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Chapitre XLIX
Des programmes qui ne mentent pas

Le lendemain, Christiane n'était pas encore levée, que Julius, qui d'ordinaire se levait bien après elle, était déjà au camp des étudiants.
Il les trouva joyeux, bruyants et chanteurs. Ils avaient passé cette belle nuit d'été, les uns couchés sous les tentes, les autres dans des hamacs suspendus entre les arbres, les autres tout bonnement le dos sur le gazon et la face sous les astres. Tous affirmaient qu'ils avaient dormi à merveille.
Fresswanst seul convenait qu'il avait dormi dans une position un peu gênante : le poids de son corps, augmenté par le sommeil, lui avait fait entrer dans la chair les cordes qui le maintenaient et la branche sur laquelle il était posé, et il priait tous ses amis de regarder dans son dos s'il ne commençait pas à lui pousser des ailes.
La source avait fait les frais de la toilette générale, au milieu des quolibets et des éclats de rire. Tout donc respirait l'animation, la fraîcheur, le matin, la jeunesse. C'était un campement de Bohémiens, moins la saleté, et plus d'argent.
Samuel, avant le jour, avait quitté son souterrain et, retiré sous la tente royale, rédigeait, comme il sied à un chef de révolution, les deux programmes annoncés : le programme des études et le programme des plaisirs. Il les avait d'ailleurs composés à cet unique point de vue : étonner la curiosité de Christiane, la faire rêver, se faire admirer, la forcer peut-être à venir au camp, puisqu'il ne pouvait aller au château.
En outre, en homme pratique qu'il était, il avait dû se préoccuper du côté matériel et de l'exécution de ses projets, envoyer à Darmstadt et à Mannheim des estafettes, tout organiser enfin, soit pour la subsistance, soit pour l'agrément des imprévoyants studentes.
Lorsqu'il eut terminé tous ces difficiles préparatifs, il sortit, salué par l'acclamation unanime et fit sur-le-champ afficher ses prospectus sur les arbres.
Le peuple-étudiant se montra, contre la coutume, ravi de la façon dont son roi avait réglé l'existence commune. Une chose surtout causa un bonheur infini : l'annonce, pour une des prochaines soirées, d'une représentation des Brigands de Schiller, jouée dans un théâtre bâti exprès dans la forêt. Samuel Gelb remplirait lui-même le rôle de Karl Moor. Voilà un vrai souverain, soucieux des plaisirs de ses sujets ! Néron seul eut dans l'histoire cette délicatesse. Aussi, quoi qu'en disent les historiens aristocratiques, son nom est encore à l'heure qu'il est populaire à Rome. Les autres promesses des affiches de Samuel n'étaient pas moins tentantes. Mais, contrairement à l'usage des programmes, elles furent toutes religieusement tenues, ou plutôt dépassées. Il est donc inutile que nous les disions d'avance ; on les verra à l'exécution.
Quant à l'affiche concernant les études, en voici un notable extrait :
UNIVERSITé DE LANDECK
Cours du mois d'août 1811
« Considérant que le plaisir réduit à lui-même conduit directement à la satiété et à l'ennui, et que le travail doit servir de fond à la vie,
» Nous, recteur de l'Université sylvestre de Landeck,
» Nous avons arrêté que les cours quotidiens dont suit l'indication seront tenus, pour remplacer avantageusement les leçons des professeurs d'Heidelberg :
» éCONOMIE POLITIQUE. – Professeur : Samuel Gelb. – Il démontrera que l'économie politique est la science du néant, l'arithmétique des zéros, et n'est économique que pour les économistes.
» THéOLOGIE. – Professeur : Samuel Gelb. – Il prouvera que la théologie mène au doute sur Dieu et assure principalement l'existence des théologiens.
» CHIMIE. – Professeur : Samuel Gelb. – Il traitera de la grande alchimie de la nature, laquelle cherche un absolu bien autrement introuvable que l'or : c'est-à-dire l'homme.
» LANGUE HéBRAïQUE. – Professeur : Samuel Gelb. – Il traduira la Bible sur le texte original, et, par la constatation des erreurs des traducteurs et des interpolations des commentateurs, fera voir que, sous prétexte de révélation divine, l'humanité croit précisément au mensonge des hommes.
» DROIT. – Professeur : Samuel Gelb. – Il étudiera consciencieusement les principes du droit, c'est-à-dire l'injustice, l'ambition et la cupidité humaines. »
L'affiche continuait sur ce ton. Médecine, littérature, anatomie, histoire, toutes les chaires devaient être occupées par Samuel Gelb. L'étrange et universel professeur devait montrer l'envers de toutes les sciences. Le seul cours un peu affirmatif qu'il annonçât, c'était la psychologie, où il promettait de traiter son sujet favori : La théorie de la volonté.
Mais on savait bien que, tout en étant railleur et amusant, il resterait érudit et profond, et pas un seul étudiant n'aurait voulu manquer aux leçons originales de ce maître multiple, qui allait accomplir ce tour de force d'être à lui seul tout un corps enseignant.
Les études prenaient l'après-midi, de deux heures à six. La matinée, jusqu'au dîner, lequel était fixé à une heure, était consacré aux promenades sur le fleuve ou dans le bois.
Pour le matin même, une promenade en bateaux sur le Neckar était déjà organisée. Le gros et riant Pfaffendorf, prévenu dès le soir précédent par le roi des étudiants, avait mis en réquisition toutes les barques du rivage et, lorsque la caravane se présenta au rendez-vous convenu, elle y trouva toute une flottille avec voiles et rames.
Pfaffendorf était là, dans son plus beau costume : habit marron, cravate blanche, chapeau carré, culotte de soie, bas chinés et souliers à boucles.
Pris à l'improviste, la veille, par la brusque invasion des étudiants, Pfaffendorf craignait que son habillement de tous les jours n'eût pas donné de sa personne une idée convenable : il voulait sa revanche et, décidé à éblouir ses jeunes amis, il n'avait pas même été retenu par la peur de froisser son habit de cérémonie en bateau et d'exposer ses vénérables bas de soie aux éclaboussures des avirons. Le généreux bourgmestre se précipita dans la barque de Samuel, avec la résolution d'un homme qui aurait été mal habillé. Il poussa même l'oubli de son habit jusqu'à ramer lui-même, aux applaudissements unanimes de Trichter.
La promenade fut ravissante. Le Neckar, c'est le Rhin en petit : noirs châteaux forts, suspendus comme des nids d'aigle à la cime des rochers ; gais villageois, pelotonnés au fond d'une vallée fleurie comme dans un pan de la robe verte de Cybèle ; gorges étroites et sauvages, pareilles à l'entrée de l'enfer, qui mènent tout à coup à des campagnes florissantes et joyeuses comme le seuil du Paradis – voilà les tableaux merveilleux et variés qui, en quelques heures, se déroulèrent devant les yeux et la pensée de nos étudiants, tandis que leurs rames tombaient en cadence dans l'eau et que leurs voix unies éveillaient du refrain des chants patriotiques les tranquilles échos du Neckar endormis depuis des années dans leurs grottes.
Julius s'était dit qu'il retournerait au château aussitôt en débarquant. Mais, quand on débarqua, l'heure des cours approchait, et il était tout aussi avide que ses anciens camarades d'entendre professer Samuel. Il resta donc à dîner avec la bande joyeuse, puis assista aux leçons. Elles furent telles qu'on devait les attendre de l'ironie savante et verveuse de ce maître douteur. Le frisson parcourut l'auditoire à plus d'une échappée terrible sur cette vie et sur l'autre. Le sceptique docteur interrogea le Créateur de la création, Dieu dans l'humanité, avec cette audace de critique et cette puissance de liberté que tolérait déjà alors l'Allemagne absolutiste et que la France démocratique n'admet pas encore aujourd'hui.
Les leçons finies, il était six heures. Julius se demanda si c'était bien la peine de rentrer maintenant au château avant la nuit. Le soir devait couronner dignement cette journée déjà si pleine ; le programme portait : « Souper aux flambeaux et concert dans le bois. » Christiane savait où était son mari et ne pourrait concevoir aucune inquiétude. D'ailleurs, il n'avait qu'à la prévenir. Il lui écrivit un mot, lui disant qu'il reviendrait de meilleure heure que la veille, et la priant de lui envoyer ses deux piqueurs.
Le souper sous les arbres illuminés en verres de couleur fut des plus fantastiques et des plus divertissants. Pendant le repas, les deux piqueurs de Julius, perdus dans l'épaisseur du bois, sonnaient les lointaines et rêveuses harmonies du cor, s'appelant et se répondant comme un harmonieux écho. Charmant dialogue qui effarait les biches à cette heure inaccoutumée, et qui leur faisait prendre les pâles reflets de la lune pour la lueur blanchissante de l'aube.
Après le souper, ceux des étudiants qui possédaient quelque instrument, et une partie de l'orchestre du théâtre de Mannheim, que Samuel, profitant des vacances dramatiques, avait eu soin de faire mander dès la veille, improvisèrent un excellent concert et jouèrent, au milieu des applaudissements enthousiastes de ce parterre d'élite, les meilleurs morceaux de Mozart, de Gluck et de Beethoven.
Après ces heures d'enchantement, on conçoit que Julius vit encore à regret le moment de rentrer.
- Tu sais, lui dit Samuel, qu'il y a demain grande chasse.
- Je le sais, répondit Julius.
Mais au fond, il commençait à être embarrassé de laisser ainsi Christiane seule.
- Dis donc, ajouta-t-il, il ne serait pas convenable, évidemment, que Christiane vînt à une partie d'eau et à nos soupers ; mais n'as-tu pas dit qu'elle pourrait sans inconvénient suivre la chasse à cheval ou en voiture ? Cela la distrairait.
- Je lui ai promis de ne pas lui donner signe de vie, répondit froidement Samuel, à moins qu'elle ne m'appelât elle-même ; elle sait bien qu'elle nous ferait honneur et plaisir en prenant part à nos amusements. Parle lui en, toit, et amène-la.
- Oui, dit Julius, je vais lui en parler dès ce soir, car je ne puis la quitter ainsi toujours, et il faut qu'elle vienne avec moi ou que je reste avec elle.
En rentrant, Julius fit donc à Christiane une description enthousiaste de la navigation du matin et de la musique nocturne. Il lui annonça la chasse du lendemain et lui insinua qu'elle devrait bien y venir. Elle suivrait la chasse en voiture, si elle voulait, aussi cachée qu'elle le trouverait bon ; elle verrait sans être vue. Christiane, grave et un peu triste, refusa nettement. Ils se séparèrent mécontents l'un de l'autre, elle en voulant à son mari d'être joyeux, lui en voulant à sa femme d'être affligée.

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