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Chapitre XLVII
Le bourgmestre Pfaffendorf

La porte du logis de M. le bourgmestre ouverte, Samuel, Julius et Trichter se trouvèrent devant un personnage bouffi, énorme et effaré.
- Le bourgmestre ? demanda Samuel.
- Pourquoi faire ? balbutia l'homme exorbitant.
- Pour lui parler.
- Ce n'est pas pour lui faire du mal ? hasarda timidement le Falstaff.
- Au contraire.
- Alors, c'est moi.
- J'ai bien l'honneur de vous saluer, reprit Samuel. Mais vous devez avoir une autre chambre que la dernière marche de cet escalier ; si vous voulez, nous allons nous y installer.
Le bourgmestre les introduisit, tout tremblant, dans son cabinet. Samuel s'assit.
- Voici, dit-il. Nous prenons possession de Landeck. Nous espérons que vous ne résisterez pas et que vous nous épargnerez la dure nécessité de faire l'assaut des maisons. L'Université daigne s'établir ici pour quelque temps. Vous comprenez que nous avons besoin d'être un peu les maîtres, et que nous aurons peut-être des caprices auxquels il sera bon que vous ne vous opposiez pas. Je viens m'entendre avec vous. Vous êtes bourgmestre de Landeck, je suis roi de l'Université. La hiérarchie exige que vous me cédiez votre autorité. Je l'accepte. Merci.
- Mais, bonté divine ! objecta d'une voix grave le gros bourgmestre, que venez-vous donc faire ?
- Oh ! soyez tranquille, honnête... Pardon, comment vous appellerai-je ?
- Pfaffendorf.
- Soyez tranquille, honnête Pfaffendorf. Nous venons simplement étudier et nous amuser. Nous divertirons le village, nous vous donnerons des fêtes. Cela vous va-t-il ?
- Vous respecterez les biens et les individus ?
- J'y engage ma parole royale.
- à la bonne heure ! dit Pfaffendorf, respirant.
- Est-ce convenu ? dit Samuel.
- C'est convenu.
- Touchez là, noble bourgmestre, et ne craignez nullement que j'aie l'intention d'annihiler, ni même d'amoindrir en aucune façon votre honorable importance. Je vous conserverai un rang digne de vous et je vous promets une place d'honneur dans tous les divertissements et dans toutes les cérémonies.
- Vous êtes bien bon, répondit Pfaffendorf épanoui. Mais j'y pense. Si vous aviez besoin des miliciens du village, je les mets à votre disposition.
- Combien sont-ils ?
- Un.
- Donnez-nous-le, dit Samuel en riant, nous le protégerons.
- Ne lui faites pas de mal. Je vais le chercher.
Le bourgmestre sortit, enchanté de Samuel.
Il y avait là, dans le cabinet, une table et tout ce qu'il fallait pour écrire.
- Mets-toi là, dit Samuel à Trichter.
- Ah çà, demanda Julius à Samuel, où vas-tu loger Heidelberg à Landeck ? Je t'offre bien le château, mais il ne suffira pas.
- D'abord, dit Samuel, il y aura défense expresse d'approcher du château. Nous sommes ici pour obéir à madame d'Hermelinfeld et non pour la gêner. Nous serons très-heureux si elle daigne assister à quelques-unes des fêtes que je compte improviser, et nous espérons que, malgré sa timidité, elle s'y risquera. Mais elle n'en prendra qu'à sa fantaisie, et nous ne lui imposerons pas notre voisinage.
- Alors, où logeras-tu tout le monde ?
- Eh ! parbleu ! à l'enseigne de la plus tentante par ces belles nuits d'août : à la Belle étoile ! La forêt sera notre vert dortoir. S'il pleut, j'ai des grottes où loger quatre cents personnes. Ne crains rien, ces grottes ne sont pas du côté de celles que tu sais. Quant aux vivres, nos gens d'Heidelberg en ont apporté pour un jour, et demain Landeck en regorgera ; car les habitants ne seront pas assez stupides pour ne pas profiter de la pluie de gulden qui leur tombe du ciel. Ils vont s'approvisionner cette nuit, et à l'aube, nous nagerons dans l'abondance des noces de Gamache.
Puis, se tournant vers Trichter :
- Toi, écris les ordonnances.
Un quart d'heure après, Trichter, monté sur une chaise, lisait aux étudiants, grouillants autour de lui, le décret napoléonien suivant :
« Nous, Samuel Ier, empereur des Renards, tyran des Chameaux,protecteur de la Confédération académique, etc.
» Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
» DISPOSITIONS GéNéRALES. – ART 1er. Considérant qu'il n'y a pas d'auberge à Landeck, toutes les maisons de Landeck sont converties en auberges. – ART. 2. Considérant néanmoins que les maisons de Landeck ne suffiront pas à notre colonie, il sera formé dans le bois, sous la voûte céleste, un camp pourvu de toutes les aises de la vie, tentes de coutil, lits de fougère, sophas de paille, divans de foin. Les femmes, les enfants et les valétudinaires, avec attestation du conseil médical, habiteront seuls les viles maisons de plâtre et de planches. – ART 3. Les loyers et les achats généraux et particuliers d'objets de consommation seront acquittés, selon le cas, soit par la caisse publique, soit par les bourses individuelles, excepté en ce qui concerne les marchandises que les habitants de Landeck auraient achetées à Heidelberg. Tous les objets provenant de la ville excommuniée seront confisqués sans rémission. à cette exception près, tout attentat contre les propriétés, de même que contre les personnes, sera sévèrement réprimé et puni des peines disciplinaires en usage dans la Burgenschaft.
» Toutefois, cette règle n'engage que les studentes, et, pour laisser aux nobles habitants de Landeck la liberté, ce suprême apanage de la créature humaine, il ne sera pas interdit aux hommes de prêter, et aux femmes de donner, tout ce qui leur plaira.
» DISPOSITIONS TRANSITOIRES. – La fin de cette première journée sera employée à la visite des lieux et à l'installation. Demain, deux affiches donneront, l'une le programme des cours, l'autre le programme des divertissements et réjouissances qui, sur cette terre de permission de Landeck, vont être organisés pour adoucir et charmer parmi les studentes la mélancolie de la vie. – Dès ce soir Julius d'Eberbach offre à ses anciens camarades un punch monstre dans la forêt.
» Fait à Landeck, le 10 août 1811.
« SAMUEL Ier.
» Pour copie conforme :
« TRICHTER. »
La lecture fut ponctuée de bravos. La promesse du punch surtout eut le plus grand succès. Quand Trichter eut fini de parler, ce fut un tonnerre de vivats et de hurrahs.
Le bourgmestre Pfaffendorf arrivait dans ce moment avec l'homme qui composait la milice de Landeck.
Samuel les prit et cria :
- Que tout ce qui est femme, cheval ou bagage, me suive !
Puis, escorté par le bourgmestre et le milicien, qui représentaient l'autorité et qui le dispensaient d'employer la force, il installa tant bien que mal, dans les maisons du village, les femmes, les cartons à chapeaux et les voitures.
Ensuite il revint aux hommes.

- Et vous, dit-il, qui aimez mieux le ciel qu'un plafond, et les étoiles que des chandelles, suivez-moi.

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