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Chapitre XVII
Prière d'ange, talisman de fée

On essaya de terminer là l'affaire de Julius et de Frantz. Un mot dit en passant à une grisette ne semblait pas aux témoins valoir qu'on allât plus loin. Mais Frantz, outre sa jalousie, avait l'ordre de l'Union des Vertus. Quant à Julius :
- Allons donc, messieurs, dit-il ; lorsqu'il y en aura un des deux couché aux pieds de l'autre, nous nous arrêterons ; pas avant. Si l'on vient ici pour des égratignures, les épées sont inutiles, une aiguille suffit.
Et, se retournant vers Ritter :
- Es-tu reposé ? dit-il.
Pour ce qui est d'Otto et de Samuel, personne n'eut un seul instant l'idée de les faire s'en tenir là, tant on sentait dans l'attitude de l'un la furibonde rancune de son coup manqué, et dans l'attitude de l'autre l'implacable résolution d'une volonté de marbre.
L'entr'acte n'interrompait pas les plaisanteries de Samuel :
- Retiens ceci, disait-il à Dietrich, qu'il n'y a pas d'avantage au monde qui ne contienne son inconvénient. Ainsi, la botte d'Otto est sûrement un avantage jusqu'au moment où il la manque. à présent, tu vois mon honorable adversaire tout démoralisé.
- Tu crois ? dit Dormagen exaspéré.
- Oh ! si j'ai un avis à te donner, mon cher Otto, reprit Samuel, c'est de ne pas parler. Tu es essoufflé par les très-louables efforts que tu as faits pour m'introduire dans la peau un demi-pied de fer pointu, et si tu parles, tu vas accroître encore la difficulté que tu éprouves à respirer.
Dormagen sauta sur son épée :
- Tout de suite ! dit-il avec une telle autorité de colère, que les témoins donnèrent instinctivement le signal.
Julius était en train de songer « Il est onze heures. Elle doit être à la chapelle ; elle prie peut-être pour moi. C'est cela certainement qui m'a sauvé tout à l'heure. »
Le signal, en l'arrachant à la douce rêverie, ne le trouva, on le conçoit, que plus prêt et plus vaillant.
Le duel recommença. Dormagen, cette fois, n'entendait plus les railleries de Samuel. Tout à la rage, il attaquait sans presque se défendre, plus désireux de blesser que de se couvrir. Mais, comme il arrive toujours, la passion le troublait, la fièvre de son âme faisait trembler sa main, et il frappait plus fort que juste.
Samuel s'apercevait du trouble de son adversaire et faisait tout pour le redoubler. Cette fois, il avait transformé complètement son jeu. Au lieu d'être tranquille et imperturbable comme à la première passe, il bondissait, rompait, voltait, agissait, changeait son épée de main, inquiétant, taquinant, agaçant Dormagen, l'éblouissant de l'éclair de ses feintes, l'étourdissant du cliquetis de ses mots.
Dormagen commençait à perdre un peu la tête.
Tout à coup Samuel s'écria :
- Eh ! messieurs ! Philippe de Macédoine, de quel œil était-il donc borgne ?
Il poursuivit, fatigant toujours de son agilité prestigieuse Otto Dormagen, de plus en plus outré et de moins en moins adroit.
- C'était, je crois, de l'œil gauche. Philippe, le père du grand Alexandre... rien que cela, messieurs... faisait le siège de... de je ne sais plus quelle ville. Un archer de la ville prit une flèche, sur laquelle il écrivit : « à l'œil gauche de Philippe ! » Et la flèche arriva à son adresse... Mais pourquoi diable ! l'œil gauche plutôt que le droit ?
Otto répondit par une botte à fond.
Mais il avait mal calculé ; son épée glissa sur celle de Samuel, dont il sentit la pointe contre sa poitrine.
- Tu te découvres, dit Samuel.
Otto grinça des dents. Il était évident que Samuel le ménageait et jouait avec sa vie, comme le chat avec la souris.
L'engagement n'était pas moins vif pour l'autre couple. Il était seulement plus égal. Toutefois, sur une feinte de dégagé dans les armes et un dégagement dessous, Ritter riposta d'un coup droit si prompt et si fulgurant, que Julius n'eut pas le temps de parer. Le fer le toucha au côté droit. Mais, hasard merveilleux ! au lieu de pénétrer, le fer se détourna sur un objet soyeux et flottant dont il suivit la direction mobile, et qui le fit glisser le long de la poitrine, à peine effleurée.
Pour Julius, sur ce coup il n'eut qu'à tendre son épée ; elle s'enfonça de trois pouces dans le flanc de Ritter, qui s'affaissa sur lui-même et tomba.
Ce qui avait sauvé la vie à Julius, c'était le petit sachet de soie suspendu à son cou et contenant l'églantine desséchée.
- Ah ! tu as fini ? dit Samuel.
Sur ce mot, les témoins comprirent que Samuel voulait finir, lui aussi. Dormagen essaya de le prévenir, et tenta une seconde fois le coup qu'il avait manqué la première.
- Encore ! dit Samuel. Ah ! tu te répètes !
Il avait déjà évité le fer par le même effacement rapide ; mais, cette fois, par un coup singulier et imprévu, relevant violemment l'épée d'Otto, il rebroussa en même temps la sienne, piqua Dormagen au front de la pointe, puis la retira aussitôt d'un mouvement subtil. Mais la pointe avait pénétré d'un pouce et demi dans l'œil gauche. Dormagen poussa un cri terrible.
- J'ai décidément choisi l'œil gauche, dit Samuel. Ce sera moins gênant pour chasser.
Les témoins s'empressaient auprès des blessés. Le poumon droit de Frantz avait été traversé. Pourtant le chirurgien espérait lui sauver la vie.
Le chirurgien vint à Dormagen. Samuel n'attendit pas qu'il eût prononcé :
- Il n'y a pas de danger pour sa vie, dit-il. J'ai voulu seulement le priver d'un œil. Notez qu'au lieu de pénétrer dans le crâne et d'aller léser la cervelle, ainsi qu'il dépendait de moi de le faire, j'ai ramené à moi le fer aussi délicatement qu'un instrument de chirurgie. C'est une opération à vrai dire.
Et, se tournant vers le chirurgien :
- Il n'a pas déjeuné. Saigne-le vite, si tu ne veux pas qu'il ait d'épanchement au cerveau. Avec des soins, dans quinze jours d'ici il se promènera dans les rues.
Au moment où le chirurgien, prenant sa lancette, s'apprêtait à exécuter les conseils de Samuel, un pinson entra précipitamment.
- Eh bien ! qu'est-ce ? dit Samuel.
- La police ! cria le pinson.
- Je m'y attendais, dit paisiblement Samuel ; c'était bien le moins qu'elle me fît l'honneur de se déranger un peu pour moi. Est-elle loin ?
- à cinquante pas.
- Alors nous avons le temps. Ne vous inquiétez pas, messieurs, ceci me regarde.
Il déchira son mouchoir et le noua au bras gauche de Julius.
- Et, maintenant, vite, remets ta redingote.
Il remit également la sienne. La police entrait dans le jardin. Un renard s'adressa à Samuel :
- Est-ce que nous n'allons pas résister aux collets droits ?
- Bataille rangée ? dit Samuel. Ce serait amusant. Nous les rosserions d'emblée, et tu me tentes, démon ! Mais il ne faut pas prodiguer les amusements sanglants, nous finirions par nous blaser. Il y a un autre moyen plus simple.
On frappa à la porte de la salle.
- Au nom de la loi ! dit une voix.
- Ouvrez à ces messieurs, dit Samuel.
On ouvrit, et une escouade d'agents entra dans la salle.
- On vient de se battre ici ? dit celui qui les conduisait.
- C'est possible, dit Samuel.
- Les combattants vont nous suivre en prison, reprit le chef.
- Ceci est moins possible, répliqua Samuel.
- Et pourquoi cela ? Où sont-ils ?
Samuel lui montra Otto et Frantz :
- Les voici l'un et l'autre aux mains du docteur. Ils se sont réciproquement ferrés. Vous voyez que, pour l'heure, ils ont plus à faire du chirurgien que du geôlier.
Le chef n'eut qu'à donner un coup d'œil aux graves blessures, fit une grimace de désappointement et s'esquiva, sans dire un mot, avec ses agents.
Dès que les collets droits furent partis, Julius passa dans un cabinet voisin, s'assit à une table, rouvrit la lettre qu'il avait commencée pour son père, y ajouta quelques lignes et la cacheta. Puis il prit une autre feuille de papier et écrivit :
« Monsieur et cher pasteur,
« Prière d'ange et talisman de fée m'ont tout à l'heure sauvé deux fois la vie. Nous sommes vivants, et tout péril est passé. à dimanche, pour mieux vous remercier et vous bénir.
– JULIUS. »
Il donna ensuite les deux lettres à Dietrich, qui retournait sur-le-champ à Heidelberg, et qui les mettrait à la poste avant le départ du courrier.
Quand Julius rentra dans la salle du combat, on transportait sur un brancard les deux blessés, et Samuel disait :
- Et maintenant, nous avons une heure à tuer jusqu'au dîner. Voilà l'ennui des distractions du matin. Que faire jusqu'à midi ?
- Que faire jusqu'à dimanche ? pensa Julius.

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