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Chapitre XIII
Fils attachés

Si Olympia avait vu l'étrange sourire qui se dessina aux lèvres de Samuel quand ce tentateur sortit de chez elle, quelque ambitieuse ou même perverse que pût être la cantatrice, certes, elle aurait frémi, et elle se serait repentie peut-être d'avoir laissé un tel homme entrer dans sa vie.
En descendant l'escalier d'Olympia, Samuel se disait :
« Maintenant, attachons mes fils à mon autre pantin. »
Et, montant dans la voiture qui l'attendait, il cria au cocher :
- à l'ambassade de Prusse !
Quand il arriva à l'ambassade, le comte d'Eberbach venait seulement de rentrer avec Lothario.
Samuel se fit annoncer et fut introduit dans le salon, où il trouva Julius seul.
Julius eut un moment de surprise en revoyant si tôt Samuel.
- Toi ! s'écria-t-il.
- Tu ne m'attendais que ce soir, répondit Samuel. Mais tu me connais et tu sais ce que je fais des minutes. J'ai trouvé un moyen très simple de vivre plus longtemps que les autres hommes : c'est de mettre plus d'action dans ma journée. Je vis un jour par heure. Tu n'étais pas parti que je partais moi-même. Sais-tu d'où je sorts maintenant ? de chez Olympia.
- De chez Olympia ? reprit Julius, tressaillant à ce nom.
- Je suis allé d'abord chez lord Drummond, et j'ai demandé l'adresse de la signora, non à lord Drummond, qui est fort soupçonneux à cet endroit, mais à ses gens. Puis, ma foi ! je me suis présenté tout bonnement île Saint-Louis, et j'ai obtenu d'Olympia, sans grand'peine, à vrai dire, qu'elle te recevrait demain soir à neuf heures.
- C'est admirable, dit Julius en tendant la main à Samuel. Je te remercie de tout mon cœur ; car c'est singulier comme cette femme me préoccupe. Elle a pour moi l'aimant de l'inconnu. Je n'ai jamais eu un aussi ardent désir de pénétrer une âme. Il y a quelque chose qui m'attire invinciblement. Peut-être n'est-ce qu'une apparence, peut-être, comme cela m'est déjà arrivé tant de fois, m'arrêterai-je, désillusionné, sur le seuil !...
- Oh ! non pas, interrompit Samuel, Olympia ne ressemble pas aux autres femmes. C'est une créature digne et capable de retenir un homme. Moi qui ai l'épiderme coriace et qui ne me laisse pas entamer facilement, j'éprouve devant elle la même impression que toi ; je subis son influence malgré que j'en aie et je rougis de me sentir pour la première fois petit devant une femme.
Samuel, en parlant, observait l'effet de ses paroles sur la physionomie de Julius. Le comte d'Eberbach écoutait, pensif, heureux de voir son penchant approuvé et exalté par un homme comme Samuel.
- Je te remercie encore de ton dévouement et de ton zèle, mon cher Samuel, dit-il avec effusion. Tu vois que j'accepte de bon cœur tes services ; pourquoi, de ton côté, refuses-tu d'accepter les miens ?
- Eh ! mais, dit Samuel, je ne les ai pas refusés, ce me semble ?
- Ce matin, dit Julius, tu t'es retranché dans une dignité absurde entre nous deux.
- J'ai refusé de toi ton argent, c'est vrai. Qu'en ferais-je ? Je m'en suis passé toute ma vie. Mais je ne refuse pas ce que je désire. Tu m'as offert de m'aider de ton crédit ; je t'ai pris au mot.
- à la bonne heure, dit Julius. Eh bien ! voyons, en quel point puis-je te servir ?
- J'y pensais tout à l'heure en venant. Vois-tu, jusqu'ici j'ai à peu près perdu mon temps. Si j'ai de l'intelligence, à quoi sert-elle ? Qui en sait quelque chose ? L'or n'existe que quand le mineur l'a tiré de la terre et que le batteur l'a monnayé. Moi, je n'ai extrait ni monnayé mes idées. Elles sont perdues si je ne me hâte. Toi qui es plus jeune que moi, tu es arrivé à un rang supérieur, et tu peux être grandement et noblement utile à ton pays. Je sais bien que je n'ai ni ta naissance ni ta fortune ; mais j'ai de l'initiative et de l'activité. Si je les avais employées, je pense que je serais devenu quelque chose. Je me suis croisé les bras. Mon ambition du but a eu tort de mépriser les étapes du chemin. J'ai rêvé d'escalader la montagne d'un seul bond, au lieu de la gravir pas à pas, et j'ai consumé ma vie à chercher des ailes. Maintenant, je suis en bas, toi tu es en haut. Tends-moi la main.
- Explique-toi, dit Julius.
- Julius, reprit Samuel, je suis comme toi un bon Allemand, un sujet du roi de Prusse. Réponds-moi nettement. Puis-je, avec ton aide, aspirer à servir quelque part l'Allemagne et à la représenter un jour ?
- Toi, Samuel, dans la diplomatie !
- Pourquoi pas ?
- C'est que... dit Julius, qui s'arrêta embarrassé de formuler sa pensée.
- C'est que, compléta Samuel, je n'ai pas un assez glorieux nom, n'est-ce pas ? Mais je ne demande pas à être ambassadeur tout de suite.
- Ce n'est pas cela, reprit Julius. Ce n'est pas de toi que je doute, c'est du métier. La diplomatie est une longue et fastidieuse carrière. Et je t'avoue que tu me sembles capable de tout, excepté d'être ambassadeur. Toi si fier, si impérieux, si debout, comment te plierais-tu à toutes les souplesses, à toutes les complaisances, à toutes les habiletés nécessaires ! Pardonne-moi mon étonnement ; mais Samuel Gelb dans la diplomatie, cela me fait l'effet d'un loup dans des toiles d'araignées.
Samuel sourit.
- Mon cher Julius, dit-il, tu me parles d'un ancien Samuel Gelb que nous avons connu tous deux à Heidelberg, il y a dix-huit ans. Oui, j'ai été tranchant, cassant, brutal avec la vie ; mais je ne suis plus ainsi. Sans changer de caractère, j'ai changé de forme. Je ne méprise pas moins les hommes, au contraire. être susceptible avec eux, c'est avoir besoin de leur estime ; c'est soumettre sa conduite à leur conduite envers vous. Maintenant je les traite comme des instruments ; je ne me fâche pas plus de leur hauteur que je ne me réjouis de leur bassesse. Un menuisier se baisse pour ramasser son rabot ou sa scie qui est à terre : moi, à présent, je me baisserai tant qu'il faudra, et je me mettrai à plat ventre pour ramasser une influence qui me sera nécessaire, un titre qui m'aidera. Et je croirai être plus fier en agissant de la sorte que je ne l'étais en me raidissant et en voulant faire avouer ma valeur par un tas d'imbéciles. Qu'ils pensent ce qu'ils voudront, s'ils pensent. Moi, je sens, et le sentiment que j'ai de moi-même me suffit sans que personne le partage. Tu vois que, dans mes dispositions actuelles, j'ai tout ce qu'il faut pour faire un diplomate parfait.
- Soit, dit Julius réfléchissant. Mais, comme tu le disais, on n'est pas ambassadeur tout de suite. Il y a un ennuyeux stage à faire. D'abord, quitterais-tu Paris ?
- Quant au stage, répliqua Samuel, c'est ici que je te demande ton appui, non pour le supprimer, mais pour l'abréger. Pour ce qui est de quitter Paris, tu peux résoudre la difficulté en me prenant avec toi.
- T'attacher à l'ambassade ? dit Julius.
- Eh bien ? interrogea Samuel.
- Excuse-moi, dit Julius hésitant ; mais, en vérité, tu m'as trop longtemps habitué à t'admirer et à te craindre un peu pour que j'admette aisément cette bizarre idée de t'avoir pour subordonné.
- Mauvaise raison, si ce n'est pas un bon prétexte, répondit Samuel. Tu t'y ferais. Les vrais acteurs sont propres à tous les rôles. Eussé-je un moment joué le maître, eh bien ! s'il me plaît de jouer le commis ? Essaie-moi. Crois-tu que je te serais inutile ?
- Je ne dis pas cela, certes.
Samuel reprit, l'œil fixé sur Julius et abordant sans doute le véritable objet de la conversation :
- écoute, Julius. Tu ne connais pas beaucoup Paris ni la France, puisque tu n'y es que depuis quelques jours. Moi, depuis quinze ans, j'ai pu étudier et connaître bien des choses, bien des hommes. Tu dois avoir une police quelconque qui te coûte fort cher ? Sottise. Pour bien faire la police, il faut la faire soi-même. La police, sais-tu que c'est là une chose qui demanderait presque un homme de génie ? à l'heure qu'il est, ce qui effraie ton gouvernement, comme tous les gouvernements du monde, c'est ce qu'on nomme le libéralisme, n'est-ce pas ? Tu as évidemment pour mission de surveiller cette bête noire. Sois tranquille, va ; je connais le libéralisme, il est moins dangereux que vous ne le croyez, vous autres du monde officiel. Et, quand même il contiendrait un péril, ce ne sont pas les hommes qui le représentent qui sont capables de l'en faire sortir.
Il y eut un silence. Samuel regardait Julius, attendant qu'il l'interrogeât. Julius regardait Samuel, attendant qu'il s'expliquât.
Cependant Samuel se taisait ; Julius parla le premier.
- Tu consentirais à me renseigner sur ces hommes ? demanda-t-il.
- Je ne m'offense pas de l'insinuation, dit en riant Samuel. Je n'ai jamais été scrupuleux avec les choses, ce n'est pas pour l'être avec les mots. Tout peut s'ennoblir par le danger. L'agent qui rôde lâchement autour d'un secret est un ignoble mouchard ; le soldat qui pénètre hardiment, au risque de sa vie, dans le camp ennemi, est un héros intrépide qui s'attaque seul à toute une armée. Si tu acceptes mes services, je ne te ferai pas de rapports sur les étranges mineurs qui, dans ce moment, sapent, sous le sol où nous marchons, la monarchie actuelle ; non, mais je t'introduirai dans leurs machinations. Nous descendrons parmi eux ensemble, et nous exposerons notre poitrine à leurs poignards.
- Comment feras-tu ?
- J'ai été dans le temps, par conviction, et je suis resté, par indifférence, un affilié à la charbonnerie française. Quand tu voudras risquer d'assister à une de nos ventes...
- Mais je ne suis pas reçu, moi.
- Je te ferai recevoir ! Ah ! nous risquons nos deux têtes. Tu vois que ce n'est pas là une chose méprisable et vile.
Il y eut un silence.
- Veux-tu ? insista Samuel.
Julius, à son tour, ne répondit pas. Il songeait.
Tout à coup, comme s'arrachant à une hésitation profonde et d'une voix où l'émotion se faisait sentir :
- Voyons, Samuel, dit-il, tu m'offres ta haute intelligence, ta science inépuisable, ton activité et ton audace. Ce sont là, en effet, des qualités précieuses et que je puis utiliser. Je puis te charger, sans titre officiel, de rapports et de travaux qui donneraient bientôt à Berlin la mesure de ta valeur, et qui, dans un temps plus ou moins rapproché, te vaudraient honneurs et places. Je puis cela ; je puis aussi, car je ne tiens guère à la vie, te suivre, moitié par curiosité, moitié par devoir, dans vos antres du carbonarisme français...
- Eh bien ! dit Samuel.
- Laisse-moi achever. Tu dois comprendre, Samuel, que quelque graves que soient indirectement pour nous les tentatives des libéraux de France, c'est surtout dans leurs rapports avec les menées des libéraux d'Allemagne qu'il nous importerait de les connaître.
Il s'interrompit pour interroger du regard Samuel.
- Achève, dit Samuel impassible.
- Je crois, je sais, reprit Julius, que le carbonarisme étend par toute l'Europe ses ramifications souterraines. Samuel, tu étais autrefois, comme moi, de l'Union de Vertu. Quand, au retour de mes voyages, mon père m'a fait officiellement attacher à la cour de Vienne, j'ai naturellement rompu avec ce que j'appelais l'autre jour des folies de jeunesse. Mais toi qui es un carbonaro, toi qui occupais déjà un rang dans la Tugendbund, toi qui es resté enfin indépendant, tu as sans doute conservé des relations avec nos anciens... complices ?
- Après ? dit froidement Samuel.
- Après ? reprit Julius, qui paraissait comme embarrassé et oppressé. Après, tu ne dois pas te dissimuler ces deux choses : la première, c'est que des accointances quelconques avec des conspirateurs n'iraient pas avec la position avec laquelle tu vises ; la seconde, c'est que des renseignements sur la situation actuelle de la Tugendbund allemande t'avanceraient plus chez les distributeurs de grades officiels que les plus vaillantes surprises dans le carbonarisme français.
Julius avait prononcé cette dernière phrase avec une sorte de gêne et comme d'effroi. Il attendait la réponse.
Samuel, lui, eut l'air tout à fait à son aise.
- Mon cher Julius, répondit-il simplement et tranquillement, je croyais t'avoir dit déjà, quand nous avons touché quelques mots à ce sujet, qu'en quittant l'Allemagne, il y a dix-sept ans, j'avais quitté la Tugendbund, et n'en avais plus entendu parler depuis. Je t'ai dit la vérité. Je ne puis donc courir le danger de la complicité, ni me donner le mérite de la trahison. Ne me demande que ce que je t'offre. Je veux bien tout te montrer sur les conspirateurs de France, je ne puis rien te dire sur les conspirateurs d'Allemagne.
- à la bonne heure ! s'écria Julius comme soulagé d'un poids. S'il n'y a plus rien de commun entre la Tugendbund et toi, rien ne s'oppose à ce que nous marchions ensemble. Puisqu'il n'y a rien à faire du côté de la Tugendbund, pensons au carbonarisme. Tu as raison, je serais charmé de connaître tes libéraux français.
- Tu en connais déjà deux ou trois, dit Samuel.
- Lesquels ?
- Ceux avec qui tu as soupé chez lord Drummond.
- Oh ! mais ceux-là, je présume, conspirent à ciel découvert.
- Peut-être.
- Bah ! dit presque gaiement Julius. Eh bien ! en avant ! mène-moi. J'irai volontiers à eux et sans scrupule ; car, tu l'as dit, tandis que je risquerais ma tête, ils ne risqueront pas un cheveu de la leur. Tu dois bien supposer que l'ambassadeur de Prusse ne se fera pas dénonciateur.
- Pas plus que son introducteur, cela va sans dire, répliqua Samuel. Ainsi, c'est bien résolu, tu acceptes ?
- Sans hésiter.
- En te disant bien que, si tu es reconnu, tu ne dois pas espérer plus de grâce que dans un antre de lions ?
- C'est le danger seul qui m'autorise.
- Et quand veux-tu que je te présente ?
- Quand tu voudras.
- Ce soir même ?
- Ce soir.
- Je ne te supposais pas tant d'ardeur.
- C'est l'ardeur de l'ennui, dit Julius : tout ce que je connais me répugne. J'ai soif de l'inconnu. Ces souterrains de la politique me prennent par leur mystère, comme cette Olympia m'a pris par son masque. Tu as mis dans ma vie deux intérêts. Merci.
- Prends garde ! la nuit a ses casse-cou.
- C'est ce qui m'en plaît ! Ta main, Samuel, et marchons ensemble.
Et, tandis que ces deux hommes qui venaient de s'épier comme deux ennemis se serraient cordialement la main, Samuel pensait :
« Allons, il est encore le plus loyal, mais je suis toujours le plus fort. Olympia a maintenant de quoi commencer mon œuvre, et j'ai de quoi la finir. »

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