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Chapitre XLIII
Mystère d'une nuit et d'une âme

Qu'avait fait Samuel depuis la veille, depuis son départ d'Heidelberg ? Le soir précédent, son cheval l'avait ramené à Landeck vers sept heures, moins de vingt-quatre heures après l'avoir quitté. Il avait pu s'introduire encore dans la cabane de Gretchen.
Il en était sorti depuis cinq minutes à peine quand Gretchen ramena ses chèvres. Elles les rentrait plus tôt que de coutume et sans attendre que la nuit fût tout à fait tombée. Elle éprouvait depuis le matin un malaise inexplicable qui lui avait ôté le sommeil et la faim. Elle se sentait à la fois excitée et brisée.
Après avoir trait et parqué ses chèvres, elle rentra dans sa cabane ; mais elle en sortit bientôt : elle ne se trouvait bien nulle part.
La chaleur de cette nuit de juillet menaçait d'être accablante. Pas un souffle. Le grillon criait dans toutes les fentes des terrains desséchés. Par une singulière contradiction, Gretchen avait soif comme ce sol altéré et elle n'avait pas envie de boire ; elle avait sommeil comme cette lourde atmosphère et elle n'avait pas envie de dormir.
On sentait flotter dans toutes choses une sorte de volupté mystérieuse et latente. Les roucoulements et les tressaillements s'endormaient amoureusement dans les nids. Une amère senteur montait des herbes. Le ciel tiède s'épanchait dans l'ombre transparente.
Getchen voulait rentrer ; et cependant elle restait, assise sur le gazon, ses mains se joignant sur ses genoux, regardant sans voir, les yeux sur les étoiles, la pensée nulle part. Elle souffrait dans tout son être, sans savoir pourquoi. Elle avait envie de pleurer. Il lui semblait que cela la soulagerait et elle s'efforçait d'y parvenir, comme la terre brûlante implorant une goutte de rosée. Après un effort immense, elle sentit enfin germer une larme dans son œil aride.
Ce qui l'étonnait le plus, c'était de ne pouvoir arracher de son esprit une idée qui, depuis vingt heures, y habitait malgré elle, l'idée de Gottlieb, ce jeune laboureur qui, l'année précédente, l'avait demandée en mariage. Pourquoi y pensait-elle avec peine et avec plaisir, elle à qui il avait toujours été indifférent ?
Il n'y avait pas un mois encore que Gottlieb, la rencontrant, lui avait demandé timidement si elle n'avait pas changé de sentiment et si elle n'aimait toujours que la solitude. Elle lui avait répondu que sa liberté lui était plus chère que jamais.
Gottlieb lui avait dit que ses parents voulaient le forcer de se marier avec Rose, une fille du pays. Gretchen n'avait pas ressenti le moindre mouvement de jalousie. Elle avait cordialement engagé Gottlieb à satisfaire ses parents ; et, loin d'être piquée dans son cœur et dans son amour-propre, elle avait éprouvé une joie réelle à savoir que ce brave garçon pourrait se consoler avec une autre et vivre heureux avec elle.
Depuis cette rencontre, elle avait quelquefois repensé à ce mariage de Gottlieb, toujours avec le même sentiment de plaisir. Pourquoi donc y pensait-elle aujourd'hui avec une espèce d'amertume et de regret ? Pourquoi ne se représentait-elle pas sans un trouble indicible ce jeune homme dans les bras d'une autre femme ? Pourquoi l'image de Gottlieb, vainement repoussée, revenait-elle sans cesse la harceler, comme les mouches taquines qu'elle chassait de la main ? Pourquoi ce jour-là même, au lieu de mener ses chèvres, selon son habitude, du côté des rochers ou dans les profondeurs du bois, avait-elle cherché, tout au rebours, la lisière et le côté des plaines ? Gottlieb avait par là des pièces de terrain. Pourquoi était-elle restée dans ces environs tout le jour ? et pourquoi, Gottlieb n'ayant pas paru, avait-elle eu dans l'âme comme une vague tristesse ?
Elle s'était décidée à revenir, sans même attendre la fin du jour. Tout à coup elle avait tressailli : elle entendait derrière elle la voix de Gottlieb. Elle s'était retournée et avait aperçu dans le chemin creux le jeune homme revenant des champs. Mais il n'était pas seul. Le père de Rose, et Rose elle-même, étaient avec lui.
Il donnait le bras à sa fiancée et lui parlait gaiement. Gretchen s'était cachée derrière les arbres et n'avait pas été vue.
Pourquoi son cœur s'était-il serré ? Pourquoi avait-elle jeté sur Rose un regard de jalousie ? Pourquoi avait-elle vu passer devant ses yeux, pour la première fois de sa vie, les ardents mystères des nuits de noces ? Pourquoi la gaieté de Gottlieb et la fierté de Rose la poursuivaient-elles jusqu'au seuil de sa cabane ? Pourquoi ce qu'elle avait souhaité l'attristait-il ? Pourquoi, elle qui n'avait jamais eu une mauvaise pensée, le bonheur des autres venait-il de faire filtrer de son cœur cette larme si aride et si profonde ? Toutes questions auxquelles elle ne pouvait répondre.
Elle voulut secouer ses idées. Elle se leva. La fièvre brûlait ses yeux et ses lèvres.
- C'est décidément que j'ai soif et que j'ai sommeil, se dit-elle.
Elle rentra dans sa cabane, battit le briquet et alluma sa lampe d'argile. Puis elle ouvrit son buffet et y prit du pain. Mais elle n'en mangea qu'une bouchée. Elle n'avait pas faim. Et puis, le pain lui parut avoir encore le goût bizarre qu'elle avait déjà remarqué la veille.
Elle avait mis du lait caillé en réserve dans un coin de la huche. Elle se mit à boire avec avidité...
Elle s'interrompit brusquement. Elle trouvait au lait une amertume singulière. Mais elle avait tellement soif, que cela ne l'arrêta pas.
- Bah ! dit-elle je suis folle !
Et elle but jusqu'à la dernière goutte.
Elle se sentit un peu rafraîchie et se coucha tout habillée sur son lit de fougère. Mais elle ne put dormir. Bientôt elle fut plus agitée qu'avant. Le lait qu'elle avait bu, loin d'apaiser sa soif, semblait l'avoir excitée. Elle étouffait dans cette chambre étroite, elle avait du feu dans les veines, du feu dans la tête.
Elle n'y put tenir et se leva pour sortir. En gagnant la porte, son pied glissa sur quelque chose. Elle regarda à terre et aperçut un objet brillant. Elle se baissa et ramassa une toute petite fiole d'un métal qui n'était pas de l'or ni de l'argent, et qu'elle ne connaissait pas.
Qui avait laissé là cette fiole ? Gretchen avait fermé sa cabane en partant. Elle en était sûre.
La fiole était vide ; mais l'odeur de ce qu'elle avait contenu y restait encore. Gretchen reconnut l'odeur qu'elle avait cru remarquer dans son pain et dans son lait. Elle passa sa main sur ses cheveux.
- Décidément, se dit-elle éperdue, je suis folle, M. Schreiber avait raison dans le temps. La solitude n'est pas bonne. ô mon Dieu !
Elle se força à la réflexion et au souvenir. Elle regarda autour d'elle et crut se rappeler que ses quelques meubles n'étaient pas rangés comme cela le matin. Quelqu'un était-il donc venu ?
Elle sortit. La nuit était tout à fait tombée depuis plus de deux heures et l'air devait commencer à fraîchir. Et pourtant, l'air lui parut plus chaud encore. Il lui sembla qu'elle respirait du feu.
Elle s'étendit sur l'herbe. Mais l'herbe lui fit l'effet d'être ardente.
Elle s'étendit sur le rocher ; mais la pierre n'était pas moins brûlante que la terre ; le granit, comme un poêle qui reste chaud après que le bois est consumé, avait gardé l'impression du soleil.
- Qu'est-ce donc qu'elle avait bu ? quel était ce philtre ? qui avait apporté cette fiole ?
Soudain elle frissonna de la tête aux pieds : la pensée de Samuel, écartée jusque-là par la pensée de Gottlieb, venait de traverser son esprit.
Samuel ! Oh oui ! ce devait être lui. Aussitôt toutes ses terreurs superstitieuses lui revinrent. Samuel était certainement le démon. Oui, c'était cela, il l'avait menacée, il tenait sa parole, il s'était emparé d'elle, il la possédait, il allait venir la prendre. Le démon n'est pas embarrassé pour entrer dans les maisons sans clef ; il n'y a pas de serrures contre lui. Gretchen se sentait perdue.
Et, mystère infernal ! tout en étant effrayée et désespérée, elle était en même temps presque charmée. Elle avait une joie amère à songer que le démon la tenait. Elle était sûre que Samuel allait venir et elle l'attendait avec autant d'impatience que d'horreur. Une moitié d'elle disait : Tant mieux ! Une ivresse terrible faisait chanceler son imagination. Le vertige de l'enfer commençait à la saisir. Elle avait hâte de se précipiter dans la damnation.
à un moment, l'idée de Gottlieb lui revint encore. Mais elle ne le vit plus comme tout à l'heure. Au lieu de la faire rêver, il lui répugna. Que lui voulait-il, ce paysan aux grosses mains rudes, aux façons communes, plus pesant que ses bœufs ? Elle, jalouse de Rose ? Ah bien oui ! Le mari, l'amant qu'elle voudrait, ce ne serait pas un rustre avec des mains faites pour la charrue ; ce serait un jeune homme au front vaste, aux mains délicates, à l'œil profond et perçant, un jeune homme savant, intime avec les plantes, connaissant les remèdes qu'il faut aux biches et aux âmes blessées, sachant guérir et sachant tuer.
Le bruit d'un pas sur le sable la fit se lever en sursaut. Elle ouvrit les yeux tout grands. C'était Samuel.


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