Les Médicis Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

1ère partie - 4
Branche aînée

Le lendemain, à l'heure convenue, les députés furent de nouveau introduits près du roi : ils le trouvèrent assis, la tête couverte, et ayant au pied de son trône le secrétaire royal, qui tenait à la main les clauses du traité. Lorsque chacun eut pris sa place, il déploya le papier, et commença à lire, article par article, les conditions imposées par le roi de France ; mais, à peine au tiers de la lecture, les députés florentins l'interrompirent, et la discussion commença. Comme cette discussion fatiguait Charles VIII :
– Messire, dit-il, puisqu'il en est ainsi, je vais faire sonner mes trompettes.
A ces mots, Pierre Capponi, qui était secrétaire de la République, ne pouvant à son tour se contenir plus longtemps, s'élança vers le secrétaire, lui arracha des mains la capitulation honteuse qu'on proposait, et, la déchirant en morceaux :
– Eh bien, sire, répondit-il, faites sonner vos trompettes ; nous ferons sonner nos cloches.
Puis, jetant les morceaux du traité à la figure du lecteur stupéfait, il sortit suivi des autres ambassadeurs pour donner l'ordre sanglant qui allait faire de Florence tout entière un champ de bataille.
Cette réponse hardie sauva Florence par sa hardiesse même : soit crainte, soit générosité, Charles VIII rappela Capponi ; on débattit de nouvelles conditions, qui, acceptées et signées par les deux parties, furent publiées le 26 novembre, pendant la messe, dans la cathédrale de Sainte-Marie des Fleurs.
Voici quelles étaient ces conditions : La seigneurie s'engageait à payer au roi de France, à titre de contribution de guerre, la somme de cent vingt mille florins, en trois termes ; La seigneurie s'engageait à lever le séquestre mis sur les biens des Médicis, et à révoquer le décret qui mettait leur tête à prix ; La seigneurie s'engageait à pardonner aux Pisans, moyennant quoi ceux-ci rentreraient sous l'obéissance des Florentins ; Enfin, la seigneurie reconnaîtrait les droits du duc de Milan sur Sarzane et Pietra Santa, et ces droits, une fois reconnus, seraient appréciés et jugés par arbitres.
De son côté, le roi de France s'engageait à restituer les forteresses qui lui avaient été remises par Pierre de Médicis, dès qu'il aurait conquis le royaume de Naples, ou qu'il aurait terminé la guerre par une paix, ou par une trêve de deux ans ; soit enfin lorsqu'il aurait quitté l'Italie.
Deux jours après, Charles VIII quitta Florence et s'avança vers Rome par la route de Sienne, après avoir très probablement fait exécuter son portrait par Léonard de Vinci. Ce fut ce même Laurent, duc d'Urbin, dont toute la célébrité consiste à avoir été le père de Catherine de Médicis, qui fit la Saint-Barthélemy, et d'Alexandre, qui étouffa les derniers restes de la liberté florentine. Ajoutez à cela qu'il dort dans un tombeau sculpté par Michel-Ange : aussi sa statue est-elle plus connue qu'il ne l'est lui-même ; et beaucoup, qui ignorent ce que c'est que le pauvre et lâche duc d'Urbin, savent ce que c'est que le terrible Pensiero.
L'exil des Médicis dura dix-huit ans : en 1512, ils rentrèrent à Florence, ramenés par les Espagnols ; et ils y furent admis, dit la capitulation, non pas comme princes, mais comme simples citoyens.
Avant même que les Médicis fussent rentres, la capitulation qui leur rouvrait les portes de la patrie était violée. Vingt-cinq ou trente conjurés, partisans des Médicis, éblouis par la gloire littéraire du Magnifique, et qui, pendant les vingt ans de révolution que l'Italie avait subis depuis sa mort, avaient, dans les jardins de Bernardo Ruccellai, fait une espèce d'académie à l'instar de celle d'Athènes, virent dans les successeurs de Laurent les continuateurs de sa gloire, et résolurent de leur remettre aux mains une autorité plus grande encore que celle qu'ils avaient perdue. En conséquence, ils mirent à leur tête Bartolomeo Valori, les Ruccellai, Paolo Vettori, Francesco des Albizzi, Tornabuoni et Vespucci, et le 31 août au matin, le lendemain de la prise de Prato par le vice-roi Raymond de Cardone, ils entrèrent dans le palais de la seigneurie, armés sous leurs manteaux d'épées et de cuirasses, pénétrèrent jusqu'à l'appartement du gonfalonier Soderini, l'enlevèrent de force, et le conduisirent dans la maison de Paul Vettori, située sur le quai de l'Arno. Puis, lorsqu'ils se furent ainsi assurés de lui, ils assemblèrent la seigneurie, les collèges, les capitaines du parti guelfe, les décemvirs de la liberté, les huit de la bâlie, les conservateurs des lois, et sommèrent cette assemblée générale des représentants de Florence de déposer Soderini ; mais contre leur attente, sur soixante et dix membres, neuf seulement votèrent pour la déposition. Alors François Vettori élevant la voix :
– Ceux, dit-il, qui ont voté pour le maintien de l'ancien gonfalonier ont voté pour sa mort ; car, si on ne peut le déposer, on le tuera.
A un second tour de scrutin, Soderini fut déposé à l'unanimité.
Deux jours après, Julien de Médicis, frère de Pierre qui s'était noyé dans le Garigliano, rentra dans Florence sans même attendre qu'une sentence des nouveaux magistrats vint abolir le décret de bannissement porté par les anciens, et alla se loger dans le palais des Albizzi. Sous son influence, une nouvelle loi fut présentée : elle réduisait à une année les fonctions du gonfalonier, et une bâlie remplaçait le grand conseil, qui, sans être supprime, était réduit à des fonctions inférieures. Jean-Baptiste Ridolfi, proche parent des Médicis, fut élu gonfalonier à la majorité de onze cent trois voix, sur une totalité de quinze cent sept suffrages ; et le cardinal Jean, qui était resté à Prato pour attendre le résultat de toutes ces menées, fit à son tour son entrée dans Florence le 14 septembre, non pas comme légat de Toscane, non pas entouré de prêtres et de moines, mais escorté de fantassins bolonais et d'hommes d'armes romagnols. Puis, avec cette garde, il alla descendre au palais de Via Larga, recevant comme un souverain pendant deux jours les hommages de ses sujets, et ne pensant à aller offrir les siens à la seigneurie que le troisième.
On comprend que les hommages à rendre n'étaient qu'un prétexte : pour faire plus d'honneur à la seigneurie, qui n'avait pas encore eu le temps de réorganiser sa garde, le cardinal Jean se rendit au palais avec la sienne. Sur un mot de lui, les soldats s'emparèrent de toutes les issues, tandis que Julien, se présentant au grand conseil, le sommait d'appeler le peuple et de convoquer une bâlie.
Le peuple fut convoqué et fit tout ce qu'on voulut, tant il était déjà prêt pour la servitude.
Il abolit toutes les lois portées depuis 1494, c'est-à-dire depuis l'exil de Pierre ; il nomma une bâlie dans laquelle était réunis tous les pouvoirs du gouvernement, depuis celui de gonfalonier jusqu'à ceux des adjoints, avec le droit de prolonger elle-même son autorité d'année en année ; enfin Jean-Baptiste Ridolfi, qui, du temps de Savonarola, s'était montré un peu trop zélé pour la liberté, et un peu trop enclin à des opinions populaires, fut sommé d'abdiquer ses fonctions de gonfalonier, ce qu'il fit le 1er novembre suivant.
Ce fut ainsi que le gouvernement florentin passa du régime constitutionnel et de la liberté républicaine à une étroite oligarchie : ce furent les chaînes d'argent dont nous avons parlé.
Grâce à cette révolution, les autres Médicis suivirent bientôt Julien et le cardinal Jean, tous deux fils de Laurent le Magnifique. C'était Laurent II, fils de Pierre, qui s'était noyé dans le Garigliano, seul descendant légitime qui restât, avec ses oncles, de la grande race de Côme Père de la patrie ; c'était Alexandre, son fils bâtard, qui fut depuis duc de Florence ; c'était le bâtard de Julien II, Hippolyte, qui fut depuis cardinal ; c'était enfin Jules, chevalier de Rhodes et prieur de Capoue, bâtard de ce Julien assassiné par les Pazzi, et qui fut depuis Clément VII.
Sept ou huit mois après, la puissance des Médicis s'affermit encore par l'exaltation de Léon X au trône pontifical.
A la nouvelle de cette exaltation, Julien, croyant, voir s'ouvrir devant lui une carrière plus belle et surtout plus sûre à la cour de son frère, remit entre les mains de Laurent, son neveu, le gouvernement de Florence, et partit pour Rome, où Léon X le fit gonfalonier, capitaine général de l'église, et vicaire de Modène, de Reggio, de Parme et de Plaisance. Ce n'était pas tout : Julien étendait déjà une main vers le duché de Milan et l'autre vers le royaume de Naples, lorsque la fièvre le saisit, au moment où, à la tête de son armée, il marchait contre Bayard et La Palisse. Il remit aussitôt le capitanat aux mains de son oncle Laurent et se fit transporter dans l'abbaye de Fiesole, où il mourut après une longue et douloureuse agonie, le 17 mai 1516, quatre ans après son rappel, à l'âge de vingt-sept ans.
A peu près un an avant sa mort, il avait épousé la sœur de Philibert et de Charles, ducs de Savoie, et tante maternelle du roi François Ier mais, comme il avait été presque toujours séparé d'elle, il n'en eut point d'enfants : sa seule descendance fut donc Hippolyte, son fils naturel.
Quant au duché de Nemours, qui lors de son mariage lui avait été donné par François Ier il retourna après sa mort à la couronne de France.
Sous le rapport des arts, c'était le digne fils de Laurent : son amour pour les belles-lettres surtout s'était encore accru par le séjour qu'il avait fait à la cour d'Urbin. Bembo en fait un des interlocuteurs de son discours sur la langue toscane.
Le 18 août, Laurent de Médicis, successeur de son oncle au capitanat, obtint en outre le duché d'Urbin. Ce fut en défendant ce dernier titre qu'il reçut au siège de Mondolfo un coup d'arquebuse à la tête. Florence, qui le crut mort, en tressaillit de joie ; et il ne lui fallut pas moins que sa présence, au bout de quarante jours de convalescence passés à Ancône, pour qu'elle se décidât à croire à sa guérison. Encore, au dire de l'historien Giovio Cambi beaucoup persistèrent-ils à croire que Laurent était réellement mort, et que le corps qui reparaissait devant eux n'était qu'un spectre ranimé par le démon.
Au reste, ceux qui désiraient sa mort avec tant d'ardeur n'avaient pas longtemps à attendre. Le duc d'Urbin avait épousé Madeleine de la Tour d'Auvergne ; et déjà atteint de la maladie que les Français reprochaient aux Napolitains, et que les Napolitains baptisaient du nom de française, il la communiqua à sa femme, qui, affaiblie par elle, mourut le 23 avril 1 519, en donnant le jour à Catherine de Médicis, la future épouse de Henri II, laquelle, en échange de sa race éteinte ou prête à s'éteindre, devait donner trois rois à la France et une reine à l'Espagne.
Cinq jours après la naissance de sa fille et la mort de sa femme, c'est-à-dire le 28 avril, Laurent mourut à son tour ; et Léon X, seul descendant légitime qui restât de Côme Père de la patrie, vit la branche aînée des Médicis réduite à trois bâtards : Jules, qui était déjà cardinal, et Hippolyte et Alexandre, qui étaient encore enfants, le premier n'ayant que huit ans et le second neuf.
Si bien qu'on disait tout haut à Florence qu'il fallait raser la maison qu'habitaient le cardinal Jules et ses deux neveux, et en faire une place qui s'appellerait la place des Trois-Mulets.
Mais la même année, pour répondre à cette plaisanterie, le 11 juin 1 519, naissait un enfant qui reçut au baptême le nom de Côme, et qui devait, vingt ans après, y ajouter celui de Grand.
Cette année était celle des grands événements : seize jours après la naissance de cet enfant qui devait avoir une si grande influence sur la Toscane, Charles-Quint fut nommé empereur, après que ses compétiteurs, l'électeur de Saxe et François Ier eurent été écartés .
Florence, qui ne pouvait pas lire dans l'avenir ce que lui réservaient de malheurs cet empereur qu'on venait d'élire, et de servitude cet enfant qui venait de naître, se crut à tout jamais délivrée des Médicis en voyant Léon X sur le trône, et la race de Côme, le Père de la patrie, à demi éteinte ; mais déjà le pape avait disposé de la Toscane en faveur du cardinal Jules, son cousin ; et Laurent n'était pas encore mort, que déjà Jules était venu de Rome pour réclamer son héritage.
Cependant les Florentins gagnèrent quelque chose à la mort de Laurent : en effet, le cardinal Jules annonça publiquement aux magistrats que son intention n'était pas de leur rendre la liberté perdue, mais de respecter ce qui leur en restait : et, contre l'habitude de ceux qui arrivent au pouvoir, il tint plus qu'il n'avait promis. En cessant de s'arroger la nomination des emplois lucratifs, Jules laissa la pauvre ville reprendre peu à peu dans son gouvernement une certaine apparence républicaine, ce qui lui valut une grande popularité. Il est vrai qu'il prit sa revanche dès qu'il s'appela Clément VII, et qu'il reperdit alors au-delà de ce qu'il avait gagné.
Mais la mort était dans la famille : le 24 novembre 1 521, au bruit du canon du château Saint-Ange, qui lui annonçait la prise de Milan, Léon X se sentit assez gravement indisposé pour se faire transporter de son jardin de Miliana, où il était, au palais du Vatican à Rome : il se souvint alors que la veille son échanson, Bernard Malaspina, lui avait présenté, à souper, un vin d'un goût si étrange, qu'il s'était retourné après l'avoir bu, et lui avait demandé où il avait pris un vin si amer. Les médecins, prévenus de cette circonstance, appliquèrent les contre-poisons ; mais sans doute il était trop tard : l'état de Léon X alla toujours empirant ; et le 1er décembre, après avoir reçu la veille la nouvelle de la prise de Plaisance, et le jour même celle de la prise de Parme (qu'il désirait tant, que souvent on lui avait entendu dire qu'il la payerait volontiers de sa vie), il mourut vers les onze heures de la nuit.
Le lendemain, au point du jour, l'échanson Bernard Malaspina prit en laisse un couple de chiens, comme s'il voulait aller à la chasse : et il essayait de sortir de Rome, lorsque les gardes, auxquels il parut étrange que, peu d'heures après la mort du pape, un de ses serviteurs les plus intimes pensât à prendre un pareil amusement, l'arrêtèrent et le firent mettre en prison ; mais le cardinal Jules de Médicis, aussitôt son arrivée à Rome, lui rendit la liberté, de peur, disent naïvement Nardi dans son Histoire florentine, et Paris de Grassis dans ses Annales ecclésiastiques, que le nom de quelque grand prince ne se trouvât mêlé au crime de ce misérable échanson, et qu'on ne rendît ainsi quelque homme puissant l'ennemi implacable de sa famille.
Léon X avait régné huit ans huit mois et dix-neuf jours, et laissait la descendance de Côme l'ancien réduit à trois bâtards.
Il est vrai que, dix-huit mois après la mort de Léon X, l'un de ces trois bâtards monta sur le trône pontifical, non pas sous le nom de Jules III, comme on s'y attendait, mais sous celui de Clément VII, qu'il s'était imposé, assura-t-on, afin de rassurer ses ennemis en leur annonçant d'avance que son intention était de pratiquer la plus sainte des vertus royales.
A peine l'oncle fut-il sur le trône, tous ses soins et toutes ses affections se tournèrent vers ses deux neveux, Alexandre et Hippolyte ; et cela d'autant plus naturellement, disait-on, que le premier, qui était reconnu ostensiblement pour être le fils de Laurent, duc d'Urbin, passait secrètement pour être le résultat d'un des amours de jeunesse du cardinal Jules, au temps où il n'était encore que chevalier de Rhodes.
Toute son influence fut donc d'abord employée à maintenir les restes illégitimes de la branche aînée dans la haute position que les Médicis avaient toujours occupée à Florence.
Malheureusement, celui qu'il leur avait choisi pour tuteur, et qu'en outre il avait donné pour chef provisoire à la République, Silvio Passerini, cardinal de Cortone, ne possédait aucune des qualités qui eussent pu faire oublier aux Florentins les griefs qu'ils avaient contre la maison de Médicis : c'était à la fois un avare et un imprudent, qui aliéna à ses pupilles le peu de cœurs qui étaient restés attachés à leur famille.
De son côté, Clément VII adopta une politique toute contraire à celle de Léon X : au lieu de déclarer comme lui qu'il ne se croirait tranquille et affermi sur le trône que lorsque les français ne posséderaient plus un pouce de terre en Italie, il avait fait alliance avec eux. Cette alliance amena le sac de Rome ; et le sac de Rome, en renfermant le saint-père dans le château de Saint-Ange, et en brisant momentanément son influence temporelle, permit aux Florentins de se révolter et de chasser une troisième fois les Médicis. Cette dernière révolution eut lieu le 17 mai 1 527.
Clément VII, comme on le sait, se tira d'affaire en vendant sept chapeaux de cardinaux, avec lesquels il paya une partie de sa rançon, et en mettant cinq autres cardinaux en gage pour répondre du reste ; alors, comme moyennant ces garanties, on lui laissait un peu plus de liberté, il en profita pour s'échapper de Rome sous l'habit d'un valet, et gagna Orviète. Les Florentins se croyaient donc bien tranquilles sur l'avenir, en voyant Charles V vainqueur et le pape fugitif.
Mais ce que l'intérêt divisa, l'intérêt peut le rapprocher. Charles V, élu empereur en 1519, n'était pas encore couronné par le pape, et cependant cette solennité, au moment du schisme de Luther, de Zwingle et de Henri VIII, était devenue de la plus haute importante aux intérêts du roi catholique : il fut donc convenu que Clément VII couronnerait l'empereur, que l'empereur s'emparerait de Florence et lui donnerait pour duc le bâtard Alexandre, auquel il marierait sa fille bâtarde Marguerite d'Autriche. Quant à l'autre bâtard, Hippolyte, Clément VII avait, deux ans auparavant, pourvu à son avenir en le faisant cardinal.
Les deux promesses furent religieusement tenues : Charles-Quint fut couronné à Bologne ; car, dans la tendresse toute nouvelle qu'il portait au pape, il ne voulait pas voir les ravages que ses troupes avaient faits à la cité sainte : Charles-Quint, disons-nous, fut couronné à Bologne le 24 février 1525, jour doublement anniversaire, et de sa naissance et de sa victoire à Pavie sur le roi très chrétien ; et après un siège terrible, où Florence, défendue par Michel-Ange, fut livrée par Malatesta, le 31 juillet 1 531 ; le duc Alexandre fit son entrée dans la future capitale de son grand-duché.
Côme avait apporté les chaînes d'or ; Laurent, les chaînes d'argent ; Alexandre apporta les chaînes de fer.
Alexandre avait à peu près tous les vices de son époque, et très peu des vertus de sa race : fils d'une Moresque, il en avait hérité les passions ardentes ; constant dans sa haine, inconstant dans son amour, il essaya de faire assassiner Pierre Strozzi, et fit empoisonner le cardinal Hippolyte, son cousin, lequel, au dire de Varchi, était un beau et agréable jeune homme, doué d'un esprit heureux, affable de cœur, généreux de la main, libéral et grand comme Léon X et qui donna d'une seule fois quatre mille ducats de rente à François-Marie Molza, noble modénais versé dans l'étude de la grande et bonne littérature, et dans celle des trois belles langues qui étaient à cette époque le grec, le latin et le toscan.
Mais les onze jours pendant lesquels il était resté au palais de Via Larga avaient suffi pour mettre au pillage toute cette magnifique collection de tableaux, de statues, de pierres gravées et de médailles, rassemblée à grands frais par Côme et par Laurent : chaque seigneur de la suite du roi en avait emporté ce qui lui avait plu, non pas fixé dans son choix par la valeur des objets, mais entraîné par son caprice ; si bien que, grâce à la barbarie et à l'ignorance même des courtisans, beaucoup de choses précieuses furent cependant sauvées, la valeur desquelles n'était pas dans la matière, mais dans le travail.
Quant à Pierre de Médicis, il usa le reste de sa vie, qui au reste fut courte, à essayer de rentrer dans Florence, soit par surprise, soit par force. Puis un jour on apprit qu'il était mort misérablement comme il avait vécu : pendant qu'il se rendait à GaĆ«te sur un bâtiment chargé d' artillerie, le bâtiment s'enfonça dans le Garigliano, et Pierre de Médicis fut noyé. Il laissait de sa femme, Alphonsina de Roberto Orsini, un fils nommé Laurent.
Aussi y eut-il, pendant les six ans de son règne, force conspirations contre lui. Philippe Strozzi déposa une somme considérable entre les mains d'un frère dominicain de Naples, qui avait, disait-on, une grande influence sur Charles-Quint, pour qu'il obtînt de celui-ci la liberté de sa patrie. Jean-Baptiste Cibo, archevêque de Marseille, essaya de profiter des amours d'Alexandre avec sa sœur, laquelle, séparée de son mari, habitait le palais des Pazzi, pour le faire tuer un jour qu'il viendrait la voir dans ce palais : et comme on savait qu'Alexandre portait ordinairement sous son habit une jaque de mailles si merveilleusement faite, qu'il était à l'épreuve de l'épée et du poignard, Cibo avait fait remplir de poudre un coffre sur lequel le duc avait l'habitude de s'asseoir lorsqu'il venait voir la marquise, et il devait y faire mettre le feu ; mais cette conspiration et toutes les autres qui la suivirent furent découvertes, à l'exception d'une seule. Mais aussi, dans celle-là, il n'y avait qu'un conjuré qui à lui seul devait tout accomplir. Ce conjuré était Laurent de Médicis, l'aîné de cette branche cadette qui s'écarta du tronc paternel avec Laurent, frère de Côme, le Père de la patrie, et qui dans sa marche ascendante s'était, tout en côtoyant la branche aînée, séparée elle-même en deux rameaux.
Laurent était né à Florence le 25 mars 1514, de Pierre-François de Médicis, deux fois neveu de Laurent, frère de Côme, et de Naria Soderini, femme d'une sagesse exemplaire et d'une prudence reconnue.
Laurent perdit son père de bonne heure ; et, comme il avait neuf ans à peine, sa première éducation se fit alors sous l'inspection de sa mère ; mais comme, à cause de la grande facilité que l'enfant avait à apprendre, cette éducation fut faite très rapidement, il sortit de cette tutelle féminine pour entrer sous celle de Philippe Strozzi. Là, son caractère étrange se développa : c'était un mélange de raillerie, d'inquiétude, de désir, de doute, d'impiété, d'humilité et de hauteur, qui faisait que, tant qu'il n'eut pas de motif de dissimuler, ses meilleurs amis ne le virent jamais deux fois de suite sous la même face. Caressant tout le monde, n'estimant personne, aimant tout ce qui était beau sans distinction de sexe, c'était une de ces créatures hermaphrodites comme la nature capricieuse en produit dans les époques de dissolution.
De temps en temps, de ce composé d'éléments hétérogènes jaillissait un vœu ardent de gloire et d'immortalité, d'autant plus inattendu qu'il partait d'un corps si frêle et si féminin, qu'on ne l'appelait que Lorenzino. Ses meilleurs amis ne l'avaient jamais vu ni rire, ni pleurer, mais toujours railler et maudire. Alors son visage, plutôt gracieux que beau, car il était naturellement brun et mélancolique, prenait une expression si infernale, que, quelque rapide qu'elle fût (puisqu'elle ne passait jamais sur sa face que comme un éclair), les plus braves en étaient épouvantés. A quinze ans, il avait été étrangement aimé du pape Clément, qui l'avait fait venir à Rome, et qu'il avait eu plusieurs fois l'intention d'assassiner ; puis, à son retour à Florence, il s'était mis à courtiser le duc Alexandre avec tant d'adresse et d'humilité, qu'il était devenu, non pas un de ses amis, mais peut-être son seul ami.
Il est vrai qu'avec Lorenzino pour familier, Alexandre pouvait se passer des autres .
Lorenzino lui était bon à tout : c'était son bouffon, c'était son complaisant, c'était son valet, c'était son espion, c'était son amant, c'était sa maîtresse ; il n'y avait que lorsque le duc Alexandre avait envie de s'exercer aux armes, qu'alors son compagnon éternel lui faisait faute, et se couchait sur quelque lit moelleux ou sur quelque coussin bien doux, en disant que toutes ces cuirasses étaient trop dures pour sa poitrine, et toutes ces dagues et ces épées trop lourdes pour sa main. Alors lui, tandis qu'Alexandre s'exerçait avec les plus habiles spadassins de l'époque, lui, Lorenzino, jouait avec un petit couteau de femme, aigu et affilé, en essayait la pointe en perçant des florins d'or, en disant que c'était là son épée à lui, et qu'il n'en voulait jamais porter d'autre. Si bien qu'en le voyant si mou, si humble et si lâche, on ne l'appelait plus Lorenzino, mais Lorenzaccio.
Aussi, de son côté, le duc Alexandre avait-il une merveilleuse confiance en lui, et la preuve la plus certaine qu'il lui en donnât, c'est qu'il était l'entremetteur de toutes ses intrigues amoureuses. Quel que fût le désir du duc Alexandre, soit que ce désir montât au plus haut, soit qu'il descendît au plus bas, soit qu'il poursuivît une beauté profane, soit qu'il pénétrât dans quelque saint monastère, soit qu'il eût pour but l'amour de quelque épouse adultère ou de quelque chaste jeune fille, Lorenzo entreprenait tout, Lorenzo menait tout à bien : aussi Lorenzo était-il le plus puissant et le plus détesté à Florence après le duc.
De son côté, Lorenzo avait un homme qui lui était aussi dévoué que lui-même paraissait l'être au duc Alexandre : cet homme était tout bonnement un certain Michel del Tovallaccino, un sbire, un assassin, qu'il avait fait gracier pour un meurtre, et que ses camarades de prison avaient baptisé du nom de Scoronconcolo, nom qui lui était resté à cause de sa bizarrerie même.
Dès lors cet homme était entré à son service et faisait partie de sa maison, lui témoignant une reconnaissance extrême ; si bien qu'une fois Lorenzo s'étant plaint devant lui de l'ennui que lui donnait un certain intrigant, Scoronconcolo avait répondu : « Maître, dites-moi seulement quel est le nom de cet homme, et je vous promets que demain il ne vous gênera plus. » Et comme Lorenzo s'en plaignait encore un autre jour : « Mais dites-moi donc qui il est, demanda le sbire ; fût-ce quelque favori du duc, je le tuerai. » Enfin comme une troisième fois Lorenzo revenait encore à se plaindre du même homme : « Son nom ? Son nom ? S'était écrié Scoronconcolo ; car je le poignarderai, fût-ce le Christ. » Mais pour cette fois Lorenzo ne lui dit rien encore. Le temps n'était pas venu.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente