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Chapitre LXXXVII
Où l'on voit enfin comment le drapeau français avait été arboré sur le château Saint-Elme

Nicolino écouta en silence le commandant donner des ordres, d'une voix assez haute, au contraire, pour qu'elle fût entendue de son prisonnier.

Ce redoublement de surveillance l'inquiéta ; mais il connaissait la prudence et le courage de ceux qui lui avaient fait passer l'avis qu'il avait reçu, et il se confiait à eux.

Seulement, il lui fut démontré plus clair que jamais que toutes les attentions successives et croissantes qu'avait eues pour lui le directeur de la forteresse n'avaient d'autre but que d'amener Nicolino à lui faire quelque ouverture ou à recueillir les siennes ; ce qui serait arrivé, sans aucun doute, si Nicolino ne se fût, à cause de l'avis reçu, tenu sur la réserve.

Le temps s'écoula sans aucun rapprochement entre le gouverneur et son prisonnier. Seulement, comme par oubli, celui-ci eut la permission de rester sur le rempart.

Dix heures sonnèrent. On se rappelle que c'était l'heure indiquée par Maliterno à l'archevêque, pour sonner, sous peine de mort, toutes les cloches de Naples. à la dernière vibration des bronzes, toutes les cloches éclatèrent à la fois.

Nicolino était préparé à tout, excepté à ce concert de cloches, et le gouverneur, à ce qu'il paraît, n'y était pas plus préparé que lui ; car, à ce bruit inattendu, Roberto Brandi se rapprocha de son prisonnier et le regarda avec étonnement.

– Oui, je comprends bien, dit Nicolino, vous me demandez ce que signifie cet effroyable charivari ; j'allais vous faire la même question.

– Alors, vous l'ignorez ?

– Parfaitement. Et vous ?

– Moi aussi.

– Alors, promettons-nous que le premier des deux qui l'apprendra en fera part à son voisin.

– Je vous le promets.

– C'est incompréhensible, mais c'est curieux, et j'ai payé bien cher, souvent, ma loge à Saint-Charles pour voir un spectacle qui ne valait pas celui-ci.

Mais, contre l'attente de Nicolino, le spectacle devenait de plus en plus curieux.

En effet, comme nous l'avons dit, arrêtés au milieu de leur infernale besogne par une voix qui semblait leur parler d'en haut, les lazzaroni, qui entendent mal la langue céleste, coururent en demander l'explication à la cathédrale.

On sait ce qu'ils y trouvèrent : la vieille métropole éclairée à giorno, le sang et la tête de saint Janvier exposés, le cardinal-archevêque en habits sacerdotaux, enfin Rocca-Romana et Maliterno en costume de pénitents, pieds nus, en chemise et la corde au cou.

Les deux spectateurs, pour lesquels on eût pu croire que le spectacle était fait, virent alors l'étrange procession sortir de l'église, au milieu des pleurs, des cris, des lamentations. Les torches étaient si nombreuses et jetaient un tel éclat, qu'à l'aide de sa lunette, que le commandant envoya chercher, Nicolino reconnut l'archevêque sous son dais, portant le saint sacrement, les chanoines portant à ses côtés le sang et la tête de saint Janvier, et enfin, derrière les chanoines, Maliterno et Rocca-Romana, dans leur étrange costume, et qui, comme le quatrième officier de Malbrouck, ne portaient rien, ou plutôt portaient, de tous les poids, le plus pesant : les péchés du peuple.

Nicolino savait son frère Rocca-Romana aussi sceptique que lui, et Maliterno aussi sceptique que son frère. Il fut donc, malgré la grande préoccupation qui le tenait, pris d'un rire homérique en reconnaissant les deux pénitents.

Quelle était cette comédie ? dans quel but était-elle jouée ? C'était ce que ne pouvait s'expliquer Nicolino que par ce mélange, tout particulier à Naples, du grotesque au sacré.

Sans doute, entre onze heures et minuit, aurait-il l'explication de tout cela.

Roberto Brandi, qui n'attendait aucune explication, paraissait plus inquiet et plus impatient que son prisonnier ; car lui aussi connaissait Naples et se doutait qu'il y avait quelque immense piège caché sous cette comédie religieuse.

Nicolino et le commandant suivirent des yeux, avec la plus grande curiosité, la procession dans les différentes évolutions qu'elle accomplit depuis sa sortie de la cathédrale jusqu'à sa rentrée ; puis ils virent le bruit diminuer, les torches s'éteindre, et y succéder le silence et l'obscurité.

Quelques maisons auxquelles le feu avait été mis continuèrent de brûler ; mais personne ne s'en occupa.

Onze heures sonnèrent.

– Je crois, dit Nicolino, qui désirait suivre les instructions du billet en rentrant dans son cabinet, je crois que la représentation est terminée. Qu'en dites-vous, mon commandant ?

– Je dis que j'ai encore quelque chose à vous faire voir avant que vous rentriez chez vous, mon cher prisonnier.

Et il lui fit signe de le suivre.

– Nous nous sommes, lui dit-il, jusqu'à présent préoccupés de ce qui se passe à Naples, depuis Mergellina jusqu'à la porte Capuana, – c'est-à-dire à l'ouest, au midi et à l'est : – occupons-nous un peu de ce qui se passe au nord. Quoique ce qui nous vient de ce côté fasse peu de bruit et jette peu de lumière, cela vaut la peine que nous y accordions un instant d'attention.

Nicolino se laissa conduire par le gouverneur sur la partie du rempart exactement opposée à celle du haut de laquelle il venait de contempler Naples, et, sur les collines qui enveloppent la ville, depuis celle de Capodimonte jusqu'à celle de Poggioreale, il vit une ligne de feux disposés avec la régularité d'une armée en marche.

– Ah ! ah ! fit Nicolino, voilà du nouveau, ce me semble.

– Oui, et qui n'est pas sans intérêt, n'est-ce pas ?

– C'est l'armée française ? demanda Nicolino.

– Elle-même, répondit le gouverneur.

– Demain, alors, elle entrera à Naples.

– Oh ! que non ! On n'entre point à Naples comme cela quand les lazzaroni ne veulent pas qu'on y entre. On se battra deux, trois jours, peut-être.

– Eh bien, après ? demanda Nicolino.

– Après ?... Rien, répondit le gouverneur. C'est à nous de songer à ce que peut, dans un pareil conflit, faire de bien ou de mal à ses alliés, quels qu'ils soient, le gouverneur du château Saint-Elme.

– Et peut-on savoir, en cas de conflit, pour qui seraient vos préférences ?

– Mes préférences ! Est-ce qu'un homme d'esprit a des préférences, mon cher prisonnier ? Je vous ai fait ma profession de foi en vous disant que j'étais père de famille, et en vous citant le proverbe français : Charité bien ordonnée est de commencer par soi-même. Rentrez chez vous ; méditez là-dessus. Demain, nous causerons politique, morale et philosophie, et, comme les Français ont encore un autre proverbe qui dit : La nuit porte conseil, eh bien, demandez des conseils à la nuit ; au jour, vous me ferez part de ceux qu'elle vous aura donnés. Bonsoir, monsieur le duc !

Et, comme, tout en causant, on était arrivé au haut de l'escalier qui conduisait aux prisons inférieures, le geôlier reconduisit Nicolino à son cachot et l'y enferma, comme d'habitude, à double tour.

Nicolino se trouva dans la plus complète obscurité.

Par bonheur, les instructions qu'il avait reçues n'étaient point difficiles à suivre. Il se dirigea à tâtons vers son lit, le trouva et se jeta dessus tout habillé.

à peine y était-il depuis cinq minutes, qu'il entendit le cri d'alarme, cri suivi d'une fusillade assez vive et de trois coups de canon.

Puis tout rentra dans le silence le plus absolu.

Qu'était-il arrivé ?

Nous sommes obligés de dire que, malgré le courage bien éprouvé de Nicolino, le cœur lui battait fort en se faisant cette question.

Dix autres minutes ne s'étaient point écoulées, que Nicolino entendit un pas dans l'escalier, une clef tourna dans la serrure, les verrous grincèrent et la porte s'ouvrit, donnant passage au digne commandant, éclairé d'une bougie qu'il tenait lui-même à la main.

Roberto Brandi referma la porte avec la plus grande précaution, déposa sa bougie sur la table, prit une chaise et vint s'asseoir près du lit de son prisonnier, qui, ignorant absolument où aboutirait toute cette mise en scène, le laissait faire sans lui adresser une seule parole.

– Eh bien, lui dit le gouverneur lorsqu'il fut assis à son chevet, je vous le disais bien, mon cher prisonnier, que le château Saint-Elme était d'une certaine importance dans la question qui doit se plaider demain.

– Et à quel propos, mon cher commandant, venez-vous, à une pareille heure, vous féliciter près de moi de votre perspicacité ?

– Parce que c'est toujours une satisfaction d'amour-propre, que de pouvoir dire à un homme d'esprit comme vous : « Vous voyez bien que j'avais raison ; » ensuite parce que je crois que, si nous attendons à demain pour causer de nos petites affaires, dont vous n'avez pas voulu causer ce soir, – je sais maintenant pourquoi, – si nous attendons à demain, dis-je, il pourra bien être trop tard.

– Voyons, mon cher commandant, demanda Nicolino, il s'est donc passé quelque chose de bien important depuis que nous nous sommes quittés ?

– Vous allez en juger. Les républicains, qui avaient, je ne sais comment, surpris mon mot d'ordre, qui était Pausilippe et Parthénope, se sont présentés à la sentinelle ; seulement, celui qui était chargé de dire Parthénope a confondu la nouvelle ville avec l'ancienne et a dit Napoli au lieu de Parthénope. La sentinelle, qui ne savait probablement pas que Parthénope et Napoli ne font qu'un ou plutôt ne font qu'une, a donné l'alarme ; le poste a fait feu, mes artilleurs ont fait feu, et le coup a été manqué. De sorte, mon cher prisonnier, que, si c'est dans l'attente de ce coup-là que vous vous êtes jeté tout habillé sur votre lit, vous pouvez vous déshabiller et vous coucher, à moins cependant que vous n'aimiez mieux vous lever pour que nous causions chacun d'un côté de cette table, comme deux bons amis.

– Allons, allons, dit Nicolino en se levant, ramassez les atouts, abattez votre jeu, et causons.

– Causons ! dit le gouverneur, c'est bientôt dit.

– Dame, c'est vous qui me l'offrez, ce me semble.

– Oui, mais après quelques éclaircissements.

– Lesquels ? Dites.

– Avez-vous des pouvoirs suffisants pour causer avec moi ?

– J'en ai.

– Ce dont nous causerons ensemble sera-t-il ratifié par vos amis ?

– Foi de gentilhomme !

– Alors, il n'y a plus d'empêchements. Asseyez-vous, mon cher prisonnier.

– Je suis assis.

– MM. les républicains ont donc bien besoin du château Saint-Elme ? Voyons !

– Après la tentative qu'ils viennent de faire, vous me traiteriez de menteur si je vous disais que sa possession leur est tout à fait indifférente.

– Et, en supposant que messire Roberto Brandi, gouverneur de ce château, substituât en son lieu et place le très-haut et très-puissant seigneur Nicolino, des ducs de Rocca-Romana et des princes Caraccioli, que gagnerait à cette substitution ce pauvre Roberto Brandi ?

– Messire Roberto Brandi m'a prévenu, je crois, qu'il était père de famille ?

– J'ai oublié de dire époux et père de famille.

– Il n'y a pas de mal, puisque vous réparez à temps votre oubli. Donc, une femme ?

– Une femme.

– Combien d'enfants ?

– Deux : des enfants charmants, surtout la fille, qu'il faut songer à marier.

– Ce n'est point pour moi que vous dites cela, je présume ?

– Je n'ai pas l'orgueil de porter mes yeux si haut : c'est une simple observation que je vous faisais, comme digne d'exciter votre intérêt.

– Et je vous prie de croire qu'elle l'excite au plus haut degré.

– Alors, que pensez-vous que puissent faire pour un homme qui leur rend un très-grand service, pour la femme et les enfants de cet homme, les républicains de Naples ?

– Eh bien, que diriez-vous de dix mille ducats ?

– Oh ! interrompit le gouverneur.

– Attendez donc, laissez-moi dire.

– C'est juste ; dites.

– Je répète. Que diriez-vous de dix mille ducats de gratification pour vous, de dix mille ducats d'épingles pour votre femme, de dix mille ducats de bonne main à votre fils, et de dix mille ducats de dot à votre fille ?

– Quarante mille ducats ?

– Quarante mille ducats.

– En tout ?

– Dame !

– Cent quatre-vingt-dix mille francs ?

– Juste.

– Ne trouvez-vous pas qu'il est indigne d'hommes comme ceux que vous représentez de ne pas offrir des sommes rondes ?

– Deux cent mille livres, par exemple ?

– Oui, à deux cent mille livres, on réfléchit.

– Et à combien terminerait-on ?

– Tenez, pour ne pas vous faire marchander, à deux cent cinquante mille livres.

– C'est un joli denier que deux cent cinquante mille livres !

– C'est un joli morceau que le château Saint-Elme.

– Hum !

– Vous refusez ?

– Je me consulte.

– Vous comprendrez ceci, mon cher prisonnier : on dit... Toute la journée, nous avons parlé par proverbes ; passez-moi donc encore celui-ci : je vous promets que ce sera le dernier.

– Je vous le passe.

– Eh bien, on dit que tout homme trouve une fois dans sa vie l'occasion de faire fortune, que le tout est pour lui de ne pas laisser échapper l'occasion. L'occasion passe à côté de la main : je la prends par ses trois cheveux, et je ne la lâche pas, morbleu !

– Je ne veux pas y regarder de trop près avec vous, mon cher gouverneur, reprit Nicolino, d'autant plus que je n'ai qu'à me louer de vos bons procédés : vous aurez vos deux cent cinquante mille livres.

– à la bonne heure.

– Seulement, vous comprenez que je n'ai pas deux cent cinquante mille livres dans ma poche.

– Bon ! monsieur le duc, si l'on voulait faire toutes les affaires au comptant, on ne ferait jamais d'affaires.

– Alors, vous vous contenterez de mon billet ?

Roberto Brandi se leva et salua.

– Je me contenterai de votre parole, prince, les dettes de jeu sont sacrées, et nous jouons dans ce moment-ci, et gros jeu, car nous jouons chacun notre tête.

– Je vous remercie de votre confiance en moi, monsieur, répondit Nicolino avec une suprême dignité ; je vous prouverai que j'en étais digne. Maintenant, il ne s'agit plus que de l'exécution, des moyens.

– C'est pour arriver à ce but que je vous demanderai, mon prince, toute la complaisance possible.

– Expliquez-vous.

– J'ai eu l'honneur de vous dire que, puisque je tenais l'occasion par les cheveux, je ne la lâcherais point sans y trouver une fortune.

– Oui. Eh bien, il me semble qu'une somme de deux cent cinquante mille francs...

– Ce n'est point une fortune, cela, monsieur le duc. Vous qui êtes riche à millions, vous devez le comprendre.

– Merci !

– Non : il me faut cinq cent mille francs.

– Monsieur le commandant, je suis fâché de vous dire que vous manquez à votre parole.

– En quoi, si ce n'est pas à vous que je les demande ?

– Alors, c'est autre chose.

– Et si j'arrive à me faire donner par Sa Majesté le roi Ferdinand, pour ma fidélité, le même prix que vous m'offrez pour ma trahison ?

– Oh ! le vilain mot que vous venez de dire là !

Le commandant, avec le comique sérieux particulier aux Napolitains, prit la bougie, alla regarder derrière la porte, sous le lit, et revint poser la bougie sur la table.

– Que faites-vous ? lui demanda Nicolino.

– J'allais voir si quelqu'un nous écoutait.

– Pourquoi cela ?

– Mais parce que, si nous ne sommes que nous deux, vous savez bien que je suis un traître, un peu plus adroit, un peu plus spirituel que les autres peut-être, mais voilà tout.

– Et comment comptez-vous vous faire donner par le roi Ferdinand deux cent cinquante mille francs pour prix de votre fidélité ?

– C'est pour cela justement que j'ai besoin de toute votre complaisance.

– Comptez dessus ; seulement, expliquez-vous.

– Pour en arriver là, mon cher prisonnier, il ne faut pas que je sois votre complice, il faut que je sois votre victime.

– C'est assez logique, ce que vous me dites là. Eh bien, voyons, comment pouvez-vous devenir ma victime ?

– C'est bien facile.

Le commandant tira des pistolets de sa poche.

– Voilà des pistolets.

– Tiens, dit Nicolino, ce sont les miens.

– Que le procureur fiscal a oubliés ici... Vous savez comment il a fini, ce bon marquis Vanni ?

– Vous m'avez annoncé sa mort, et je vous ai même répondu que j'avais le regret de ne pas le regretter.

– C'est vrai. Vous vous êtes donc procuré vos pistolets, qui étaient je ne sais où, par vos intelligences dans le château ; de sorte que, quand je suis descendu, vous m'avez mis le pistolet sur la gorge.

– Très-bien, fit Nicolino en riant : comme cela.

– Prenez garde ! ils sont chargés. Puis, le pistolet sur la gorge toujours, vous m'avez lié à cet anneau scellé dans la muraille.

– Avec quoi ? avec les draps de mon lit ?

– Non, avec une corde.

– Je n'en ai pas.

– Je vous en apporte une.

– à la bonne heure : vous êtes homme de précaution.

– Quand on veut que les choses réussissent, n'est-ce pas ? il ne faut rien négliger.

– Après ?

– Après ? Lorsque je suis bien lié et bien garrotté à cet anneau, vous me bâillonnez avec votre mouchoir afin que je ne crie pas ; vous refermez la porte sur moi, et vous profitez de ce que j'ai eu l'imprudence d'envoyer en patrouille tous les hommes dont je suis sûr, et de ne laisser dans l'intérieur et aux portes que les déserteurs, pour faire une émeute.

– Et comment ferai-je cette émeute ?

– Rien de plus facile. Vous offrirez dix ducats par homme. Ils sont une trentaine d'hommes, mettez-en trente-cinq avec les employés : c'est trois cent cinquante ducats. Vous distribuez immédiatement vos trois cent cinquante ducats ; vous changez le mot d'ordre, et vous commandez de faire feu sur la patrouille, si elle insiste pour entrer.

– Et où prendrai-je les trois cent cinquante ducats ?

– Dans ma poche ; seulement, c'est un compte à part, vous comprenez.

– à joindre aux deux cent cinquante mille livres : très-bien !

– Une fois maître du château, vous me déliez, vous me laissez dans votre cachot, vous me traitez aussi mal que je vous y ai bien traité ; puis, une nuit, quand vous m'avez payé mes deux cent cinquante mille francs et rendu mes trois cent cinquante ducats, vous me faites jeter à la porte, par pitié ; je descends jusqu'au port, je frète une barque, un speronare, une felouque ; j'aborde en Sicile à travers mille périls, et je vais demander au roi Ferdinand le prix de ma fidélité. Le chiffre auquel je l'étendrai me regarde ; au reste, vous le connaissez.

– Oui, deux cent cinquante mille francs.

– Tout cela est-il bien entendu ?

– Oui.

– J'ai votre parole d'honneur ?

– Vous l'avez.

– à l'œuvre, alors ! Vous tenez le pistolet, que vous pouvez reposer sur la table de peur d'accident ; voici les cordes, et voici la bourse. Ne craignez pas de serrer les cordes ; ne m'étouffez pas avec le mouchoir. Vous en avez encore pour une bonne demi-heure avant que la patrouille rentre.

Tout se passa exactement comme l'avait prévu l'intelligent gouverneur, et l'on eût dit qu'il avait donné ses ordres d'avance pour que Nicolino ne rencontrât aucun obstacle. Le commandant fut lié, garrotté, bâillonné à point ; la porte fut refermée sur lui. Nicolino ne rencontra personne, ni sur les escaliers, ni dans les caves. Il alla droit au corps de garde, y entra, fit un magnifique discours patriotique, et, comme, à la fin de son discours, il remarquait une certaine hésitation parmi ceux auxquels il s'adressait, il fit sonner son argent et lâcha la parole magique qui devait tout enlever : « Dix ducats par homme. » à ces mots, en effet, les gestes d'hésitation disparurent, les cris de « Vive la liberté ! » retentirent. On sauta sur les armes, on courut aux postes et aux remparts, on menaça la patrouille de faire feu sur elle si elle ne disparaissait à l'instant même dans les profondeurs du Vomero ou dans les vicoli de l'Infrascata. La patrouille disparut comme disparait un fantôme par une trappe de théâtre.

Puis on s'occupa de confectionner un drapeau tricolore, opération à laquelle on arriva, non sans peine, avec un morceau d'une ancienne bannière blanche, un rideau de fenêtre et un couvre-pieds rouge. Ce travail terminé, on abattit la bannière blanche et l'on éleva la bannière tricolore.

Enfin, tout à coup Nicolino sembla songer au malheureux commandant dont il avait usurpé les fonctions. Il descendit avec quatre hommes dans son cachot, le fit délier et débâillonner en lui tenant le pistolet sur la gorge, et, malgré ses gémissements, ses prières et ses supplications, il le laissa à sa place, dans le fameux cachot numéro 3, au deuxième au-dessous de l'entre-sol.

Et voilà comment, le 21 janvier au matin, Naples, en se réveillant, vit la bannière tricolore française flotter sur le château Saint-Elme.

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