, c'est-à-dire la mutilation du malheureux Ferrari. Comme le chevalier était, sous sa douce apparence, extrêmement brave et surtout de cette bravoure que donne aux grands cœurs un profond sentiment d'humanité, son premier mouvement avait été de descendre et de courir au secours du courrier, qu'il avait parfaitement reconnu pour celui du roi ; mais, à la porte de la bibliothèque, il avait été arrêté par le prince royal, qui, de sa voix câline et froide, lui avait demandé :

– Où allez-vous, San Felice ?

– Où je vais ? où je vais ? avait répondu San Felice. Votre Altesse ne sait donc pas ce qui se passe ?

– Si fait, on égorge un homme. Mais est-ce chose si rare qu'un homme égorgé dans les rues de Naples, pour que vous vous en préoccupiez à ce point ?

– Mais celui qu'on égorge est un serviteur du roi.

– Je le sais.

– C'est le courrier Ferrari.

– Je l'ai reconnu.

– Mais comment, pourquoi égorge-t-on un malheureux aux cris de « Mort aux jacobins ! » quand, au contraire, ce malheureux est un des plus fidèles serviteurs du roi ?

– Comment ? pourquoi ? Avez-vous lu la correspondance de Machiavel, représentant de la magnifique république florentine à Bologne ?

– Certainement que je l'ai lue, monseigneur.

– Eh bien, alors, vous connaissez la réponse qu'il fit aux magistrats florentins à propos du meurtre de Ramiro d'Orco, dont on avait trouvé les quatre quartiers empalés sur quatre pieux, aux quatre coins de la place d'Imola ?

– Ramiro d'Orco était Florentin ?

– Oui, et, en cette qualité, le sénat de Florence croyait avoir droit de demander à son ambassadeur des détails sur cette mort étrange.

San Felice interrogea sa mémoire.

– Machiavel répondit : « Magnifiques seigneurs, je n'ai rien à vous dire sur la mort de Ramiro d'Orco, sinon que César Borgia est le prince qui sait le mieux faire et défaire les hommes, selon leurs mérites. »

– Eh bien, répliqua le duc de Calabre avec un pâle sourire, remontez sur votre échelle, mon cher chevalier, et pesez-y la réponse de Machiavel.

Le chevalier remonta sur son échelle, et il n'en avait pas gravi les trois premiers échelons, qu'il avait compris qu'une main qui avait intérêt à la mort de Ferrari, avait dirigé les coups qui venaient de le frapper.

Un quart d'heure après, on appelait le prince de la part de son père.

– Ne quittez pas le palais sans m'avoir revu, dit le duc de Calabre au chevalier ; car j'aurai, selon toute probabilité, quelque chose de nouveau à vous annoncer.

En effet, moins d'une heure après, le prince rentra.

– San Felice, lui dit-il, vous vous rappelez la promesse que vous m'avez faite de m'accompagner en Sicile ?

– Oui, monseigneur.

– êtes-vous toujours prêt à la remplir ?

– Sans doute. Seulement, monseigneur...

– Quoi ?

– Quand j'ai dit à madame de San Felice l'honneur que me faisait Votre Altesse...

– Eh bien ?

– Eh bien, elle a demandé à m'accompagner.

Le prince poussa une exclamation joyeuse.

– Merci de la bonne nouvelle, chevalier ! s'écria-t-il. Ah ! la princesse va donc avoir une compagne digne d'elle ! Cette femme, San Felice, est le modèle des femmes, je le sais, et vous vous rappellerez que je vous l'ai demandée pour dame d'honneur de la princesse ; car, alors, elle eût été, de nom et de fait, une vraie dame d'honneur ; c'est vous qui me l'avez refusée. Aujourd'hui, c'est elle qui vient à nous. Dites-lui, mon cher chevalier, qu'elle sera la bienvenue.

– Je vais le lui dire, en effet, monseigneur.

– Attendez donc, je ne vous ai pas tout dit.

– C'est vrai.

– Nous partons tous cette nuit.

Le chevalier ouvrit de grands yeux.

– Je croyais, dit-il, que le roi avait décidé de ne partir qu'à la dernière extrémité ?

– Oui ; mais tout a été bouleversé par le meurtre de Ferrari. à dix heures et demie, Sa Majesté quitte le château et s'embarque avec la reine, les princesses, mes deux frères, les ambassadeurs et les ministres, à bord du vaisseau de lord Nelson.

– Et pourquoi pas à bord d'un vaisseau napolitain ? Il me semble que c'est faire injure à toute la marine napolitaine que de donner cette préférence à un bâtiment anglais.

– La reine l'a voulu ainsi, et, sans doute par compensation, c'est moi qui m'embarque sur le bâtiment de l'amiral Caracciolo, et, par conséquent, vous vous y embarquez avec moi.

– à quelle heure ?

– Je ne sais encore rien de tout cela : je vous le ferai dire. Tenez-vous prêt en tout cas ; ce sera probablement de dix heures à minuit.

– C'est bien, monseigneur.

Le prince lui prit la main, et, le regardant :

– Vous savez, lui dit-il, que je compte sur vous.

– Votre Altesse a ma parole, répondit San Felice en s'inclinant, et c'est un trop grand honneur pour moi de l'accompagner pour que j'hésite un moment à le recevoir.

Puis, prenant son chapeau et son parapluie, il sortit.

La foule, toute grondante encore, encombrait les rues ; deux ou trois feux étaient allumés sur la place même du palais, et l'on y faisait rôtir sur les braises des morceaux du cheval de Ferrari.

Quant au malheureux courrier, il avait été mis en morceaux. L'un avait pris les jambes, l'autre les bras ; on avait tout mis au bout de bâtons pointus, – les lazzaroni n'avaient encore ni piques ni baïonnettes, – et l'on portait dans les rues ces hideux trophées en criant : « Vive le roi ! Mort aux jacobins ! »

à la descente du Géant, le chevalier avait rencontré le beccaïo, qui s'était emparé de la tête de Ferrari, lui avait mis une orange dans la bouche, et portait cette tête au bout d'un bâton.

En voyant un homme bien mis, – ce qui était à Naples le signe du libéralisme, – le beccaïo avait eu l'idée de faire baiser au chevalier la tête de Ferrari. Mais, nous l'avons dit, le chevalier n'était pas homme à céder à la crainte. Il avait refusé de donner la sanglante accolade et avait rudement repoussé l'ignoble assassin.

– Ah ! misérable jacobin ! s'écria le beccaïo, j'ai décidé que vous vous embrasseriez, cette tête et toi, et, mannaggia la Madonna ! vous vous embrasserez.

Et il revint à la charge.

Le chevalier, qui n'avait pour toute arme que son parapluie, se mit en défense avec son parapluie.

Mais, au cri « Le jacobin ! le jacobin ! » poussé par le beccaïo, tous les misérables qui venaient d'habitude à ce cri étaient accourus, et déjà un cercle menaçant se formait autour du chevalier, – quand un homme fendit ce cercle, envoya, d'un coup de pied dans la poitrine, le beccaïo rouler à dix pas, tira son sabre, et, se plaçant devant le chevalier :

– En voilà un drôle de jacobin ! dit-il ; le chevalier San Felice, bibliothécaire de Son Altesse royale le prince de Calabre, rien que cela ! Eh bien, continua-t-il en faisant le moulinet avec son sabre, que lui voulez-vous, au chevalier San Felice ?

– Le capitaine Michele ! crièrent les lazzaroni. Vive le capitaine Michele ! il est des nôtres !

– Ce n'est point « Vive le capitaine Michele ! » qu'il faut crier ; c'est « Vive le chevalier San Felice ! » et cela tout de suite.

La foule, à laquelle il est égal de crier : Vive un tel ! ou Mort à un tel ! pourvu qu'elle crie, hurla d'une seule voix :

– Vive le chevalier San Felice !

Seul, le beccaïo s'était tu.

– Allons, allons, lui dit Michele, ce n'est point une raison parce que c'est devant la porte de son jardin que tu as reçu ta pile, pour que tu ne cries pas : « Vive le chevalier ! »

– Et s'il ne me plaît pas de le crier, à moi ! dit le beccaïo.

– Ce sera absolument comme si tu chantais, attendu qu'il me plaît, à moi, que tu le cries ! Ainsi donc, continua Michele, vive le chevalier San Felice, et tout de suite, ou je t'appareille l'autre œil !

Et il fit tourner son sabre autour de la tête du beccaïo, qui devint très-pâle, encore plus de terreur que de colère.

– Mon ami, mon bon Michele, dit le chevalier, laisse cet homme tranquille. Tu vois bien qu'il ne me connaît pas.

– Et quand il ne vous connaîtrait pas, serait-ce une raison pour vouloir vous forcer de baiser la tête de ce malheureux qu'il a tué ? Il est vrai qu'il vaudrait mieux encore baiser cette tête, qui est celle d'un honnête homme, que la sienne, qui est celle d'un coquin.

– Vous l'entendez ! hurla le beccaïo, il appelle des jacobins des honnêtes gens !

– Tais-toi, misérable ! Cet homme n'était pas un jacobin, tu le sais bien : c'était Antonio Ferrari, le courrier du roi et l'un des plus résolus serviteurs de Sa Majesté. Et, si vous ne me croyez pas, demandez au chevalier. Chevalier, dites à ces hommes qui ne sont point méchants, mais qui ont le malheur de suivre un méchant, dites-leur ce qu'était le pauvre Antonio.

– Mes amis, dit le chevalier, Antonio Ferrari, qui vient d'être tué, a, en effet, été victime de quelque erreur fatale ; car c'était un des serviteurs dévoués de votre bon roi, qui pleure en ce moment sa mort.

La foule écoutait avec stupéfaction.

– Ose dire maintenant que cette tête n'est pas celle de Ferrari et que Ferrari n'était pas un honnête homme ! Dis-le ! mais dis-le donc, que j'aie l'occasion de te couper l'autre moitié du visage !

Et Michele leva son sabre sur le beccaïo.

– Grâce ! dit celui-ci en tombant à genoux : je dirai tout ce que tu voudras.

– Et moi, je ne dirai qu'une chose, c'est que tu es un lâche ! Va-t'en, et, quand tu te trouveras sur mon chemin, vingt pas à l'avance, à droite ou à gauche, aie soin de te déranger.

Le beccaïo se retira au milieu des huées de cette foule qui, un instant auparavant, l'applaudissait, et qui se divisa en deux bandes : l'une suivit le beccaïo en l'injuriant ; l'autre suivit Michele et le chevalier en criant :

– Vive Michele ! Vive le chevalier San Felice !

Michele resta à la porte du jardin pour congédier son escorte ; le chevalier rentra chez lui, et, comme nous l'avons dit, appela Luisa.

Nous venons de raconter ce qu'il avait vu des fenêtres de la bibliothèque et ce qui lui était arrivé à la descente du Géant : deux choses suffisantes, à notre avis, pour motiver sa pâleur.

à peine eut-il dit à Luisa le motif qui le ramenait, qu'elle devint à son tour plus pâle que lui ; mais elle ne répliqua point une parole, ne fit point une observation ; seulement :

– à quelle heure, le départ ? demanda-t-elle.

– Entre dix heures et minuit, répondit le chevalier.

– Je serai prête, dit-elle ; ne vous inquiétez pas de moi, mon ami.

Et elle se retira dans sa chambre, sous prétexte de faire ses préparatifs de départ, en donnant l'ordre que le dîner fût, comme d'habitude, servi à trois heures.

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