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Chapitre XXXVII
Le philtre

Samuel descendit dans son laboratoire. Le mélange qu'il avait placé sur le feu bouillait. Il le laissa se consommer un moment, prit un morceau de pain et un peu d'eau, et se mit à manger et à boire en attendant.
Son repas fait, il prit une fiole, y versa la mixture et mit la fiole dans sa poche.
Il regarda à sa montre. Il était quatre heures trois quarts.
- J'ai trois heures à moi, dit-il.
Il prit un livre et se plongea dans la lecture, posant parfois le volume pour écrire de longues notes.
Les heures se passèrent sans qu'il s'arrachât à son travail et sans qu'il fît un autre mouvement que celui de tourner des feuilles et de tracer des lignes. Enfin, il s'interrompit.
- Maintenant, dit-il, je crois qu'il est temps.
Il tira encore sa montre.
- Sept heures et demie. Bien.
Il se leva, sortit par l'écurie et gravit un passage en pente, sans flambeau, sans tâter les murs, et aussi lestement que s'il eût marché dans la compagne en plein jour. Puis il s'arrêta et se mit à écouter.
N'entendant aucun bruit, il poussa d'une certaine façon un quartier de roc qui roula sur ses gonds, et il sortit.
Il était derrière la cabane de Gretchen, à cette place même où Gretchen et Christiane s'étaient étonnées de le voir apparaître le matin.
La nuit commençait à tomber. Gretchen n'avait pas encore rentré ses chèvres.
Il alla à la porte de la cabane. Elle était fermée. Il tira une clef de sa poche, ouvrit et entra. Il y avait dans un bahut la moitié d'un pain, le souper de Gretchen. Samuel prit le pain, y versa trois gouttes de la fiole qu'il avait apportée et le remit à a place.
- Comme préparation et pour un premier effet, ceci suffira, murmura-t-il. Demain, je serai revenu à temps pour doubler la dose.
Puis il sortit et referma la porte. Mais, avant de s'enfoncer de nouveau dans son passage souterrain, il se retourna et s'arrêta. Il avait alors à sa gauche la cabane de Gretchen, à sa droite le château, à demi estompé par l'ombre du soir, et où les fenêtres de l'appartement de Christiane rayonnaient illuminées sur la façade obscure.
Un éclair sinistre jaillit de sa prunelle.
- Oui, s'écria-t-il, je vous enveloppe et je vous tiens toutes les deux ! J'entrerai dans vos destinées quand je voudrai, à mon heure, comme j'entre dans vos chambres. Je suis le maître du château et le maître du rocher ; ainsi, je veux être le maître de celles qui semblent la vie du rocher et l'âme du château, de la brune Gretchen, âpre et sauvage comme sa forêt verte, de la blonde Christiane, délicate et précieuse comme son palais sculpté. Je veux ! Maintenant je ne puis plus moi-même reculer. Ma volonté est devenue ma loi et votre fatalité. C'est votre faute ! Pourquoi votre prétendue vertu a-t-il défié, combattu et même jusqu'ici vaincu, mon soi-disant crime ? Pourquoi votre fausse faiblesse a-t-elle bravé, outragé, et je crois, Dieu me damne ! frappé ce que j'appelais ma force ? Et voilà plus d'un an que cela dure ! Dans cette partie terrible engagée par votre orgueil contre le mien, puis-je perdre ? Je n'ai peur que de moi-même au monde ; puis-je abdiquer devant deux enfants ce dernier sentiment : ma propre estime ? D'ailleurs, votre défaite est nécessaire à la lutte que, comme Jacob, je soutiens avec l'Esprit de Dieu. Il faut que je me prouve que l'homme est aussi le maître du bien et du mal, et peut, tout comme une Providence et contre elle, faire pécher les plus purs et choir les plus fermes. Enfin, le mot de l'absolu est peut-être dans l'amour que je vous demande. Lovelace, singulier orgueilleux ! endort celle dont il veut triompher. Je ne t'endormirai pas, je t'éveillerai, Gretchen. Le marquis de Sade, voluptueux étrange ! poursuit l'idéal de l'esprit infini dans la torture de la matière bornée. Ce n'est pas ton corps, mais ton âme, Christiane, que je posséderai par la douleur. Et nous verrons si mon alchimie du vouloir humain ne produit pas quelque chose ! Ah çà, mais il me semble que je cherche des excuses et des raisons à mon action ? Fi donc ! J'agis ainsi, mordieu ! parce que je suis ainsi, parce que tel est mon caractère et mon bon plaisir, quia nominor leo... Ah ! voilà Gretchen qui rentre.
à la pâle lueur des étoiles, Gretchen retrait, en effet, chassant ses chèvres devant elle, mais rêveuse, distraite, la tête penchée vers la terre.
- Celle-ci pense déjà à moi ! se dit Samuel souriant.
Au même moment, la fenêtre de Christiane s'ouvrait, et le regard perçant de Samuel distingua Christiane elle-même, qui vint s'appuyer sur son balcon et leva ses beaux yeux d'azur vers le ciel d'azur.
- Est-ce que celle-là pense toujours à Dieu ? se dit Samuel en se mordant les lèvres. Oh ! avant que ces étoiles se lèvent une deuxième fois, je l'aurai forcée à penser à moi, à penser à l'homme qui, en vingt-quatre heures, aura pu déplacer une ville et défaire une âme.
Il rentra brusquement dans le rocher.


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