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Chapitre XXI
Les fleurs savantes

Le lendemain matin, il n'était pas cinq heures et demie quand Samuel entra tout habillé et son fusil sur l'épaule dans la chambre de Julius.
- Holà ! dormeur éternel, lui dit-il, tu ne veux pas venir à la chasse avec moi ?
Julius se frotta les yeux.
- Tu vas à la chasse ?
- à la chasse de toute sorte de gibier. Pourquoi sans cela aurions-nous apporté nos fusils ? Hé ! tu te rendors ? écoute, si tu te décides à te lever, tu me rejoindras.
- Non, dit Julius, je ne pourrai sortir ce matin.
- Ah ! et pourquoi donc ?
- Je vais écrire à mon père.
- Encore ! Quel fils épistolaire tu fais !
- J'ai des choses très-importantes à lui dire.
- Comme il te plaira, reprit Samuel qui avait ses raisons pour ne pas insister. à tantôt alors.
- Bonne chance !
Samuel sortit et Julius se leva. Mais, si matinal qu'eût été Samuel, Christiane avait été plus matinale encore. à l'heure où, pour des dessins assez douteux, le sceptique étudiant cheminait en sifflant dans l'herbe emperlée de rosée, la douce jeune fille, plus prompte encore à sa bonne action, était déjà arrivée près de Gretchen, aux ruines d'Eberbach, et présentait à la petite chevrière, avec des paroles tendres et persuasives, le brave garçon qui voulait faire d'elle sa femme, l'honnête et laborieux Gottlob, un jeune laboureur de Landeck, qui, depuis un an, de loin et sans rien oser dire, aimait la jolie chevrière à en perdre la tête.
Gretchen, triste mais résolue, refusait toujours.
- Ainsi, vous ne voulez pas de moi, Gretchen ? disait, le cœur gonflé, le pauvre Gottlob. Vous me rejetez et vous me méprisez ?
- Je vous remercie et je vous bénis, Gottlob, répondit Gretchen. C'est d'un bon cœur d'avoir pensé à épouser cette petite gardeuse de chèvres qui ne possède pas un pfennig, cette fille de bohémienne sans foyer et sans famille. Mais, Gottlob, la plante qui n'a pas de racines ne doit pas avoir de fleurs. Laissez-moi à ma solitude et à ma sauvagerie.
- écoute, ma Gretchen, reprenait Christiane, mon père dit que ce qui est contre nature est contre Dieu, et que tu seras peut-être punie et repentante, un jour, d'avoir méconnu la loi commune.
- Chère demoiselle, vous avez la beauté et la bonté des fleurs, et votre père en a la sagesse et la sérénité. Mais je suis ma nature à moi en gardant ma liberté du grand air et de la forêt. Transplantez dans votre jardin cette aubépine sauvage, elle mourra.
- Non ! dites plutôt que vous me haïssez, Gretchen ! s'écria Gottlob. Laissons-la, mademoiselle Christiane, je vois bien qu'elle me hait.
- Arrêtez, Gottlob, reprit Gretchen, et n'emportez pas contre moi une pensée amère. Gottlob, si j'avais jamais souhaité vivre dans la maison et sous la domination d'un mari, c'est votre toit et votre autorité que j'aurais choisis, entendez-vous, parce que vous êtes bon et fidèle, et que vous travaillez avec calme et force, selon le devoir de la créature humaine. Gottlob, retenez encore ceci : si jamais Gretchen change d'avis, et que vous n'ayez pas engagé à une autre votre foi, Gretchen ne prendra pas d'autre mari que vous ; elle s'y engage devant Dieu. C'est tout ce que je puis vous dire, Gottlob. Et maintenant donnez-moi une poignée de main et pensez sans haine à moi, qui penserai à vous comme à un frère.
Le pauvre Gottlob voulut parler et ne put. Il se contenta donc de serrer la main que lui tendait Gretchen, fit un humble salut à Christiane, et s'éloigna d'un pas inégal à travers les décombres.
Quand il fut parti, Christiane voulut essayer encore de faire entendre raison à Gretchen ; mais la chevrière la supplia de ne plus l'affliger de ses instances.
- Parlons de vous, ma chère demoiselle, lui dit-elle, de vous qui, Dieu merci ! n'avez rien de ma méchante et folle humeur, et qui pourrez être aimée comme vous méritez de l'être.
- Nous avons le temps, dit en riant Christiane. Et ta biche perdue ?
- Elle n'est pas revenue, mademoiselle, répondit tristement Gretchen. J'ai passé toute la nuit à l'appeler : inutile. Ce n'est pas la première fois qu'elle se sauve, l'ingrate ! et j'espérais toujours qu'elle reviendrait. Mais elle n'est jamais restée si longtemps dans le bois.
- Tu la retrouveras, rassure-toi.
- Je n'y compte plus. Voyez-vous, ce n'est pas comme mes chèvres qui sont tout de suite apprivoisées. La biche, elle, est née sauvage, et elle a peine à se faire aux cabanes et aux visages humains. Elle a la liberté dans le sang. Elle me ressemble, et c'est pour cela que je l'aimais, c'est pour cela...
Gretchen n'acheva pas. Tout à coup elle tressaillit, et se dressa debout effarée.
- Qu'as-tu donc ? s'écria Christiane.
- Est-ce que vous n'avez pas entendu ?
- Quoi ?
- Un coup de feu ?
- Non.
- Eh bien ! je l'ai entendu, moi, et c'est comme si je l'avais reçu moi-même. Si c'était sur ma biche qu'on avait tiré !...
- Allons ! tu es folle. Calme-toi, et, puisque tu veux parler de moi, parlons-en plutôt.
Il ne fallut pas moins que la pensée de Christiane pour faire oublier à Gretchen son inquiétude. Elle se rassit à terre, et levant sur Christiane des yeux pleins de tendresse :
- Oh ! oui, parlons de vous, dit-elle. J'en parle tous les jours avec mes fleurs.
- Voyons, reprit Christiane non sans quelque hésitation, est-ce que, vraiment, tu crois à ce que tes fleurs te disent ?
- Si j'y crois ! fit Gretchen ; et son regard brilla, et son front prit un air d'inspiration singulière. Je n'y crois pas, j'en suis sûre. Quel intérêt les fleurs auraient-elles à mentir ? Rien n'est plus certain sur cette terre. La science du langage des plantes est très-ancienne. Elle vient de l'Orient et des premiers temps du monde, quand les hommes étaient encore assez simples et assez purs pour que Dieu daignât leur parler. Ma mère savait lire dans les herbes, et elle me l'a enseigné ; c'était sa mère qui le lui avait enseigné à elle. Vous ne croyez pas aux fleurs ? La preuve qu'elles disent vrai, c'est qu'elles m'ont dit que vous aimerez M. Julius.
- Elles se trompent ! dit vivement Christiane.
- Vous n'y croyez pas ? La preuve qu'elles disent vrai, c'est qu'elles m'ont dit que M. Julius vous aime.
- En vérité ? reprit Christiane. Eh bien ! voyons, j'y veux croire. Consultons-les ensemble.
- Tenez, je vous en ai apporté toute une moisson, dit Gretchen en montrant à ses pieds un gros bouquet parfumé. Sur quoi les consulterons-nous ?
- Tu prétendais l'autre jour qu'elles t'avaient dit que ces deux jeunes gens devaient me porter malheur. Je veux savoir ce qu'elles entendent par là.
- C'est justement de ces deux jeunes gens que je voulais aussi vous parler.
- Eh bien ?
- Regardez. Voici des plantes cueillies ce matin avant l'aube. Nous allons les interroger. Mais je sais d'avance ce qu'elles répondront ; car, depuis l'autre jour, j'ai fait l'expérience déjà treize fois, et toutes les treize fois elles ont fait la même réponse.
- Laquelle ?
- Vous allez voir.
Elle se leva, prit à terre les herbes fraîches, les étala sur une table de granit veloutée de mousse et les rangea dans un certain ordre mystérieux, selon leur forme, et l'heure ou l'endroit où elles avaient été cueillies.
Puis, fixant sur elles un regard profond, oubliant par degrés la présence de Christiane, et, de plus en plus absorbée dans une contemplation extatique, elle commença à parler d'une voix lente et presque solennelle :
- Oui, les herbes disent tout pour qui sait les comprendre. Les hommes ont des livres où ils écrivent leurs pensées avec des lettres ; le livre de Dieu, c'est la nature, et sa pensée y est écrite en plantes. Seulement, il faut savoir la lire. Moi, ma mère m'a appris à épeler les fleurs.
Sa figure s'assombrit.
- Toujours les mêmes mots ! murmura-t-elle. Celui qui est toujours là quand on ne l'attend pas est un homme de calamité. Pourquoi l'ai-je amené ! Et l'autre, sera-t-il moins funeste ? Pauvre chère fille ! voici déjà qu'elle l'aime.
- Mais non ! interrompit Christiane. Tes fleurs sont méchantes !
- Et lui, poursuivit Gretchen sans remarquer l'interruption, comme il aime Christiane !
- Laquelle dit cela ? demanda vivement Christiane. Est-ce cette fleur de mauve ? Comme elle est jolie !
Gretchen continua, toujours absorbée :
- Ils sont jeunes, ils s'aiment, ils sont bons, et c'est pour cela qu'ils seront malheureux. Toujours la même réponse. Mais voilà qui est extraordinaire !
- Quoi donc ? demanda Christiane inquiète.
- Je n'avais pas encore été jusque-là. Ici, je les vois tous deux qui s'unissent ; puis l'union finit brusquement, presque aussitôt. Mais c'est étrange ! la séparation n'est pas la mort, et cependant ils s'aiment toujours. L'un sans l'autre, de longues années, séparés, éloignés, ils vivent comme étrangers. Qu'est-ce que cela veut dire ?
Comme elle se penchait sur la table avec anxiété, une ombre passa devant le soleil et se refléta subitement sur les herbes.
Christiane et Gretchen se retournèrent en sursaut. C'était Samuel.
Samuel feignit un profond étonnement en apercevant Christiane.
- Pardon de vous déranger, dit-il, mais je venais prier Gretchen, qui connaît toutes les broussailles du bois, de me rendre un service. Voici ce que c'est : tout à l'heure, dans la forêt, j'ai tiré sur une pièce de gibier.
Gretchen tressaillit. Samuel continua :
- Je suis sûr de l'avoir blessée très-gravement. J'offre à Gretchen un frédéric si elle veut bien chercher l'endroit où elle est allée mourir. Elle a disparu du côté du Trou de l'Enfer.
- Une biche ? demanda Gretchen tremblante.
- Blanche, tachetée de gris.
- Je vous l'avais bien dit ! cria Gretchen à Christiane.
Et elle partit comme une flèche.
Samuel regarda cette brusque sortie avec étonnement.
- Pardieu ! se dit-il, j'ai réussi plus aisément que je n'espérais à rester seul avec Christiane.




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