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Chapitre IV
Cinq heures en cinq minutes

Le pasteur Schreiber avait la ferme et loyale physionomie d'un prêtre allemand habitué à pratiquer ce qu'il prêche. C'était un homme de quarante-cinq ans à peu près, par conséquent jeune encore. Son visage portait l'empreinte d'une bonté mélancolique et grave. La gravité lui venait de sa fonction ; la mélancolie de la mort de sa femme et de sa fille. On sentait qu'il ne s'était pas consolé, et l'ombre incessante du regret humain luttait sur son front avec la clarté consolatrice des espérances chrétiennes.
Il tendit la main aux jeunes gens, s'inquiéta de la manière dont ils avaient dormi et les remercia d'avoir bien voulu frapper à sa porte.
Un instant après, la cloche sonna le dîner.
- Allons rejoindre ma fille, messieurs, dit le pasteur. Je vous montre le chemin.
- Il ne nous demande pas nos noms, souffla tout bas Samuel à Julius. Inutile dès lors de les lui dire. Le tien est peut-être trop éclatant pour la modestie de la petite, et le mien trop hébraïque pour la piété du bonhomme.
- Soit, dit Julius, donnons-nous des airs de prince et faisons de l'incognito.
Ils entrèrent dans la salle à manger où ils retrouvèrent Christiane et son neveu. Christiane salua les deux jeunes gens avec grâce et timidité.
On s'assit à une table carrée, simplement mais abondamment servie ; le pasteur entre les deux amis, Christiane vis-à-vis de lui, et séparée de Julius par l'enfant.
Le repas fut d'abord assez silencieux. Julius, embarrassé devant Christiane, se taisait. Christiane paraissait ne s'occuper que du petit Lothario, qu'elle semblait soigner comme une jeune mère, et qui l'appelait sa sœur. La conversation ne fut donc à peu près soutenue que par le pasteur et Samuel. Le pasteur était heureux de recevoir des étudiants.
- Et moi aussi j'ai été studiosus, dit-il. La vie des étudiants était joyeuse alors.
- Elle est un peu plus dramatique maintenant, dit Samuel en regardant Julius.
- Ah ! continua le pasteur, ce fut bien là le meilleur temps de ma vie. Depuis, j'ai payé assez cher le bonheur de ces commencements. J'espérais en la vie alors. Maintenant c'est tout le contraire. Oh ! je ne dis pas cela pour vous attrister, mes jeunes hôtes ; je dis cela presque gaiement, vous voyez. Et je souhaite, en tout cas, que la terre me garde encore jusqu'à ce que j'aie vu ma Christiane heureuse dans la maison de ses aïeux...
- Mon père !... interrompit Christiane d'un ton de tendre reproche.
- Tu as raison, ma sagesse blonde, dit le pasteur, parlons d'autre chose. Sais-tu que, grâce à Dieu, l'ouragan de cette nuit a respecté presque toutes mes chères plantes.
- Vous êtes botaniste, monsieur ? demanda Samuel.
- Un peu, répondit avec quelque fierté le pasteur. Le seriez-vous aussi, monsieur ?
- à mes heures, reprit négligemment le jeune homme.
Puis, laissant le pasteur s'engager sur ses études favorites, Samuel tout à coup démasqua, pour ainsi dire, des connaissances profondes et hardies, s'amusa à stupéfier le digne homme par ses aperçus nouveaux et ses idées imprévues, enfin, sans se départir de sa manière polie, froide et un peu moqueuse, et sans avoir l'air d'y vouloir toucher, mit en déroute, par la supériorité de sa science véritable, l'érudition un peu superficielle et surtout un peu surannée du pasteur.
Pendant ce temps, Julius et Christiane, qui étaient restés muets jusque-là, s'observant seulement à la dérobée, commençaient à s'apprivoiser un peu.
Lothario servit d'abord entre eux de lien. Julius n'osait pas encore parler lui-même à Christiane, mais il faisait à l'enfant des questions auxquelles Lothario ne pouvait répondre. Alors l'enfant interrogeait Christiane, qui répondait à Lothario et à Julius. Et Julius se sentait tout heureux de ce que la pensée de la jeune fille prenait, pour arriver à lui, l'intermédiaire de cette bouche pure et aimée.
Au dessert, grâce à cette rapidité et à cette facilité d'expansion qui est le charme suprême de l'enfant, ils étaient déjà bons amis tous trois.
Aussi, quand on se leva pour prendre le café dans le jardin, sous l'ombrage, Julius eut un serrement de cœur et un froncement de sourcil en voyant Samuel s'approcher d'eux, et venir troubler leur commencement de douce intimité. Le pasteur avait voulu aller chercher lui-même de la vieille eau-de-vie de France.
Ce n'était pas par défaut de hardiesse qu'il péchait, lui, ce grand et sardonique Samuel, et Julius s'indignait du regard tranquille et fat qu'il laissait reposer sur cette ravissante Christiane en lui disant :
- Nous avons à vous demander pardon, mademoiselle, pour avoir sottement dérangé, ce matin, la leçon que vous donniez à votre petit neveu.
- Oh ! dit-elle, j'avais fini.
- Je n'ai pu retenir une exclamation. Figurez-vous que, vu son accoutrement, son bouc et les éclairs, nous n'avions pas été loin de prendre la fille qui nous a introduits hier ici pour une sorcière. Nous nous endormons dans cette idée, et, le matin, en ouvrant notre fenêtre, nous trouvons le bouc métamorphosé en adorable enfant, et la sorcière...
- C'était moi ! dit Christiane avec une moue joyeuse et un peu railleuse aussi vivement.
Et, se retournant vers Julius, qui affectait une mine réservée :
- Est-ce que vous aussi, monsieur, vous m'avez prise pour une sorcière ? demanda-t-elle.
- Eh ! mais, dit Julius, ce n'est pas naturel d'être si jolie.
Christiane, qui avait souri au mot de Samuel, rougit au mot de Julius.
Intimidé d'en avoir tant dit, Julius se hâta de revenir à l'enfant.
- Lothario, veux-tu que nous t'emmenions à l'Université ? dit-il.
- Sœur, demanda Lothario à Christiane, qu'est-ce que c'est que l'Université ?
- C'est ce qui est censé vous apprendre tout, mon enfant, dit avec enjouement le pasteur qui revenait.
L'enfant se tourna gravement vers Julius :
- Je n'ai pas besoin d'aller avec vous, puisque j'ai ma sœur pour Université. Christiane sait tout, monsieur : elle sait lire, écrire et le français, et la musique, et l'italien. Je ne la quitterai jamais, jamais de ma vie.
- Hélas ! vous êtes plus heureux que nous, mon petit homme, dit Samuel : car voici pour nous l'heure de repartir, Julius.
- Comment ! s'écria le pasteur, vous ne me donnez pas au moins cette journée ! vous ne souperez pas avec nous !
- Mille grâces ! reprit Samuel ; mais notre présence à Heidelberg, ce soir, est indispensable.
- Allons ! il n'y a pas de cours et pas d'appel le soir.
- Non, mais c'est un devoir plus sérieux encore qui nous réclame, Julius le sait bien.
- Transigeons, dit le pasteur. Heidelberg n'est qu'à sept ou huit milles de Landeck. Vous pouvez toujours bien, pour faire reposer vos chevaux et laisser tomber la chaleur du jour, partir seulement à quatre heures. Vous serez encore à la ville avant la nuit close, je vous en réponds.
- Impossible. Avec la nécessité qui nous appelle là-bas, nous avons plutôt besoin d'être en avance ; n'est-ce pas, Julius ?
- Vraiment ?... murmura à demi-voix Christiane en levant sur Julius son charmant regard bleu.
Julius, qui s'était tu jusque-là, ne résista pas à la douce interrogation.
- Voyons, Samuel, dit-il, ne mécontentons pas la bonne grâce de nos excellents hôtes. Nous pouvoirs partir à quatre heures précises.
Samuel embrassa de son méchant regard Julius et la jeune fille.
- Tu le veux ? soit donc ! dit-il à Julius avec un sourire narquois.
- à la bonne heure ! s'écria le pasteur, et voici maintenant le programme de la journée : Je vais, d'ici à trois heures, vous montrer mes collections et mon jardin, messieurs. Puis, nous irons, les enfants et moi, vous faire la conduite jusqu'au carrefour de Neckarsteinach. J'ai un adroit et vigoureux garçon qui vous y amènera vos chevaux. Vous verrez ! la route, qui vous a paru si horrible dans la nuit et l'orage, est ravissante au soleil. Et nous rencontrerons sans doute par là votre prétendue sorcière. Aussi bien, elle l'est un peu, en réalité, mais le plus chrétiennement du monde ; c'est une chaste et sainte enfant.
- Ah ! je serais aise de la revoir aussi au jour, reprit Samuel. Allons à vos herbiers, monsieur, dit-il au pasteur en se levant.
Et, en passant près de Julius, il lui glissa à l'oreille :
- Je vais occuper le père et l'entamer sur Tournefort et Linnée. Suis-je assez dévoué ?
Il accapara, en effet, le pasteur, et Julius fut seul quelques instants avec Christiane et Lothario. Maintenant ils étaient plus à l'aise l'un près de l'autre ; ils se hasardaient à se regarder à se parler.
L'impression que Christiane avait faite sur Julius, le matin, se gravait en lui de plus en plus profonde. Rien de frais et de vivant comme ce doux visage où se lisaient à livre ouvert toutes les sérénités virginales. Le regard de Christiane était pur comme l'eau de source, et laissait voir au fond un cœur charmant et solide. Beauté et bonté, c'était une nature toute transparente comme ce jour de mai.
La présence de Lothario faisait à la fois l'innocence et la liberté du doux entretien. Christiane montra à Julius ses fleurs, ses abeilles, sa basse-cour, sa musique, ses livres, c'est-à-dire toute sa vie calme et simple. Puis elle lui parla un peu de lui-même.
- Comment, lui dit-elle une fois, comment vous, qui paraissez si paisible et si doux, pouvez-vous avoir un ami si moqueur et si hautain ?
Elle s'était bien aperçue que Samuel raillait en dessous la bonhomie de son père, et elle l'avait pris tout de suite en antipathie.
Julius pensa que la Marguerite de Goethe dit de Méphistophélès quelque chose d'à peu près semblable dans la délicieuse scène du jardin. Mais il en était déjà à trouver que la Marguerite de Faust n'était pas comparable à sa Christiane. à mesure qu'ils causaient, il remarquait que la naïveté et la grâce de la jeune fille recouvraient un fond de raison et de fermeté qu'elle devait sans doute à la tristesse d'une enfance sans mère. Sous l'enfant il y avait déjà la femme.
Ils ne purent retenir l'un et l'autre un naïf mouvement de surprise quand le pasteur et Samuel, revenant à eux, leur apprirent qu'il était trois heures et qu'il fallait se mettre en route.
Cinq heures sont toujours cinq minutes à l'heureuse et oublieuse horloge des premiers battements du cœur.

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