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Chapitre LI
Un feu d'artifice à divers points de vue

Trois ou quatre jours se passèrent ainsi pour les étudiants-émigrés au milieu des enchantements toujours nouveaux que l'étrange et puissant génie de Samuel sut tirer de tout ce qui se trouvait à sa portée, de la forêt et du fleuve, du village et du château, de la science et du plaisir, du rêve et de la vie.
Cependant on avait des nouvelles d'Heidelberg qui rehaussaient, par le contraste, la joie de Landeck. Un renard qui avait été, bien malgré lui, retenu à la ville interdite par une indisposition assez grave, dès qu'il avait pu se lever, s'était hâté de rejoindre ses camarades. Il faisait d'Heidelberg un tableau sombre.
Les rues étaient désertes, les boutiques étaient vides. Un silence de mort planait sur la cité maudite. Le jour, pas un bruit ; le soir, pas une lumière. Les marchands s'enfermaient tristement tête à tête avec les marchandises et avec les marchandes. Les professeurs, n'ayant plus a enseigner, se disputaient entre eux. Toute cette science des maîtres, toutes ces étoffes des drapiers, tous ces vins des aubergistes, faits pour circuler dans les cervelles, sur les épaules et dans les gosiers, s'amassaient et croupissaient mélancoliquement dans les boutiques et dans les chaires stagnantes comme le limon d'un marais fétide.
Les professeurs et les marchands en étaient à se quereller et à se rejeter les uns aux autres la responsabilité de l'émigration. Pourquoi les marchands avaient-ils offensé Trichter ? Pourquoi les professeurs avaient-ils condamné Samuel ? Le moment était proche où l'Académie allait engager une guerre civile avec le comptoir.
Ces nouvelles ne firent que redoubler l'animation de la caravane et Samuel les célébra, le soir même, par un admirable feu d'artifice qu'il préparait depuis trois jours.
Il avait fait disposer le feu sur l'autre rive du Neckar. Rien de plus étrange et de plus charmant que les bombes et les fusées reflétant dans le fleuve et le bouquet épanoui dans l'air se doublant d'un volcan souterrain. Il y avait, en réalité, deux feux d'artifice, celui du ciel et celui de l'eau.
Tout Landeck était sur le rivage, moins Christiane et Gretchen. Mais Samuel avait choisi son endroit en conséquence et savait bien que les récalcitrantes devaient être spectatrices, malgré elles, du tableau de feu, et que les grandes flammes rouges iraient les trouver, l'une dans sa cabane, l'autre dans son salon. Gretchen les vit, en effet, pâlit, et murmurant : « le démon joue avec le feu, c'est tout simple ! », elle se sauva, farouche, dans sa cabane, et cacha sa tête dans ses mains pour échapper aux reflets ardents qui teignaient ses vitres et ses murailles. Tout ce qui rappelait Samuel maintenant lui faisait horreur.
Tout ce qui rappelait Samuel ne faisait encore que peur à Christiane. Attirée à son balcon par l'embrasement du ciel, elle y resta, songeant à l'inexplicable réserve de Samuel, à l'abandon involontaire de Julius.
Elle était bien forcée de reconnaître la vérité de ce que lui avait dit Samuel sur la nature faible et flottante de son mari. Il était resté beaucoup de l'enfant dans ce jeune homme, qui, sans doute, en ce moment, battait des mains tout ébloui au feu d'artifice de Samuel.
Christiane sentait Julius lui échapper. Que faire pour le retenir ? Prenait-elle le bon moyen en restant à l'écart de ses distractions ? En refusant de le suivre, en l'habituant à se passer d'elle, ne l'accoutumerait-elle pas à voir d'un côté sa femme, de l'autre la joie ? Ne vaudrait-il pas mieux qu'il les vît toutes deux ensemble ? N'agirait-elle pas plus prudemment en se confondant avec les amusements et avec les bonheurs de son mari, de telle sorte qu'il ne pût pas les séparer d'elle ?
La pauvre douce Christiane se demandait quel inconvénient il y aurait, au bout du compte, à ce qu'elle se mêlât un peu à toutes ces joies nécessaires à Julius. Elle ne s'y mêlerait naturellement que de loin et jusqu'à la limite des bienséances. Qu'en résulterait-il ? Samuel peut-être en triompherait et se dirait qu'il l'avait fait céder ? Eh bien ! après tout, Samuel était un de ces caractères qui n'en veulent qu'aux obstacles, et, plus elle restait fière, plus elle l'irritait. Samuel, en somme, avait jusque-là tenu strictement sa parole de ne pas chercher à la revoir. N'avait-elle pas eu tort, elle, d'écrire au baron d'Hermelinfeld ? Si elle changeait de système ? En accompagnant son mari, elle gagnait deux choses : elle rallumait l'amour de Julius et elle éteignait la haine de Samuel.
Donc, le soir, elle guetta Julius à son retour, alla, gracieuse, à sa rencontre et le sollicita elle-même de lui raconter sa journée. Il ne se fit pas prier.
- Ainsi, tu t'es encore bien amusé ? lui dit-elle.
- Je l'avoue. Ce Samuel entend admirablement la vie !
- Est-ce que ce n'est pas demain soir qu'on joue les Brigands ? demanda Christiane.
- Oui, c'est demain, répondit Julius. Oh ! si tu consentais à y venir avec moi ?
- En vérité, j'en suis presque tentée. Tu sais que Schiller est mon poète.
- à la bonne heure, donc ! s'écria Julius ravi. C'est convenu. Plus de façons. Demain soir je te viendrai prendre.
Et il embrassa Christiane avec effusion.
- Il y a près d'une semaine qu'il ne m'avait donné de si bon cœur un baiser ! pensa tristement Christiane.


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