Le Trou de l'Enfer Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XX
Le Trou de l'Enfer

Qui pouvait jamais savoir quelle pensée s'agitait dans le sombre et profond esprit de Samuel Gelb ? Dès qu'il vit le pasteur et l'enfant absorbés par les présents de Julius, il se mit à entamer devant Christiane une apologie cordiale de son ami. Julius, selon lui, avait toutes les qualités tendres, dévouées, fidèles, et, sous sa douceur, au besoin, une énergie et une solidité réelles. Ceux qu'il aimait pouvaient toujours compter sur lui. Il s'était battu admirablement, etc.
Samuel embarrassait Christiane de cet enthousiasme à bout portant, et la jeune fille souffrait instinctivement d'entendre cet éloge dans la bouche de Samuel. Tout en croyant à ce qu'il disait, elle ne pouvait s'empêcher de sentir de l'ironie sous ses paroles. Il ne disait de Julius que du bien ; elle eût préféré qu'il en dît du mal.
Quant à Julius, il n'écoutait pas. Après avoir ri et douté des premières louanges de Samuel, il avait laissé sa pensée s'enfuir ailleurs. Il songeait au charmant tête-à-tête qu'il avait eu avec Christiane l'autre après-dînée, et il était triste de cette joie passée.
Christiane eut pitié de lui :
- Mon père, dit-elle, élevant la voix, j'ai promis à ces messieurs que nous les mènerions aux ruines d'Eberbach et au Trou de l'Enfer. Voulez-vous que nous y allions ?
- Volontiers, dit le pasteur en fermant son livre avec un regard de regret.
Mais Lothario, lui, ne voulut sortir sous aucun prétexte. Il avait chargé Gretchen de prévenir quelques-uns de ses amis du village qu'il aurait une importante communication à leur faire, et il tenait à les attendre pour les éblouir de sa chasse.
On se remit en route sans lui, et l'on prit un ravissant sentier de traverse aboutissant au Trou de l'Enfer, par lequel on voulait commencer, comme par le point le plus éloigné. Le pasteur, mis en train de botanique par le volume rare, s'empara de Samuel, l'interrogeant et le querellant sur toutes les plantes qu'ils rencontraient. C'était une autre façon de continuer la lecture de Linnée.
Julius se trouva enfin seul avec Christiane. Combien il avait souhaité cette occasion ! Et, maintenant qu'il la tenait, il en était embarrassé et ne savait comment s'en servir. Il ne trouvait pas une parole. Il se taisait, n'osant pas dire la seule chose qu'il eût à dire. Christiane remarqua l'embarras de Julius, ce qui augmenta le sien.
Ils marchaient ainsi l'un à côte de l'autre, muets, gênés – et heureux. Mais qu'importait leur silence ! Est-ce que les oiseaux dans le ciel, est-ce que les rayons dans les branches, est-ce que les fleurs dans l'herbe ne parlaient pas pour eux et ne leur disaient pas précisément ce qu'ils se seraient dit ? Ils arrivèrent ainsi au Trou de l'Enfer.
Au moment où ils furent en vue, Samuel, se retenant d'une main à une racine, était penché sur le gouffre.
- Pardieu ! disait-il, voilà un trou qui mérite son nom. Que le diable m'emporte si j'en vois le fond ! Je crois qu'il n'en a pas. C'est mieux que de nuit. L'autre fois, quand je ne voyais pas le fond, je pouvais penser que c'était à cause de l'ombre ; maintenant, c'est à cause de la profondeur. Je vois que je ne vois pas. Viens donc voir, Julius.
Julius s'avança sur le bord, à la grande pâleur de Christiane.
- Sais-tu bien, dit Samuel, que ce serait ici un lieu commode pour se défaire d'un homme à qui l'on en voudrait ? Un coup de coude suffirait, et je doute que le camarade remontât jamais, ou que personne descendît le chercher.
- Retirez-vous ! cria Christiane effrayée en tirant vivement Julius par le bras.
Samuel éclata de rire.
- Est-ce que vous avez peur que je ne donne un coup de coude à Julius ?
- Oh ! c'est que le moindre faux pas !... balbutia Christiane, toute confuse de son mouvement.
- Le Trou de l'Enfer est périlleux en effet, reprit le pasteur, et, outre sa légende pleine de mystères, il a son histoire plein de catastrophes. Il n'y a pas encore deux ans qu'un fermier des environs y est tombé, ou s'y est précipité, le malheureux ! On a essayé de retrouver son corps. Mais ceux qui ont eu le courage de descendre avec des cordes dans le gouffre ont à peine eu le temps de crier qu'on les remontât. à une certaine profondeur, les exhalaisons méphitiques de l'abîme causent l'asphyxie et la mort.
- Brave et profond gouffre ! dit Samuel. Il me plaît autant pour le moins sous le soleil que dans les ténèbres. Voyez, les fleurs sauvages y poussent cependant. La verdure y décore le danger. Il est charmant et mortel. Prestige et vertige ! Je disais à minuit que je l'aimais ; je trouve à midi qu'il me ressemble.
- Oh ! c'est vrai, s'écria Christiane comme irrésistiblement frappée.
- Prenez garde, à votre tour, de tomber, mademoiselle ! reprit gracieusement Samuel en l'écartant du bord.
- Allons-nous-en d'ici, dit Christiane. Vous pouvez vous moquer de moi, mais j'ai toujours peur en ce lieu funeste. Mon cœur se serre, ma raison s'égare. Mon tombeau ouvert m'épouvanterait moins. Le malheur est ici. Allons-nous-en voir la ruine.
Ils se dirigèrent tous quatre en silence du côté du vieux burg, et quelques minutes après ils entraient dans les décombres qui avaient été le château d'Eberbach.
Au jour, la ruine était aussi joyeuse et verdoyante qu'elle était effrayante et morne la nuit. Une végétation moussue et fleurie se mêlait à tous les débris, égayant et parfumant tout, recousant chaque fente d'un cordon de lierre ou d'un cep de vigne, espoir de ce passé, jeunesse de cette vieillesse, vie de cette mort.
Des nids d'oiseaux chantaient à chaque branche, et au bas du château, du côté où le cheval de Samuel avait si terriblement tournoyé sur le vide, le Neckar, éclatant de soleil, se déployait largement à perte de vue à travers toutes les fécondités de la vallée.
Devant ce grand et doux spectacle, Julius se mit à rêver. Samuel avait entraîné le pasteur vers une porte surmontée d'armoiries dégradées, et se faisait raconter l'histoire des anciens comtes d'Eberbach.
Christiane dit à Julius :
- à quoi donc songez-vous ?
Le geste qu'avait fait la jeune fille pour l'écarter du précipice avait un peu enhardi Julius.
- à quoi je songe ? répondit-il. Oh ! Christiane, vous disiez tout à l'heure devant l'abîme : Le malheur est ici. Je songe, moi, devant ces ruines : Le bonheur est là. Oh ! Christiane, quelqu'un qui rebâtirait ce château dans sa beauté et sa majesté premières, et qui, enfermant son avenir dans ce passé comme pour le conserver et l'ennoblir, vivrait dans cette solitude, le ciel sur sa tête, ce spectacle sous les yeux, et à ses côtés une femme pure, jeune de cœur comme d'âge, faite de rosée et de lumière ! Oh ! Christiane, écoutez-moi...
Sans savoir pourquoi, Christiane se sentit tout émue. Une larme lui vint aux yeux, quoiqu'elle n'eût jamais été plus heureuse.
- écoutez-moi, reprit Julius. Je vous dois la vie. Ce n'est pas une phrase, c'est une certitude. J'ai le cœur superstitieux. Il y a un moment, dans ce duel, où j'ai vu sur ma poitrine la pointe de l'épée de mon adversaire. Je me suis senti perdu. Alors j'ai pensé à vous ; mon âme a prononcé votre nom, et l'épée n'a fait que m'effleurer. Je suis sûr que dans ce moment-là vous priiez pour moi.
- à quelle heure ? dit Christiane.
- à onze heures.
- Oh ! c'est vrai que je priais ! dit naïvement l'enfant avec une surprise joyeuse.
- Je le savais. Mais ce n'est pas tout. à la seconde passe, j'ai été touché encore, et j'étais mort si la lame de mon adversaire n'eût trouvé et suivi un sachet de soie qui soutenait devinez quoi ? L'églantine enchantée que je tenais de vous.
- Oh ! vraiment ? Oh ! sainte Vierge, merci ! s'écria Christiane.
Julius reprit :
- Eh bien ! Christiane, puisque vous avez pris la peine d'intercéder pour moi, puisque vous avez réussi, c'est peut-être que ma vie doit vous être bonne à quelque chose. Ah ! si vous vouliez !
Christiane était toute tremblante et ne répondait pas.
- Un mot, poursuivit Julius, la couvrant d'un œil de flamme et de tendresse, ou, sinon un mot, au moins un geste, un signe que ce que je vous dis ne vous blesse pas ; que vous ne repousseriez pas, vous, ce rêve de vivre ainsi tous deux dans cette belle nature, seuls avec votre père...
- Et sans Samuel, dit brusquement une voix ironique derrière eux.
C'était Samuel, qui avait quitté le pasteur et qui avait écouté les derniers mots de Julius.
Christiane rougit. Julius se retourna, furieux contre Samuel qui interrompait si maladroitement son doux songe éveillé. Mais, à l'instant où il allait lui dire quelque parole blessante, il en fut empêché par l'arrivée du pasteur qui rejoignait ses hôtes.
Samuel se pencha à l'oreille de Julius :
- Valait-il mieux te laisser surprendre par le père ? dit-il.
On reprit le chemin du presbytère.
Les quatre promeneurs ne firent cette fois qu'un groupe. Christiane évitait Julius. Julius de son côté ne cherchait plus Christiane ; il craignait sa réponse autant qu'il la désirait. Sur la route, en revenant, l'approche des promeneurs fit tout à coup fuir quatre ou cinq chèvres.
- Ce sont les chèvres de Gretchen, dit Christiane. La chevrière ne doit pas être loin.
Gretchen apparut bientôt, en effet, assise au sommet d'un
monticule ; elle avait repris avec ses habits agrestes et simples son aisance et sa grâce sauvages.
Le pasteur appela Christiane et lui dit quelques mots à voix basse. Christiane répondit par un signe d'assentiment, et se mit aussitôt à gravir le monticule, se dirigeant vers Gretchen. Julius et Samuel s'élancèrent en même temps pour lui offrir la main et la soutenir.
- Non pas, leur dit-elle en riant, non pas ! Il faut que je parle seule à Gretchen, et je suis bien assez montagnarde pour me passer de votre aide, messieurs.
Et elle grimpa seule, vive et légère, et eut bientôt rejoint la pastoure. Gretchen était triste et avait dans les yeux une larme.
- Qu'as-tu donc ? lui demanda Christiane.
- Oh ! mademoiselle, vous savez bien, ma petite biche, que j'avais trouvée orpheline dans la forêt, et que j'élevais comme ma fille, je ne l'ai plus retrouvée en rentrant ; elle est perdue.
- Sois donc tranquille ! elle reviendra au bercail, dit Christiane. Mais, écoute, Gretchen, j'ai à te parler longuement. Demain matin, de six heures à sept, attends-moi.
- Et moi aussi j'ai à vous parler, répondit Gretchen. Depuis trois jours les plantes m'ont dit sur vous bien des choses.
- Eh bien ! où conduiras-tu tes chèvres ?
- Du côté du Trou de l'Enfer, voulez-vous ?
- Non, non, du côté des ruines plutôt !
- J'y serai, mademoiselle.
- Eh bien ! demain matin, à six heures, aux ruines. à demain, Gretchen.
Christiane, en se tournant, fut toute surprise de trouver derrière elle Samuel qui, en quelques bonds, venait de gravir la colline.
- J'ai voulu du moins vous offrir mon bras pour redescendre, lui dit-il.
Elle ne sut s'il les avait entendues.


Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente