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Chapitre IX
Où Samuel est presque ému

Le même homme masqué qui avait interrogé Franz et Otto prit la parole :
- Vous vous appelez Julius d'Hermelinfeld ? dit-il à Julius.
- Oui.
- Vous appartenez à la Tugendbund, et, comme tels, vous nous devez obéissance ?
- C'est vrai.
- Vous avez vu la figure et entendu les noms des deux étudiants qui sortent d'ici ? Vous savez ce qu'ils ont promis pour demain ?
- Ils ont promis la peau de l'ours, dit Samuel, qui eût raillé le Père éternel.
- Ils vous provoqueront. Vous vous battrez. Vous êtes les deux plus adroits tireurs de l'Université de Heidelberg. Il est inutile de les tuer. Vous vous contenterez de les blesser gravement. Obéirez-vous ?
- J'obéirai, répondit Julius.
- C'est bien, dit la voix. Mais vous, Samuel Gelb, est-ce que vous réfléchissez ?
- Eh ! oui, répliqua Samuel ; je réfléchis que ce que vous nous demandez est précisément ce que vous venez de demander aux deux autres, et je cherche à comprendre pourquoi vous faites battre ainsi des hommes à vous contre des hommes à vous. J'avais cru jusqu'ici que la jeune Allemagne n'était pas la vieille Angleterre, et que la Tugendbund avait été instituée pour autre chose que pour s'amuser à des combats de coqs.
- Il ne s'agit pas de s'amuser, reprit l'homme masqué, il s'agit de punir. Nous ne vous devons pas d'explications ; mais il est juste et bon que notre indignation vous anime. Nous avons à nous délivrer de deux faux frères qui nous trahissent, et l'Union vous fait l'honneur de vous remettre son épée.
- à nous ou à eux ? demanda Samuel... Qui nous assure que ce n'est pas de nous que vous voulez vous débarrasser ?
- Votre conscience. Nous voulons frapper deux traîtres ; vous savez mieux que personne si c'est vous.
- Oh ! ne pouvez-vous pas nous croire traîtres sans que nous le soyons ?
- Frère de peu de foi ! Si c'était contre vous que nous eussions préparé ce duel, nous ne vous aurions pas fait assister à la comparution de vos adversaires ; nous leur aurions donné nos ordres en secret ; ils vous auraient insulté ; vous êtes braves ; vous vous seriez battus, et vous auriez ignoré que nous fussions en rien dans l'affaire. Tout au contraire, nous vous avons prévenus dix jours d'avance. Vous étiez en vacances dans votre ville natale de Francfort quand le voyageur du Mein est venu vous convoquer pour le 20 mai, en vous enjoignant de vous exercer à l'escrime, parce que vous auriez à soutenir, ce jour-là même, un combat mortel. C'est là une singulière façon de vous tendre un piège !
- Mais, dit encore Samuel qui cachait une arrière-pensée amère sous tous ces prétendus doutes ; mais si Franz et Otto sont des traîtres, pourquoi nous recommandez-vous de les blesser seulement ?
L'homme masqué hésita un moment ; puis, après avoir consulté du geste les autres hommes masqués :
- écoutez, nous voulons que vous ayez pleine confiance dans notre cause et dans nos intentions.
Donc, et bien que les statuts exigent de vous l'obéissance passive et sans questions, nous consentons à répondre jusqu'au bout.
Il reprit :
- Il y a sept mois que le traité de Vienne a été signé. La France triomphe. Il n'y a plus en Allemagne que deux pouvoirs réels debout : l'empereur Napoléon et la Tugendbund. Tandis que les cabinets officiels, l'Autriche et la Prusse, courbent la tête sous la botte du vainqueur, l'Union poursuit son œuvre. Où l'épée cesse, le couteau commence. Frédéric Staps s'est dévoué, et son poignard a failli faire de Schoenbrunn l'autel de l'indépendance. Il est mort ; mais le sang des martyrs baptise les idées et engendre les dévouements. Napoléon le sait et il a les yeux sur nous. Il nous fait épier, Otto Dormagen et Franz Ritter sont à lui, nous en avons acquis la certitude. Ils comptent assister, en vertu de leur droit, à notre assemblée générale du 1er juin, pour savoir et vendre les importantes résolutions qui y seront communiquées aux adeptes. Il ne faut pas qu'ils y assistent. Comment les en empêcher ? En les tuant, direz-vous ? Mais, eux supprimés, la police de Napoléon les remplacerait à tout prix. Or, notre intérêt est de connaître les espions pour nous défier d'eux et pour abuser de l'ennemi au besoin par de fausses confidences. Il ne faut donc pas que ceux-ci meurent. Une blessure un peu profonde les mettra au lit pour quelques jours, et, quand ils pourront se lever, l'assemblée sera passée. Nous avons poussé le soin jusqu'à leur donner le rôle d'agresseurs. Ils n'auront aucun soupçon et continueront à dénoncer à la France les plans qu'il nous conviendra de leur confier. Comprenez-vous maintenant pourquoi nous vous recommandons de les blesser seulement ?
- Et si ce sont eux qui nous blessent ? objecta encore Samuel.
- Alors, dit la voix, les lois sur le duel les obligent à se cacher pendant les premiers jours, et nous avons des amis en position de les poursuivre officiellement et de les arrêter au moins pendant quinze jours.
- Oui, dans les deux cas, tout est bénéficie... pour la Tugendbund, reprit Samuel.
Les six hommes masqués firent un signe d'impatience. Le seul qui eût encore parlé eut alors un accent plus sévère :
- Samuel Gelb, nous avons bien voulu vous donner une explication, quand nous aurions pu ne vous donner qu'un ordre. Assez de paroles. Obéissez-vous, oui ou non ?
- Je ne dis pas que je refuse, répondit Samuel ; mais, ajouta-t-il, trahissant enfin sa véritable pensée, il m'est permis de me trouver quelque peu humilié en voyant la médiocre besogne à laquelle la Tugendbund nous emploie. On nous juge modérément précieux, ce me semble, et l'on n'est pas très-avare de nous. Je vous l'avoue franchement : j'ai orgueil de croire que je vaux un peu plus qu'on ne m'estime. Moi qui suis le premier à Heidelberg, je ne suis encore dans l'Union qu'au troisième degré. Je ne sais pas qui vous êtes, et je veux bien croire qu'il y en a parmi vous qui me sont supérieurs. Je m'incline, si l'on veut, devant celui qui a parlé et dont j'ai déjà, je pense, entendu ce soir la voix. Mais j'affirme qu'il en est plus d'un dans vos grades supérieurs dont je suis au moins l'égal. Je trouve donc que vous pouviez nous demander une entreprise plus haute, et que vous employez le bras là où vous pouviez employer la tête. J'ai dit. Demain j'agirai.
Alors celui des Sept qui était assis sur un bloc plus élevé, et qui n'avait pas jusque-là dit un mot ni fait un geste, prit la parole, et, d'une voix lente et grave :
- Samuel Gelb, dit-il, nous te connaissons. Tu n'as pas été admis dans la Tugendbund sans passer par des épreuves. Et qui te dit que ce qui t'arrive en ce moment n'est pas une épreuve encore ? Nous te connaissons pour un esprit supérieur et pour une volonté robuste. Tu veux et tu peux. Mais il te manque le cœur, la foi, l'abnégation. Samuel Gelb, j'ai peur que ce ne soit pas pour la liberté de tous, mais pour ton orgueil personnel, que ce ne soit pas pour servir notre cause, mais pour te servir de notre force, que tu as voulu être des nôtres. Or, ce n'est pas pour des ambitions que nous luttons et que nous souffrons, c'est pour une religion. Ici, il n'y a pas de petite ni de grande besogne : tout concourt au même but ; le dernier vaut le premier. Il n'y a que des croyants, et les préférés sont les martyrs. Tu es dans les préférés, puisqu'on te désigne pour un péril. Quand nous te demandons un service, tu dis : Pourquoi ? Tu devrais dire : Merci ! Malheureux, tu doutes de tout, excepté de toi-même. Nous ne doutons pas, nous, de ta valeur, mais nous doutons de ta vertu. Et c'est peut-être pourquoi, jusqu'à présent, tu n'as pas avancé dans l'Union de Vertu.
Samuel avait écouté avec une profonde attention cette parole magistrale et souveraine.
Il en parut frappé, car ce fut d'une tout autre voix qu'après un silence il répondit :
- Vous vous méprenez. Si j'ai essayé de me faire valoir à vous, c'était dans l'intérêt de l'œuvre, et non de l'ouvrier. Dorénavant, je laisserai parler mes seules actions. Demain, pour commencer, je serai votre soldat, et rien que votre soldat.
- Bien ! dit le président. Nous comptons sur toi. Compte sur Dieu.
Sur un signe du président, l'homme qui avait introduit Samuel et Julius vint les reprendre. Ils remontèrent le sentier voûté qu'ils avaient descendu, retraversèrent les ruines, repassèrent devant les trois sentinelles et regagnèrent la ville profondément endormie.
Une demi-heure après, ils étaient tous deux dans la chambre de Samuel, à l'hôtel du Cygne.

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