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Chapitre LXXIX
La trêve

Le départ du roi, auquel on s'attendait cependant depuis deux jours, laissa Naples dans la stupeur. Le peuple, pressé sur les quais, et qui avait toujours espéré, tant qu'il avait vu les vaisseaux anglais à l'ancre, que le roi changerait d'avis et se laisserait toucher par ses prières et ses promesses de dévouement, resta jusqu'à ce que le dernier bâtiment se fût confondu avec l'horizon grisâtre, et, une fois le dernier bâtiment disparu, s'écoula triste et silencieux. On en était encore à la période de prostration.

Le soir, une voix étrange courut par les rues de Naples. Nous nous servons de la forme napolitaine, qui exprime à merveille notre pensée. Ceux qui se rencontraient se disaient les uns aux autres : « Le feu ! » et personne ne savait où était ce feu ni ce qui le causait.

Le peuple se rassembla de nouveau sur le rivage. Une épaisse fumée, partant du milieu du golfe, montait au ciel, inclinée de l'ouest vers l'est.

C'était la flotte napolitaine qui brûlait par l'ordre de Nelson et par les soins du marquis de Nezza.

C'était un beau spectacle ; mais il coûtait cher !

On livrait aux flammes cent vingt barques canonnières.

Ces cent vingt barques brûlées en un seul et immense bûcher, on vit sur un autre point du golfe, – où, à quelque distance les uns des autres, étaient à l'ancre deux vaisseaux et trois frégates, – on vit tout à coup un rayon de flamme courir d'un bâtiment à l'autre, puis les cinq bâtiments prendre feu à la fois, et cette flamme, qui d'abord avait glissé à la surface de la mer, s'étendre le long des flancs des vaisseaux, et, dessinant leurs formes, monter le long des mâts, suivre les vergues, les câbles goudronnés, les hunes, s'élancer enfin jusqu'au sommet des mâts, où flottaient les flammes de guerre, puis, après quelques instants de cette fantastique illumination, les vaisseaux tomber en cendre, s'éteindre et disparaître engloutis dans les flots.

C'était le résultat de quinze ans de travaux, c'étaient des sommes immenses qui venaient d'être anéanties en une soirée, et cela, sans aucun but, sans aucun résultat. Le peuple rentra dans la ville comme en un jour de fête, après un feu d'artifice ; seulement, le feu d'artifice avait coûté cent vingt millions !

La nuit fut sombre et silencieuse ; mais c'était un de ces silences qui précèdent les irruptions du volcan. Le lendemain, au point du jour, le peuple se répandit dans les rues, bruyant, menaçant, tumultueux.

Les bruits les plus étranges couraient. On racontait qu'avant de partir la reine avait dit à Pignatelli :

– Incendiez Naples s'il le faut. Il n'y a de bon à Naples que le peuple. Sauvez le peuple et anéantissez le reste.

On s'arrêtait devant des affiches sur lesquelles était inscrite cette recommandation :

« Aussitôt que les Français mettront le pied sur le sol napolitain, toutes les communes devront s'insurger en masse, et le massacre commencera.

» Pour le roi :

» PIGNATELLI, vicaire général. »

Au reste, pendant la nuit du 23 au 24 décembre, c'est-à-dire pendant la nuit qui avait suivi le départ du roi, les représentants de la ville s'étaient réunis pour pourvoir à la sûreté de Naples.

On appelait la ville ce que, de nos jours, on appellerait la municipalité, c'est-à-dire sept personnes élues par les sedili.

Les sedili étaient les titulaires de privilèges qui remontaient à plus de huit cents ans.

Lorsque Naples était encore ville et république grecque, elle avait, comme Athènes, des portiques où se réunissaient, pour causer des affaires publiques, les riches, les nobles, les militaires.

Ces portiques étaient son agora.

Sous ces portiques, il y avait des sièges circulaires appelés sedili.

Le peuple et la bourgeoisie n'étaient point exclus de ces portiques ; mais, par humilité, ils s'en excluaient eux-mêmes, et les laissaient à l'aristocratie, qui, comme nous l'avons dit, y délibérait sur les affaires de l'état.

Il y eut d'abord quatre sedili, autant que Naples avait de quartiers, puis six, puis dix, puis vingt.

Ces sedili, enfin, s'élevèrent jusqu'à vingt-neuf ; mais, s'étant confondus les uns avec les autres, ils furent réduits définitivement à cinq, qui prirent les noms des localités où ils se trouvaient, c'est-à-dire de Capuana, de Montagna, de Nido, de Porto et de Porta-Nuova.

Les sedili acquirent une telle importance, que Charles d'Anjou les reconnut comme des puissances dans le gouvernement. Il leur accorda le privilège de représenter la capitale et le royaume, de nommer parmi eux les membres du conseil municipal de Naples, d'administrer les revenus de la ville, de concéder le droit de citoyen aux étrangers et d'être juges dans certaines causes.

Peu à peu, un peuple et une bourgeoisie se formèrent. Ce peuple et cette bourgeoisie, en voyant les nobles, les riches et les militaires seuls administrateurs des affaires de tous, demandèrent à leur tour un seggio ou sedile, qui leur fût accordé, et l'on nomma le sedile du peuple.

Sauf la noblesse, ce sedile eut les mêmes privilèges que les cinq autres.

La municipalité de Naples se forma alors d'un syndic et de six élus, un par sedile. Vingt-neuf membres choisis dans les mêmes réunions, et rappelait les vingt-neuf sedili qui, un instant, avaient existé dans la ville, leur furent adjoints.

Ce furent donc, le roi parti, le syndic, ces dix élus et ces vingt-neuf adjoints formant la cité, qui se réunirent et qui prirent, comme première mesure, la résolution de former une garde nationale et d'élire quatorze députés ayant mission de prendre la défense et les intérêts de Naples, dans les événements encore inconnus, mais, à coup sûr, graves, qui se préparaient.

Que nos lecteurs excusent la longueur de nos explications : nous les croyons nécessaires à l'intelligence des faits qui nous restent à raconter, et sur lesquels l'ignorance de la constitution civile de Naples et des droits et des privilèges des Napolitains jetterait une certaine obscurité, puisque l'on assisterait à cette grande lutte de la royauté et du peuple, sans connaître, nous ne dirons pas les forces, mais les droits de chacun d'eux.

Donc, le 24 décembre, c'est-à-dire le lendemain du départ du roi, tandis qu'ils étaient occupés de l'élection de leurs quatorze députés, la ville et la magistrature allèrent présenter leurs hommages à M. le vicaire général prince Pignatelli.

Le prince Pignatelli, homme médiocre dans toute la force du terme, fort au-dessous de la situation que les événements lui faisaient, et, comme toujours, d'autant plus orgueilleux, qu'il était plus inférieur à sa position, – le prince Pignatelli les reçut avec une telle insolence, que la députation se demanda si les prétendues instructions que l'on disait laissées par la reine n'étaient pas réelles, et si la reine n'avait point lancé, en effet, l'acte fatal qui faisait trembler les Napolitains.

Sur ces entrefaites, les quatorze députés, ou plutôt représentants, que la ville devait élire, avaient été élus. Ils résolurent, comme premier acte constatant leur nomination et leur existence, malgré le médiocre succès de la première ambassade, d'en envoyer une seconde au prince Pignatelli, ambassade qui serait particulièrement chargée de lui démontrer l'utilité de la garde nationale, que la ville venait de décréter.

Mais le prince Pignatelli fut encore plus rogue et plus brutal cette fois que la première, répondant aux députés qui lui étaient adressés que c'était à lui, et non pas à eux, que la sécurité de la ville avait été confiée, et qu'il rendrait compte de cette sécurité à qui de droit.

Il arriva ce qui, d'habitude, arrive dans les circonstances où les pouvoirs populaires commencent, en vertu de leurs droits, à exercer leurs fonctions. La ville, à laquelle il fut rendu compte de la réponse insolente du vicaire général, ne se laissa aucunement intimider par cette réponse. Elle nomma de nouveaux députés qui, une troisième fois, se présentèrent devant le prince, et qui, voyant qu'il leur parlait plus grossièrement encore cette troisième fois que les deux premières, se contentèrent de lui répondre :

– Très bien ! Agissez de votre côté, nous agirons du nôtre, et nous verrons en faveur de qui le peuple décidera.

Après quoi, ils se retirèrent.

On en était à Naples à peu près où en avait été la France après le serment du Jeu-de-Paume ; seulement, la situation était plus nette pour les Napolitains, le roi et la reine n'étant plus là.

Deux jours après, la ville reçut l'autorisation de former la garde nationale qu'elle avait décrétée.

Mais, dans la manière de la former, bien plus encore que dans l'autorisation accordée ou refusée par le prince Pignatelli, était la difficulté.

Le mode de formation était l'enrôlement ; mais l'enrôlement n'était point l'organisation.

La noblesse, habituée, à Naples, à occuper toutes les charges, avait la prétention, dans le nouveau corps qui s'organisait, d'occuper tous les grades ou, du moins, de ne laisser à la bourgoisie que les grades inférieurs, dont elle ne se souciait pas.

Enfin, après trois ou quatre jours de discussion, il fut convenu que les grades seraient également répartis entre les bourgeois et les nobles.

Sur cette base, un bon plan fut établi, et, en moins de trois jours, les enrôlements montèrent à quatorze mille.

Mais, à cette heure que l'on avait les hommes, il s'agissait de se procurer les armes. Ce fut à cet endroit que l'on rencontra, de la part du vicaire général, une opposition obstinée.

à force de lutter, on obtint une première fois cinq cents fusils, et une seconde fois deux cents.

Alors les patriotes, le mot circulait déjà hautement, – les patriotes furent invités à prêter leurs armes, les patrouilles commencèrent immédiatement, et la ville prit un certain air de tranquillité.

Mais tout à coup, et au grand étonnement de chacun, on apprit à Naples qu'une trêve de deux mois, dont la première condition devait être la reddition de Capoue, avait été signée la veille, c'est-à-dire le 9 janvier 1799, à la demande du général Mack, entre le prince de Migliano et le duc de Geno, d'un côté, pour le compte du gouvernement, représenté par le vicaire général, et le commissaire ordonnateur Archambal, de l'autre, pour l'armée républicaine.

La trêve était arrivée à merveille pour tirer Championnet d'un grand embarras. Les ordres donnés par le roi pour le massacre des Français avaient été suivis à la lettre. Outre les trois grandes bandes de Pronio, de Mammone et de Fra-Diavolo que nous avons vues à l'œuvre, chacun s'était mis en chasse des Français. Des milliers de paysans couvraient les routes, peuplaient les bois et la montagne, et, embusqués derrière les arbres, cachés derrière les rochers, couchés dans les plis du terrain, massacraient impitoyablement tous ceux qui avaient l'imprudence de rester en arrière des colonnes ou de s'éloigner de leurs campements. En outre, les troupes du général Naselli, de retour de Livourne, réunies aux restes de la colonne de Damas, s'étaient embarquées dans le but de descendre aux bouches du Garigliano et d'attaquer les Français par derrière, tandis que Mack leur présenterait la bataille de front.

La position de Championnet, perdu avec ses deux mille soldats au milieu de trente mille soldats révoltés, et ayant affaire à la fois à Mack, qui tenait Capoue avec 15, 000 hommes, à Naselli, qui en avait 8, 000, à Damas, à qui il en restait 5, 000, et à Rocca-Romana et à Maliterno, chacun avec son régiment de volontaires, était assurément fort grave.

Le corps d'armée de Macdonald avait voulu prendre Capoue par surprise. En conséquence, il s'était avancé nuitamment, et il enveloppait déjà le fort avancé de Saint-Joseph, lorsqu'un artilleur, entendant du bruit et voyant des hommes se glisser dans l'obscurité, avait mis le feu à sa pièce et tiré au hasard, mais, en tirant au hasard, avait donné l'alarme.

D'un autre côté, les Français avaient tenté de passer le Volturne au gué de Caïazzo ; mais ils avaient été repoussés par Rocca-Romana et ses volontaires. Rocca-Romana avait fait des merveilles dans cette occasion.

Championnet avait aussitôt donné l'ordre à son armée de se concentrer autour de Capoue, qu'il voulait prendre, avant de marcher sur Naples. L'armée accomplit son mouvement. Ce fut alors qu'il vit son isolement et comprit dans toute son étendue le danger de la situation. Il en était à chercher, dans quelqu'un de ces actes d'énergie qu'inspire le désespoir, le moyen de sortir de cette position, en intimidant l'ennemi par quelque coup d'éclat, lorsque, tout à coup et au moment où il s'y attendait le moins, il vit s'ouvrir les portes de Capoue et s'avancer au-devant de lui, précédés de la bannière parlementaire, quelques officiers supérieurs chargés de proposer l'armistice.

Ces officiers supérieurs, qui ne connaissaient pas Championnet, étaient, comme nous l'avons dit, le prince de Migliano et le duc de Geno.

L'armistice, était-il dit dans les préliminaires, avait pour objet d'arriver à la conclusion d'une paix solide et durable.

Les conditions que les deux plénipotentiaires napolitains étaient autorisés à proposer étaient la reddition de Capoue et le tracé d'une ligne militaire, de chaque côté de laquelle les deux armées napolitaine et française attendraient chacune la décision de leur gouvernement.

Dans la situation où était Championnet, de telles conditions étaient non-seulement acceptables, mais avantageuses. Cependant Championnet les repoussa, disant que les seules conditions qu'il pût écouter étaient celles qui auraient pour résultat la soumission des provinces et la reddition de Naples.

Les plénipotentiaires n'étaient point autorisés à aller jusque-là ; ils se retirèrent.

Le lendemain, ils revinrent avec les mêmes propositions, qui, comme la veille, furent repoussées.

Enfin, deux jours après, deux jours pendant lesquels la situation de l'armée française, enveloppée de tous côtés, n'avait fait qu'empirer, le prince de Migliano et le duc de Geno revinrent pour la troisième fois et déclarèrent qu'ils étaient autorisés à accorder toute condition qui ne serait point la reddition de Naples.

Cette nouvelle concession des plénipotentiaires napolitains était si étrange dans la situation où se trouvait l'armée française, que Championnet crut à quelque embûche, tant elle était avantageuse. Il réunit ses généraux, prit leur avis : l'avis unanime fut d'accorder l'armistice.

L'armistice fut donc accordé, pour trois mois, et aux conditions suivantes :

Les Napolitains rendraient la citadelle de Capoue avec tout ce qu'elle contenait ;

Une contribution de deux millions et demi de ducats serait levée pour couvrir les dépenses de la guerre à laquelle l'agression du roi de Naples avait forcé la France ;

Cette somme serait payable en deux fois : moitié le 15 janvier, moitié le 25 du même mois ;

Une ligne était tracée de chaque côté de laquelle se tenaient les deux armées.

Cette trêve fut un objet d'étonnement pour tout le monde, même pour les Français, qui ignoraient quels motifs l'avaient fait conclure. Elle prit le nom de Sparanisi, du nom du village où elle fut conclue, et signée le 10 du mois de décembre.

Nous qui connaissons les motifs qui la firent conclure et qui furent révélés depuis, disons-les.

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