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Chapitre V
Méfiance des fleurs et des plantes à l'endroit de Samuel


Il fallait donc se mettre en route. Mais, enfin on avait encore une heure à passer ensemble.
En y songeant, Julius était joyeux. Il comptait, pendant le chemin, continuer avec Christiane la conversation commencée ; mais il n'en fut point ainsi. Christiane sentait instinctivement qu'elle ne devait pas trop se rapprocher de Julius. Elle prit le bras de son père qui continuait son entretien avec Samuel. Julius devint triste et marcha derrière eux.
Ils montèrent une côte charmante à travers un charmant bois où les rayons de soleil riaient dans une ombre transparente. La sérénité de l'après-midi était fêtée par les notes amoureuses du rossignol.
Julius, nous l'avons dit, se tenait à l'écart, déjà fâché contre Christiane.
Il essaya d'un moyen :
- Lothario, viens donc voir, dit-il au gracieux enfant qui marchait auprès de Christiane, pendu à sa main et faisant trois pas pour un.
Lothario accourut vers son vieil ami de deux heures. Julius lui montra une demoiselle qui venait de se poser sur un buisson, svelte, frissonnante, splendide. L'enfant poussa un cri de joie.
- Quel dommage, dit Julius, que Christiane ne la voie pas !
- Sœur, cria Lothario, viens vite !
Et comme Christiane ne venait pas, sentant bien que ce n'était pas l'enfant qui l'appelait, Lothario courut à elle, la tira par sa robe, la contraignit de quitter le bras de son père, et l'amena triomphant voir les belles ailes.
La demoiselle était partie, mais Christiane était venue.
- Tu m'as appelée pour rien, dit Christiane ; et elle retourna vers son père.
Julius recommença plusieurs fois ce manège. Il faisait admirer à Lothario tous les papillons et toutes les fleurs de la route, regrettant toujours que Christiane ne fût pas là pour jouir aussi de leur beauté. à chaque occasion Lothario se mettait immédiatement à aller chercher Christiane, et il fallait bien qu'elle vînt, tant il insistait. Julius abusa ainsi de l'enfant pour dérober à la jeune fille quelques secondes de tête-à-tête à trois. Il réussit aussi à lui faire accepter, par les petites mains de Lothario, son innocent complice, une magnifique églantine rose toute fraîche épanouie.
Mais Christiane retournait toujours rejoindre son père.
Elle ne pouvait cependant savoir mauvais gré à Julius de son désir et de sa persévérance : ne fallait-il pas, la douce jeune fille, qu'elle luttât contre son propre cœur pour ne pas rester ?
- écoutez, lui dit-elle, la dernière fois, d'un ton d'enfant qui le ravit ; écoutez, je serais vraiment impolie en ne causant qu'avec vous, et mon père s'étonnerait si je n'étais jamais près de lui et de votre camarade. Mais vous reviendrez bientôt, n'est-ce pas ? Nous irons encore nous promener avec mon père et Lothario ; et tenez, si vous voulez, nous visiterons le Trou de l'Enfer et les ruines du château d'Eberbach ; des sites superbes, monsieur Julius, que vous n'avez pas pu voir pendant la nuit, que vous aurez plaisir à voir le jour, et, cette fois, en route, nous causerons, je vous le promets.
Ils arrivèrent au carrefour. Les chevaux que devait amener le petit domestique de M. Schreiber ne les avaient pas rejoints encore.
- Faisons quelques pas de ce côté, dit le pasteur, et nous trouverons peut-être Gretchen à sa cabane.
On aperçut bientôt, en effet, la petite chevrière. Sa cabane était à mi-côte, abritée par le rocher. Autour de Gretchen, une douzaine de chèvres paissaient, remuantes, défiantes, accrochées partout où il y avait un trou, et n'aimant que les herbes des fondrières ; de vraies chèvres de Virgile enfin, suspendues au roc et broutant le cythise amer.
Au grand jour, Gretchen était plus étrange et plus jolie encore qu'à la lueur des éclairs. Une flamme sombre illuminait ses yeux noirs. Ses cheveux, noirs comme ses yeux, s'entremêlaient de fleurs bizarres. En ce moment, elle était accroupie, le menton dans la main, et comme en proie à une préoccupation absorbante. Dans sa posture, dans sa coiffure, dans son regard, elle avait beaucoup de la bohémienne, un peu de la folle.
Christiane et le pasteur vinrent à elle. Elle sembla ne pas les voir.
- Eh bien ! dit le pasteur, qu'est-ce que cela, Gretchen ? Je passe et tu n'accours pas comme à l'ordinaire ? Tu ne veux donc pas que je te remercie des hôtes que tu m'as amenés hier soir ?
Gretchen ne se leva pas et soupira. Puis, d'une voix triste :
- Vous faites bien, dit-elle, de me remercier aujourd'hui ; vous ne me remercierez peut-être pas demain.
Samuel jeta sur la chevrière un coup d'œil de sarcasme.
- Il paraît que tu te repens de nous avoir amenés ? dit-il.
- Vous surtout, répondit-elle. Mais lui non plus, reprit-elle en regardant Christiane d'un air de douloureuse affection, lui non plus n'a pas apporté le bonheur...
- Et où as-tu vu cela ? demanda Samuel en ricanant toujours.
- Dans la belladone et le trèfle desséché.
- Ah ! dit Samuel au pasteur, Gretchen aussi fait de la botanique ?
- Oui, répondit le père de Christiane ; elle a la prétention de lire dans les plantes le présent et l'avenir.
- Je crois, dit gravement la chevrière, que les herbes et les fleurs, n'ayant pas fait de mal comme en ont fait les hommes, sont plus dignes que nous que Dieu leur parle. à cause de leur innocence, elles savent tout. Moi, j'ai vécu beaucoup avec elles, et elles ont fini par me dire quelques-uns de leurs secrets.
Et Gretchen retomba dans sa distraction morne. Néanmoins, tout absorbée qu'elle parût, elle poursuivit, de façon à être entendue de tous, comme si elle eût été seule et qu'elle se fût parlé à elle-même :
- Oui, c'est le mauvais sort que j'ai introduit sous le toit qui m'est cher. Le pasteur a sauvé ma mère, Dieu veuille que je n'aie pas perdu sa fille. Ma mère errait sur les routes disant la bonne aventure, me portant sur son dos, sans mari et sans religion, sans personne sur la terre ni au ciel. Le pasteur l'a recueillie, l'a nourrie, l'a enseignée. Grâce à lui, elle est morte en chrétienne. Eh bien ! ma mère, tu vois, celui qui a donné un paradis à ton âme et du pain à ta fille, moi je l'ai remercié en amenant chez lui des hommes de malheur. Misérable ingrate que je suis ! J'aurais dû les deviner à la manière dont je les rencontrais. J'aurais dû me défier d'après ce que je leur entendais dire. L'orage les apportés, et ils ont apporté l'orage.
- Mais calme-toi donc, Gretchen, dit Christiane d'un air un peu fâché. En vérité, tu n'es pas raisonnable aujourd'hui. As-tu la fièvre ?
- Mon enfant, dit le pasteur, tu as tort, je te l'ai dit bien des fois, de vouloir toujours vivre ainsi seule.
- Seule, non pas ! Dieu est avec moi, reprit Gretchen.
Et elle appuya sa tête dans ses deux mains avec une sorte d'abattement égaré.
Puis, continuant :
- Ce qui doit arriver arrivera, dit-elle. Ce n'est pas lui, avec sa bonté confiante, ce n'est pas elle, avec son cœur de colombe, ce n'est pas moi, avec mes bras maigres, qui pourrons écarter la destinée. Devant le démon, nous serons aussi faibles à nous trois que le serait le petit Lothario. Et je ne suis pas celle à qui il doit être le moins funeste. Ah ! il vaudrait mieux ne pas prévoir ce qu'on ne peut empêcher. Savoir ne sert qu'à souffrir.
En achevant ces mots, elle se leva brusquement, jeta sur les deux étrangers un regard farouche, et rentra dans sa cabane.
- Pauvre petite ! dit le pasteur. Elle deviendra certainement folle, si elle ne l'est déjà.
- Elle vous a effrayée, mademoiselle ? demanda Julius à Christiane.
- Non, elle m'a émue. Elle est dans ses rêves, répondit la jeune fille.
- Moi, je la trouve très-charmante et très-amusante, dit Samuel, qu'elle rêve ou qu'elle veille, qu'il fasse jour ou qu'il fasse nuit, que le soleil brille ou que l'orage gronde.
Pauvre Gretchen ! les habitants de la cure la traitaient comme les Troyens traitaient Cassandre.
Un bruit de pas arracha les promeneurs aux émotions de diverses natures que leur avait causées cette scène singulière. C'étaient les chevaux qui arrivaient.


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