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Chapitre LVI
Tout se paie

- Qu'allez-vous donc faire, Christiane ? s'écria le baron.
- Ne vous ai-je pas dit, mon père, reprit Christiane, que Samuel Gelb m'avait juré de ne reparaître devant moi que lorsque je l'appellerais par ce signal ? Eh bien, puisque vous tenez à le voir, je l'appelle, voilà tout.
Et, toute frémissante à la fois de peur et de fierté, elle appuya sur le bouton.
Le bouton enfonça, puis rebondit soudain avant qu'elle eût retiré le doigt. La commotion la fit tressaillir et elle recula pâle et effarée, comme si Samuel allait lui apparaître tout à coup. Elle regardait la boiserie en tremblant, ne sachant d'où il allait surgir. Il lui semblait qu'il sortait de tous les côtés à la fois ; elle se sentait enveloppée par cet ennemi invisible et elle croyait entendre des milliers de pas derrière les lambris de chêne. Pourtant, la muraille resta immobile et muette.
- Personne ne vient, dit le baron, après deux ou trois minutes.
- Attendez encore ! répondit Christiane.
Elle alla s'asseoir, palpitante et l'œil toujours fixé sur la boiserie. Mais un quart d'heure s'écoula et le panneau ne bougea pas.
- Christiane, vous avez rêvé ou cet homme vous a menti, dit le baron.
Christiane alors se leva radieuse et respira comme d'une poitrine soulagée.
- Ah ! vous avez raison, mon père ! s'écria-t-elle. Suis-je folle d'avoir eu peur ! Suis-je folle d'avoir cru que ce Samuel allait sortir du panneau ! Non, il ne viendra pas. Il m'a dit cela pour me frapper l'imagination, pour me persuader qu'il était toujours là auprès de moi, à mon insu, pour que je le visse sans cesse présent à toutes mes actions, pour m'occuper de lui à toute heure. Il comptait que je ne voudrais jamais pousser le ressort. Un hasard a fait que je l'ai poussé et m'a révélé le mensonge. ô mon Dieu ! merci ! Merci, mon père, de m'avoir contrainte à cette hardiesse.
Son explosion de joie fut si naïve et si sincère, que le baron se sentit aussitôt touché et convaincu.
- Tu es une digne et pure créature, mon enfant, dit-il en lui prenant les mains. Si je t'ai, sans le vouloir, offensée, pardonne-moi.
- Oh ! mon père !... dit Christiane.
En ce moment, les domestiques que Christiane avait envoyés à la recherche de Julius revinrent dire qu'ils avaient vainement appelé et vainement parcouru le bois.
- à quelle heure Julius rentre-t-il donc ordinairement de la chasse ? demanda le baron.
- Mon Dieu ! à la nuit, vers six heures, répondit Christiane.
- Encore deux ou trois heures à attendre ! dit le baron. Allons ! c'est un jour de perdu... Fâcheux contre-temps... mais il faut en prendre son parti. Ma chère fille, veux-tu me faire donner ce qu'il faut pour écrire ? Quand Julius reviendra, tu m'avertiras aussitôt.
Christiane installa son beau-père dans la bibliothèque de Julius et le laissa écrivant.
à la brune, Julius n'était pas arrivé encore et le baron rentra dans le salon où il retrouva Christiane. Il n'y était pas depuis une minute qu'elle jeta soudain un cri. Un des panneaux venait de se déranger et de s'ouvrir lentement, et avait donné passage à Samuel Gelb.
Samuel ne vit d'abord que la robe blanche de Christiane et ne distingua pas le baron assis dans l'ombre. Il s'avança vers Christiane, qu'il salua avec sa politesse élégante et froide.
- Excusez-moi, madame, dit-il, de ne pas m'être rendu plus tôt à votre appel. J'ai sans doute tardé bien longtemps, des heures, ou même un jour, peut-être. C'est que j'étais à Heidelberg. à mon retour à Landeck, l'état du timbre m'a averti que vous aviez sonné et j'accours. En quoi ai-je le bonheur de pouvoir vous être utile ? Mais, d'abord, que je vous remercie de m'avoir appelé.
- Ce n'est pas Christiane qui vous a appelé ; c'est moi, monsieur, dit le baron en se levant.
Samuel ne put s'empêcher de tressaillir d'une surprise pour ainsi dire physique ; mais sa puissante volonté reprit presque aussitôt le dessus.
- Monsieur le baron d'Hermelinfeld ! s'écria-t-il. à merveille ! Monsieur le baron, j'ai l'honneur de vous saluer.
Et, se tournant vers Christiane :
- Ah ! vous jouez ce jeu-là avec moi, madame ? continua-t-il avec son rire amer et son air ironique d'autrefois. Ah ! c'est un piège ? Eh bien ! soit ! et nous verrons qui s'y prendra du loup ou du chasseur.
- Osez-vous bien menacer encore ? s'écria le baron indigné.
- Pourquoi donc pas ? reprit tranquillement Samuel. Ai-je, à votre avis, perdu mes avantages parce que je me présente avec tant de bonne foi ici ? Je crois, entre nous, le contraire.
- En vérité ? dit railleusement le baron.
- C'est évident, reprit Samuel. D'abord, un homme contre une femme ! je pouvais paraître abuser de ma force et de sa faiblesse ; mais vous voilà deux contre moi aujourd'hui. En second lieu, il me semble que je laissais madame parfaitement tranquille, que je ne la provoquais pas, que je ne l'attaquais pas. Qui, d'elle ou de moi, rompt la trêve ? Qui recommence la guerre ? Je suis désormais quitte, je pense, de tout scrupule. C'est moi maintenant qui ai le beau rôle, et je vous remercie de l'agression.
Christiane jeta au baron un regard qui signifiait : « Que vous avais-je dit ? »
- Ceci entendu, reprit Samuel, je vous répète à vous, monsieur, ce que je disais à madame : « Que voulez-vous de moi ? »
- Vous donner un avis utile, monsieur, répondit M. d'Hermelinfeld, sévère et menaçant. J'ai employé avec vous jusqu'ici la tolérance et la persuasion. Cela ne m'a guère réussi. à présent, je ne prie plus, j'ordonne.
- Ah ! fit Samuel. Et que m'ordonnez-vous ? Et pourquoi m'ordonnez-vous ?
- Connaissez-vous ceci, monsieur ? demanda le baron en montrant à Samuel la fiole de platine que lui avait remise Gretchen.
- Cette fiole ! dit Samuel, si je la connais ? Oui et non. Je ne sais. C'est possible.
- Monsieur, reprit M. d'Hermelinfeld, mon devoir serait sans doute de dénoncer dès aujourd'hui votre crime. Vous comprenez quelle considération m'arrête encore. Mais si vous ne délivrez pas à jamais ma fille de vos monstrueuses menaces, si vous faites un geste ou si vous dites une syllabe contre elle, si vous n'employez pas tous vos soins à disparaître de sa vie et de sa pensée, je jure Dieu qu'il n'y aura pas de pitié qui tienne et que j'userai de l'horrible secret que je sais. Vous ne croyez pas à la justice divine ; mais je vous forcerai bien de croire à la justice humaine !
Samuel croisa les bras et se mit à ricaner.
- Ah bah ! dit-il. Vous feriez cela ? Eh bien ! par le diable ! je le voudrais pour la curiosité du fait. Ah ! vous parleriez ? Et moi aussi, je parlerais. Est-ce que vous croyez que je n'ai rien à dire ? Sur ma foi ! le dialogue entre l'accusateur et l'accusé promet de n'être pas peu édifiant. J'ai plusieurs choses sur le cœur, entendez-vous ? Accusez-moi, je ne nierai rien, je vous en réponds. Au contraire.
- Oh ! voilà un abominable cynisme ! s'écria le baron stupéfait.
Mais non, rien n'est plus simple, dit Samuel Vous m'attaquez, je me défends. Est-ce ma faute maintenant si la partie entre nous n'est pas égale ? Est-ce ma faute si vous avez tout et si je n'ai rien à perdre ? Est-ce ma faute si je ne risque ni nom, ni famille, ni fortune, ni réputation, ni rang, et si vous risquez tout cela ? Vous voulez un duel entre nous. Est-ce ma faute si vous présentez une surface énorme et si, moi, je suis mince comme une lame de rasoir ? Et que puis-je vous dire, sinon : « Monsieur le baron, tirez le premier. »
M. d'Hermelinfeld resta un moment confondu de tant d'audace. Pourtant, réagissant sur sa stupéfaction :
- Eh bien, soit ! dit-il ; même en ces termes, j'accepte votre défi, et nous verrons pour qui seront la justice et la société.
- La justice ! la société ! répéta Samuel. Mais je leur dirai, monsieur, ce que je vous dis à vous. Vous m'avez attaqué les premières, opprimé les premières. Est-ce ma faute ? Suis-je de cette société qui m'a proscrit ? Que dois-je à cette justice qui m'a abandonné ? Je ne suis pas un fils légitime, un héritier présomptif, le vertueux descendant d'un vertueux père, un enfant selon la législation et la religion ; je n'ai pas dans les veines un honnête sang breveté par la loi ; je ne suis pas Julius. Non ! je suis Samuel, pardieu ! un bâtard, l'enfant de l'amour, le fils du caprice, l'héritier du vice, et j'ai dans les veines le bouillonnement et l'écume du sang de mon père. Que Julius représente la probité, l'autorité et la vertu de son père officiel ; je représente la fougue, la révolte et la débauche de mon père inconnu. Talis pater, talis filius, c'est une règle rudimentaire. Le tribunal appréciera. Appelez ma conduite du nom que vous voudrez. Dites que j'ai fait un crime, soit ! Je suis aise de mettre les juges à même de choisir entre celui qui a fait le crime et celui qui a fait le criminel.
Le baron était pâle d'étonnement et de courroux. Christiane tremblait d'épouvante. M. d'Hermelinfeld reprit :
- Encore une fois, monsieur, on ne vous attaque pas. Du consentement de votre première victime, on vous épargne, à la condition que vous n'en voudrez pas faire une seconde. Mais si vous reparaissez seulement devant ma fille, quoi qu'il puisse advenir, je vous dénonce. Les juges donneront, si vous voulez, raison à vos théories, je doute qu'ils donnent raison à votre crime. Le témoin vivant est là : Gretchen ; la preuve palpable est là : cette fiole. Que pourra répondre l'accusé ?
- Bon ! fit en riant Samuel, il sera encore obligé de se faire accusateur, voilà tout. J'appliquerai la loi du talion. Si j'avais commis un crime d'une autre nature, un vol ou un meurtre, je comprendrais l'assurance de mes dénonciateurs et je pourrais trembler ou fuir. Mais, ici, de quoi s'agit-il ? D'une séduction de jeune fille. Eh ! ma mère aussi fut séduite. J'ai des lettres qui prouvent sa résistance et la coupable persévérance de son séducteur. Le témoin mort est-il moins sacré que le témoin vivant, monsieur le baron ? Quant à cette fiole, preuve contre moi, soit ; mais preuve aussi contre l'autre. Je dirai – cela n'a pas besoin d'être vrai –, je dirai que j'ai trouvé la savante et terrible composition de cette liqueur en analysant une fiole pareille perdue chez ma mère.
- Oh ! c'est une calomnie infâme ! s'écria le baron.
- Qui vous l'a dit et qui le prouvera ? reprit Samuel. Maintenant, comprenez-vous mes moyens de défense, monsieur d'Hermelinfeld ? Je ne suis pas un coupable, je suis un vengeur. Mon plaidoyer ? ce sera tout simplement un réquisitoire.
Il se but.
Le baron, atterré, les mains tremblantes, une sueur froide glaçant ses cheveux blancs, gardait un silence de stupeur.
Samuel reprit triomphant :
- Monsieur le baron, j'attends votre citation à comparaître. Madame d'Eberbach, j'attends le bruit de votre sonnette. Au revoir tous deux !
Et, jetant comme une menace ce mot : « Au revoir ! », il sortit, non par l'issue secrète, mais par la grande porte du salon qu'il ferma violemment derrière lui.
- Samuel ! cria le baron.
Mais il était déjà loin.
- ô mon enfant ! dit le baron à Christiane, qui, muette de terreur, se serrait contre sa poitrine, ce Samuel est un homme fatal. Impossible à moi de l'attaquer, tu le vois ; mais je saurai te défendre. Il faut te défier, ne jamais rester seule, avoir à toute heure du monde autour de toi, enfin quitter ce château ou le faire sonder et refaire. Sois tranquille, je suis là pour veiller sur toi.
Un pas résonna dans le corridor.
- Ah ! c'est le pas de Julius, s'écria Christiane rassurée.
Julius entra en effet.

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