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Chapitre VII
Le fils de la morte

Ce qu'il y a de particulier aux grands cataclysmes de la nature et aux grandes préoccupations politiques, – et, hâtons-nous de le dire, la chose ne fait point honneur à l'humanité, – c'est qu'ils concentrent l'intérêt sur les individus qui, dans l'un ou l'autre cas, jouent les rôles principaux et desquels on attend ou le salut ou le triomphe, en repoussant les personnages inférieurs dans l'ombre, et en laissant le soin de veiller sur eux à cette banale et insouciante Providence qui est devenue, pour les égoïstes de caractère ou d'occasion, un moyen de mettre à la charge de Dieu toutes les infortunes qu'ils ne se souciaient pas de secourir.

Ce fut ce qui arriva au moment où la barque qui amenait le messager attendu si impatiemment par nos conspirateurs fut lancée contre l'écueil et se brisa dans le choc. Eh bien, ces cinq hommes d'élite, au cœur loyal et miséricordieux, qui, fervents apôtres de l'humanité, étaient prêts à sacrifier leur vie à leur patrie et à leurs concitoyens, oublièrent complètement que deux de leurs semblables, fils de cette patrie et, par conséquent, leurs frères, venaient de disparaître dans le gouffre, pour ne s'occuper que de celui qui se rattachait à eux par un lien d'intérêt non-seulement général, mais encore individuel, concentrant sur celui-là toute leur attention et tous leurs secours, et croyant qu'une vie si nécessaire à leurs projets n'était pas trop payée des deux existences secondaires qu'elle venait de compromettre et à la perte desquelles, tant que dura le péril, ils ne songèrent même pas.

– C'étaient des hommes, cependant, murmurera le philosophe.

– Non, répondra le politique ; c'étaient des zéros dont une nature supérieure était l'unité.

Quoi qu'il en soit, que les deux malheureux pêcheurs aient eu leur part bien vive dans les sympathies et dans les regrets de ceux qui venaient de les voir disparaître, c'est ce dont il nous est permis de douter en les voyant s'élancer, le visage joyeux et les bras ouverts, à la rencontre de celui qui, grâce à son courage et à son sang-froid, apparaissait sain et sauf aux bras de son ami le comte de Ruvo.

C'était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, aux cheveux noirs, encadrant de leurs longues mèches, collées aux tempes et le long des joues par l'eau de la mer, un visage naturellement pâle, et dont tout le mouvement et toute la vie semblaient s'être concentrés dans les yeux, suffisant d'ailleurs à animer une physionomie qui, sans les éclairs qu'ils jetaient, eût semblé de marbre ; ses sourcils noirs et naturellement froncés donnaient à cette tête sculpturale une expression de volonté inflexible, contre laquelle on comprenait que tout, excepté les mystérieux et implacables décrets du sort, avait dû se briser et devait se briser encore ; si ses habits n'eussent été ruisselants d'eau, si les boucles de ses cheveux n'eussent point porté les traces de son passage à travers les vagues, si la tempête n'eût rugi comme un lion furieux d'avoir laissé échapper sa proie, il eût été impossible de lire sur sa physionomie le moindre signe d'émotion qui indiquât qu'il venait d'échapper à un danger de mort ; c'était bien enfin et de tout point l'homme promis par Hector Caraffa, dont l'impétueuse témérité se plaisait à s'incliner devant le froid et tranquille courage de son ami.

Pour achever maintenant le portrait de ce jeune homme, destiné à devenir, sinon le principal personnage, du moins un des personnages principaux de cette histoire, hâtons-nous de dire qu'il était vêtu de cet élégant et héroïque costume républicain que les Hoche, les Marceau, les Desaix et les Kléber ont non-seulement rendu historique, mais aussi fait immortel, et dont nous avons, à propos de l'apparition de notre ambassadeur Garat, tracé une description trop exacte et trop récente pour qu'il soit utile de la renouveler ici.

Peut-être, au premier moment, le lecteur trouvera-t-il qu'il y avait une certaine imprudence à un messager, chargé de mystérieuses communications, à se présenter à Naples vêtu de ce costume qui était plus qu'un uniforme, qui était un symbole ; mais nous répondrons que notre héros était parti de Rome, il y avait quarante-huit heures, ignorant complètement, ainsi que le général Championnet, dont il était l'émissaire, les événements qu'avaient accumulés en un jour l'arrivée de Nelson et l'inqualifiable accueil qui lui avait été fait ; que le jeune officier était ostensiblement envoyé à l'ambassadeur que l'on croyait encore à son poste, comme chargé de dépêches, et que l'uniforme français dont il était revêtu semblait devoir être un porte-respect, au contraire, dans un royaume que l'on savait hostile au fond du cœur, mais qui, par crainte au moins, si ce n'était par respect humain, devait conserver les apparences d'une amitié qu'à défaut de sa sympathie, lui imposait un récent traité de paix.

Seulement, la première conférence du messager devait avoir lieu avec les patriotes napolitains, qu'il fallait avoir grand soin de ne pas compromettre ; car, si l'uniforme et la qualité de Français sauvegardaient l'officier, rien ne les sauvegardait, eux ; et l'exemple d'Emmanuel de Deo, de Galiani et de Vitaliano, pendus sur un simple soupçon de connivence avec les républicains français, prouvait que le gouvernement napolitain n'attendait que l'occasion de déployer une suprême rigueur et ne manquerait pas cette occasion si elle se présentait. La conférence terminée, elle devait être transmise dans tous ses détails à notre ambassadeur et devait servir à régler la conduite qu'il tiendrait avec une cour dont la mauvaise foi avait, à juste titre, mérité chez les modernes la réputation que la foi carthaginoise avait dans l'antiquité.

Nous avons dit avec quel empressement chacun s'était élancé au-devant du jeune officier, et l'on comprend quelle impression dut faire sur l'organisation impressionnable de ces hommes du Midi cette froide bravoure qui semblait déjà avoir oublié le danger, quand le danger était à peine évanoui.

Quel que fût le désir des conjurés d'apprendre les nouvelles dont il était porteur, ils exigèrent que celui-ci acceptât d'abord de Nicolino Caracciolo, qui était de la même taille que lui et dont la maison était voisine du palais de la reine Jeanne , un costume complet pour remplacer celui qui était trempé de l'eau de la mer et qui, joint à la fraîcheur du lieu dans lequel on se trouvait, pouvait avoir de graves inconvénients pour la santé du naufragé ; malgré les objections de celui-ci, il lui fallut donc céder ; il resta seul avec son ami Hector Caraffa, qui voulut absolument lui servir de valet de chambre ; et, lorsque Cirillo, Manthonnet, Schipani et Nicolino rentrèrent, ils trouvèrent le sévère officier républicain transformé en citadin élégant, Nicolino Caracciolo étant, avec son frère le duc de Rocca-Romana, un des jeunes gens qui donnaient la mode à Naples.

En voyant rentrer ceux qui s'étaient absentés pour un instant, ce fut notre héros, à son tour, qui, s'avançant à leur rencontre, leur dit en excellent italien :

– Messieurs, excepté mon ami Hector Ceraffa, qui a bien voulu vous répondre de moi, personne ne me connaît ici, tandis qu'au contraire, moi, je vous connais tous ou pour des hommes savants ou pour des patriotes éprouvés. Vos noms racontent votre vie et sont des titres à la confiance de vos concitoyens ; mon nom, au contraire, vous est inconnu, et vous ne savez de moi, comme Caraffa et par Caraffa, que quelques actions de courage qui me sont communes avec les plus humbles et les plus ignorés des soldats de l'armée française. Or, quand on va combattre pour la même cause, risquer sa vie pour le même principe, mourir peut-être sur le même échafaud, il est d'un homme loyal de se faire connaître et de n'avoir point de secrets pour ceux qui n'en ont pas pour lui. Je suis Italien comme vous, messieurs ; je suis Napolitain comme vous ; seulement, vous avez été proscrits et persécutés à différents âges de votre vie ; moi, j'ai été proscrit avant ma naissance.

Le mot FRèRE s'échappa de toutes les bouches, et toutes les mains s'étendirent vers les deux mains ouvertes du jeune homme.

– C'est une sombre histoire que la mienne, ou plutôt que celle de ma famille, continua-t-il les yeux perdus dans l'espace, comme s'il cherchait quelque fantôme invisible à tous, excepté à lui ; et qui vous sera, je l'espère, un nouvel aiguillon à renverser l'odieux régime qui pèse sur notre patrie.

Puis, après un instant de silence :

– Mes premiers souvenirs datent de la France, dit-il ; nous habitions, mon père et moi, une petite maison de campagne isolée au milieu d'une grande forêt ; nous n'avions qu'un domestique, nous ne recevions personne ; je ne me rappelle pas même le nom de cette forêt.

» Souvent, le jour comme la nuit, on venait chercher mon père ; il montait alors à cheval, prenait ses instruments de chirurgie, suivait la personne qui le venait chercher ; puis, deux heures, quatre heures, six heures après, le lendemain même quelquefois, reparaissait sans dire où il avait été. – J'ai su, depuis, que mon père était chirurgien, et que ses absences étaient motivées par des opérations dont il refusa toujours le salaire.

» Mon père s'occupait seul de mon éducation ; mais, je dois le dire, il donnait plus d'attention encore au développement de mes forces et de mon adresse qu'à celui de mon intelligence et de mon esprit.

» Ce fut lui, cependant, qui m'apprit à lire et à écrire, puis qui m'enseigna le grec et le latin ; nous parlions indifféremment l'italien et le français ; tout le temps qui nous restait, ces différentes leçons prises, était consacré aux exercices du corps.

» Ils consistaient à monter à cheval, à faire des armes et à tirer au fusil et au pistolet.

» à dix ans, j'étais un excellent cavalier, je manquais rarement une hirondelle au vol et je cassais presque à chaque coup, avec mes pistolets, un œuf se balançant au bout d'un fil.

» Je venais d'atteindre ma dixième année lorsque nous partîmes pour l'Angleterre ; j'y restai deux ans. Pendant ces deux ans, j'y appris l'anglais avec un professeur que nous prîmes à la maison, et qui mangeait et couchait chez nous. Au bout de deux ans, je parlais l'anglais aussi couramment que le français et l'italien.

» J'avais un peu plus de douze ans lorsque nous quittâmes l'Angleterre pour l'Allemagne ; nous nous arrêtâmes en Saxe. Par le même procédé que j'avais appris l'anglais, j'appris l'allemand ; au bout de deux autres années, cette langue m'était aussi familière que les trois autres.

» Pendant ces quatre années, mes études physiques avaient continué. J'étais excellent cavalier, de première force à l'escrime ; j'eusse pu disputer le prix de la carabine au meilleur chasseur tyrolien, et, au grand galop de mon cheval, je clouais un ducat contre la muraille.

» Je n'avais jamais demandé à mon père pourquoi il me poussait à tous ces exercices. J'y prenais plaisir, et, mon goût se trouvant d'accord avec sa volonté, j'avais fait des progrès qui m'avaient amusé moi-même tout en le satisfaisant.

» Au reste, j'avais jusque-là passé au milieu du monde pour ainsi dire sans le voir ; j'avais habité trois pays sans les connaître ; j'étais très-familier avec les héros de l'ancienne Grèce et de l'ancienne Rome, très-ignorant de mes contemporains.

» Je ne connaissais que mon père.

» Mon père, c'était mon dieu, mon roi, mon maître, ma religion ; mon père ordonnait, j'obéissais. Ma lumière et ma volonté venaient de lui ; je n'avais par moi-même que de vagues notions du bien et du mal.

» J'avais quinze ans lorsqu'il me dit un jour, comme deux fois il me l'avait déjà dit :

» – Nous partons.

» Je ne songeai pas même à lui demander :

» – Où allons-nous ?

» Nous franchîmes la Prusse, le Rhingau, la Suisse ; nous traversâmes les Alpes. J'avais parlé successivement l'allemand et le français, tout à coup, en arrivant au bord d'un grand lac, j'entendis parler une langue nouvelle, c'était l'italien ; je reconnus ma langue maternelle et je tressaillis.

» Nous nous embarquâmes à Gènes, et nous débarquâmes à Naples. à Naples, nous nous arrêtâmes quelques jours ; mon père achetait deux chevaux et paraissait mettre beaucoup d'attention au choix de ces deux montures.

» Un jour, arrivèrent à l'écurie deux bêtes magnifiques, croisées d'anglais et d'arabe ; j'essayai le cheval qui m'était destiné et je rentrai tout fier d'être maître d'un pareil animal.

» Nous partîmes de Naples un soir ; nous marchâmes une partie de la nuit. Vers deux heures du matin, nous arrivâmes à un petit village où nous nous arrêtâmes.

» Nous nous y reposâmes jusqu'à sept heures du matin.

« à sept heures, nous déjeunâmes ; avant de partir, mon père me dit :

» – Salvato, charge tes pistolets.

» – Ils sont chargés, mon père, lui répondis-je.

» – Décharge-les alors, et recharge-les de nouveau avec la plus grande précaution, de peur qu'ils ne ratent : tu auras besoin de t'en servir aujourd'hui.

» J'allais les décharger en l'air sans faire aucune observation ; j'ai dit mon obéissance passive aux ordres de mon père ; mais mon père m'arrêta le bras.

» – As-tu toujours la main aussi sûre ? me demanda-t-il.

» – Voulez-vous le voir ?

» – Oui.

» Un noyer à l'écorce lisse ombrageait l'autre côté de la route ; je déchargeai un de mes pistolets dans l'arbre ; puis, avec le second, je doublai si exactement ma balle, que mon père crut d'abord que j'avais manqué l'arbre.

» Il descendit, et, avec la pointe de son couteau, s'assura que les deux balles étaient dans le même trou.

» – Bien, me dit-il, recharge tes pistolets.

» – Ils sont rechargés.

» – Partons alors.

» On nous tenait nos chevaux prêts ; je plaçai mes pistolets dans leurs fontes ; je remarquai que mon père mettait une nouvelle amorce aux siens.

» Nous partîmes.

» Vers onze heures du matin, nous atteignîmes une ville où s'agitait une grande foule ; c'était jour de marché et tous les paysans des environs y affluaient.

» Nous mîmes nos chevaux au pas et nous atteignîmes la place. Pendant toute la route, mon père était demeuré muet ; mais cela ne m'avait point étonné : il passait parfois des journées entières sans prononcer une parole.

» En arrivant sur la place, nous nous arrêtâmes ; il se haussa sur ses étriers et jeta les yeux de tous côtés.

» Devant un café se tenait un groupe d'hommes mieux vêtus que les autres ; au milieu de ce groupe, une espèce de gentilhomme campagnard, à l'air insolent, parlait haut, et, gesticulant avec une cravache qu'il tenait à la main, s'amusait à en frapper indifféremment les hommes et les animaux qui passaient à sa portée.

» Mon père me toucha le bras ; je me retournai de son côté : il était fort pâle.

» – Qu'avez-vous mon père ? lui demandai-je.

» – Rien, me dit-il. – Vois-tu cet homme ?

» – Lequel ?

» – Celui qui a des cheveux roux.

» – Je le vois.

» – Je vais m'approcher de lui et lui dire quelques paroles. Quand je lèverai le doigt au ciel, tu feras feu et tu lui mettras la balle au milieu du front. Entends-tu ? Juste au milieu du front. – Apprête ton pistolet.

» Sans répondre, je tirai mon pistolet de ma fonte, mon père s'approcha de l'homme, lui dit quelques mots ; l'homme pâlit. Mon père me montra du doigt le ciel.

» Je fis feu, la balle atteignit l'homme roux au milieu du front : il tomba mort.

» Il se fit un grand tumulte et on voulut nous barrer le chemin ; mais mon père éleva la voix.

» – Je suis Joseph Maggio-Palmieri, dit-il ; et celui-ci, ajouta-t-il en me montrant du doigt, c'est le fils de la morte !

» La foule s'ouvrit devant nous et nous sortîmes de la ville sans que nul pensât à nous arrêter ou à nous poursuivre.

Une fois hors de la ville, nous mîmes nos chevaux au galop et nous ne nous arrêtâmes qu'au couvent du Mont-Cassin.

» Le soir, mon père me raconta l'histoire que je vais vous raconter à mon tour.

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