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Chapitre XVI
Duel à quatre

Samuel rejoignit, au rendez-vous convenu, Julius et les deux étudiants qui devaient leur servir de seconds.
Le lieu usité pour les rencontres des studiosi est derrière le mont Kaiserstuhl, à deux milles d'Heidelberg. à un mille, les marcheurs commencèrent à prendre quelques précautions. Ils quittèrent la grande route et se jetèrent dans les chemins de traverse. De temps en temps, ils se retournaient et regardaient de tous côtés s'ils n'étaient pas suivis. Quand ils rencontraient des Philistins, les deux seconds, Dietrich et Lewald, allaient vers eux, et, d'un geste énergique, que complétait une canne ferrée, leur enjoignaient de diriger ailleurs leur promenade. Les bourgeois se hâtaient d'obéir.
Les ordres de Samuel avaient été ponctuellement exécutés. De distance en distance, des étudiants étaient placés en vedette, de crainte de surprise. Dietrich échangeait avec eux quelques mots à voix basse, et les vedettes disaient :
- Passez.
Enfin, après trente-cinq minutes de marche, on arriva à une petite auberge dans les arbres, fraîche, riante, volets verts, murs roses, toit envahi d'un joyeux assaut de fleurs grimpantes. Les quatre étudiants traversèrent un jardin où les rayons de soleil pleuvaient parmi les fleurs, et entrèrent dans la salle de danse et de duel, vaste chambre de soixante pieds de long, de trente de large, et où l'on pouvait à l'aise valser et se battre, aimer et mourir.
Ritter était déjà arrivé, et avec lui les étudiants du cabinet bleu, moins Dormagen, qui arriva bientôt avec son second.
Quatre Maisons moussues étaient occupés à marquer à la craie sur le plancher les limites où chaque duel devait se restreindre pour ne pas gêner l'autre. En même temps, quatre Renards d'or vissaient des poignées à des lames affilées et triangulaires comme des baïonnettes.
Les épées des studiosi sont faites de deux morceaux qui se démontent, pour qu'on puisse les cacher plus aisément au public ; les studiosi mettent le fer dans leur redingote et la poignée dans leur poche, et échappent ainsi aux espions. Il résultat de cette opération quatre espadons d'Iéna, longs de deux pieds et demi.
- Commençons-nous ? dit Ritter.
- Tout à l'heure, répondit un étudiant qui était en train de préparer dans un coin une boîte d'instruments.
C'était le chirurgien, un étudiant en médecine, venu pour essayer de recoudre les peaux auxquelles l'épée allait faire des trous ou des entailles.
Le chirurgien alla à une porte qui était au fond de la salle, et dit :
- Vite donc !
Un domestique entra, portant deux serviettes, une terrine et une cruche d'eau qu'il posa auprès de la boîte du chirurgien.
Dormagen assistait à tous ces apprêts avec impatience et jetait aux étudiants qui l'entouraient des paroles brèves et saccadées ; Frantz allait d'Otto au chirurgien ; Julius était calme et grave. Quant à Samuel, il paraissait uniquement préoccupé de repousser l'assaut d'une petite rose qu'une brise joueuse voulait à toute force faire entrer par la fenêtre.
- Maintenant, c'est fait, dit le chirurgien.
Julius se rapprocha de Samuel, et Ritter de Dormagen.
Les quatre seconds décrochèrent d'un porte-manteau cloué au mur, quatre feutres, quatre gantelets et quatre ceintures rembourrées, et vinrent pour les mettre aux combattants.
Samuel repoussa Dietrich :
- Reprends cette défroque, dit-il.
- Mais c'est la règle, objecta Dietrich, et il montra ouvert, sur une table, le Comment, vieux livre graisseux relié en noir avec des signets rouges.
- Le Comment, répliqua Samuel, règle les querelles entre les étudiants, mais ici c'est une querelle entre hommes. Il ne faut pas que cela se passe en piqûres d'épingles ; et ce n'est pas le moment de mettre les plastrons, c'est le moment d'ôter les habits.
Et, agissant comme il parlait, il ôta son habit et le jeta à l'autre bout de la salle. Puis il sauta sur une épée au hasard, la fit ployer en appuyant la pointe au plancher, et se redressa, attendant. Otto Dormagen suivit son exemple, ainsi que Julius et Frantz, et tous quatre se trouvèrent prêts à l'attaque, la poitrine et les bras libres, l'épée à la main.
Le mot et le geste de Samuel avaient rendu les spectateurs sérieux. Tous pressentaient que l'affaire pourrait bien avoir un dénouement sombre.
Dietrich frappa dans ses mains trois fois, puis prononça les paroles emphatiques et sacramentelles :
- Retentissez, épées !
Les quatre épées s'engagèrent en même temps. Dans la salle, tous les regards étaient fixes, toutes les respirations suspendues. La première passe fut, des deux parts, comme un essai. Les adversaires prenaient réciproquement leur mesure.
Julius et Frantz Ritter paraissaient d'égale force. à l'accès de colère que la jalousie avait donné à Frantz, au moment du défi, avait succédé une rage froide et concentrée. Pour Julius, on peut dire qu'il était là dans son beau. Calme, ferme, brave sans bravade, sa grâce adolescente rayonnait de la fierté mâle du péril et du courage. C'était, au reste, des deux côtés, une telle agilité et une telle présence d'esprit, qu'on eût dit d'un assaut plutôt que d'un duel, si, de temps en temps un dégagement rapide vivement paré, riposté plus vivement, et où les poitrines avaient semblé effleurées, ne fût venu rappeler aux témoins que le danger était réel et qu'il y avait des existences au bout de ces fines lames, si gracieuses et si promptes.
Contrairement à l'usage des duels d'étudiants, qui sont plutôt des jeux d'escrime un peu plus périlleux que les autres, ni Julius ni Frantz ne parlaient.
Quant à l'autre partie, on la sentait tout d'abord plus sérieuse et plus terrible encore. Samuel Gelb avait pour lui l'avantage de sa haute taille et d'un sang-froid à toute épreuve. Mais Otto Dormagen était souple, fougueux, téméraire, impossible à esquiver par l'audace et l'imprévu de ses mouvements.
C'était un rare et poignant spectacle de voir la tranquillité et l'aisance de Samuel devant la vivacité et l'emportement de son adversaire. La rencontre était assurément émouvante ; de ces deux épées, l'une, brusque, subite, leste, aveuglante, comme le zigzag de l'éclair ; l'autre, inflexible, imperturbable, sûre, droite, comme l'aiguille du paratonnerre.
Samuel, lui, ne pouvait se tenir de parler et de rire. En même temps qu'il opposait une sécurité dédaigneuse aux furieuses attaques d'Otto, il ne manquait pas une occasion de raillerie, et un sarcasme accompagnait chaque parade.
Il reprenait Dormagen, l'avertissait, lui donnait des conseils comme un professeur d'escrime à son élève.
- Mal riposté. Je m'étais découvert exprès ! Recommençons. En tierce, cette fois... Mieux déjà !... Jeune homme, vous arriverez... Attention ! je vais me fendre à fond.
Et, en le disant, il le faisait. Dormagen n'eut que le temps de sauter violemment en arrière. Une seconde plus tard, l'épée de Samuel lui crevait la poitrine.
Cependant cette insouciance méprisante commençait à exaspérer Dormagen. à mesure qu'il s'irritait et que son amour-propre blessé se traduisait dans l'activité plus saccadée de sa main, Samuel redoublait de moquerie superbe et multipliait les coups d'épée par les coups de langue.
Sa figure éclatait d'une joie amère. On sentait que le danger était son élément, la catastrophe, son plaisir, la mort, sa vie. Lui aussi, à sa manière, il était superbe, et les traits forts et anguleux de sa tête puissante atteignaient alors à une incontestable beauté. Ses narines se dilataient, le pli de ses lèvres qui lui servaient de sourire était plus froidement insolent que jamais ; ses prunelles fauves et changeantes resplendissaient comme celles du tigre. Une intraduisible expression d'orgueil féroce, répandue dans tout son être, faisait hésiter les spectateurs entre l'horreur et l'admiration. Il y avait des moments où il éclairait toute la salle de son regard hautain et supérieur à la vie.
Il était impossible, en le voyant ainsi, calme, solide, bref et multiplié en paroles, comme un maître d'armes sous son plastron, de ne pas avoir l'idée qu'il était invulnérable.
Dormagen, qui commençait à se sentir mal à l'aise sous la pression de cette raillerie glaciale, voulut en finir, et risqua la botte dont Samuel avait parlé à Julius. C'était une remise de main d'une hardiesse et d'une impétuosité extraordinaires. Il se fendit sur un coup dégagé, et tira de nouveau sans se relever, après avoir manqué le corps. Le péril était dans sa vigueur, l'élan et la rapidité qu'il imprimait à ce bond redoublé.
Il y eut un cri. Tout le monde crut Samuel mort.
Mais Samuel, comme s'il eût conçu la pensée de Dormagen en même temps que lui, s'était si brusquement jeté de côté, que, tout foudroyant qu'il fût, le coup ne toucha que les plis bouffants de la chemise. Samuel ricana, et Dormagen pâlit.
Au même instant, Julius avait moins de bonheur. Il arrivait un peu trop tard à la parade de prime, sur un coup dans le haut de la ligne de quarte, et il avait le bras gauche légèrement touché.
Les seconds s'interposèrent, et ces deux coups mirent fin à la première passe.


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