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Chapitre XXVIII
La Providence fait son œuvre

Un soir de septembre 1829, le soleil venait de disparaître derrière les collines qui dominaient le château d'Eberbach, quand une voiture s'arrêta à la grille.
Le portier, appelé par le postillon, sortit, vit la personne qui était dans la chaise de poste, et ouvrit la grille en toute hâte. La voiture entra dans la cour et alla jusqu'au perron.
Il en descendit Lothario.
Le neveu du comte d'Eberbach venait de Berlin et retournait à Paris.
Les domestiques accoururent avec une sorte d'empressement maussade.
- Est-ce que monsieur Lothario vient pour quelques jours ? demanda le plus hardi de la bande.
- Peut-être, répondit Lothario préoccupé.
Les domestiques firent une grimace. à force d'être toujours seuls au château, ils avaient fini par le regarder comme à eux, et Lothario, quand il venait, leur faisait l'effet d'un étranger qui s'introduisait dans leur propriété.
On remisa la voiture, et Lothario entra dans le château.
- Alors, si monsieur couche, reprit le domestique qui avait déjà parlé, il va falloir faire son lit ?
- Apparemment, dit Lothario.
- Monsieur soupe-t-il ? demanda encore le domestique.
- Non, je n'ai pas faim, j'ai mangé en route.
Le domestique s'éloigna, se contentant de cette concession.
Cinq minutes après, on revint dire à Lothario que sa chambre était prête. Les domestiques s'étaient dépêchés le plus possible, voulant se débarrasser tout de suite de cet intrus qui avait l'audace de venir chez lui.
Lothario n'était pas en humeur de s'apercevoir de la réception qu'on lui faisait. Il avait l'esprit occupé d'autre chose que des dispositions des valets à son égard.
Il se coucha pour dormir et oublier. Mais, soit que la secousse du voyage eût trop agité son sang, soit que le souci qu'il avait dans l'âme ne voulût pas lui laisser une heure de trêve, il ne put s'assoupir. Toute la nuit se passa dans cette inquiétude pénible et laborieuse, mille fois plus fatigante que la veille. Cependant, vers le matin, le corps l'emporta, et il s'endormit d'un de ces sommeils lourds qui succèdent aux nuits fébriles.
Quand il rouvrit les yeux, le soleil était levé depuis longtemps. Il sonna un domestique, s'habilla et sortit de sa chambre.
Avant de descendre, il entra dans le petit salon occupé autrefois par Christiane.
Il avait l'habitude, quand il était dans ce château, d'aller tous les jours s'agenouiller et prier dans ce cher lieu encore plein de celle qui avait remplacé pour lui sa mère.
Il poussa la porte et entra.
Tout à coup, il jeta un cri.
Dans ce salon, il y avait le portrait de sa mère. Christiane avait toujours gardé le pieux souvenir de sa sœur morte. Bien de fois, au presbytère de Landeck, lorsque Lothario était enfant, Christiane l'avait conduit devant le portrait pour qu'il connût sa mère, et pour que la pauvre enterrée restât vivante au moins dans le cœur de son fils.
Eh bien ! ce portrait de sa mère, c'était le portrait frappant de Frédérique.
C'était la même pureté dans le regard, la même transparence limpide, les mêmes cheveux blonds. La mère de Lothario avait été peinte à l'âge qu'avait maintenant Frédérique. Lothario ne pouvait détacher ses yeux de cette toile qui contenait ses deux plus vivres tendresses : toute sa piété et tout son amour.
Frédérique ressemblait à sa mère ! Voilà donc pourquoi, en apercevant pour la première fois le jeune fille, il s'était imaginé l'avoir déjà connue, déjà aimée. Voilà pourquoi il s'était senti entraîné vers elle par une si subite et si irrésistible sympathie.
Mais d'où pouvait provenir une si étonnante ressemblance ? Alors il se rappela ce que leur avait dit, à Frédérique et à lui, cette femme mystérieuse qui l'avait introduit dans la petite maison de Ménilmontant : ils n'étaient pas étrangers l'un à l'autre, avait-elle dit ; il avait le droit de veiller sur Frédérique, de la protéger, de la défendre. Paroles étranges, que cette étrange ressemblance confirmait aujourd'hui. Il y avait donc réellement parenté entre Frédérique et lui ! Ils étaient donc de la même famille ! Hélas ! à quoi bon, puisqu'ils étaient séparés à jamais par une destinée hostile ? à quoi bon ces liens du sang que la vie venait de rompre ?
Il passa toute la journée devant le portrait.
Le soir, il l'emporta dans sa chambre et l'accrocha au pied de son lit. Il voulait s'endormir en la regardant ; il ressentait un charme mélancolique à avoir sous les yeux, dans ce cadre étroit, son passé et son avenir. Lequel des deux était le plus triste ? Le passé sans vie ou l'avenir sans amour ?
Le lendemain, il se résolut à partir. Dès le matin, il s'occupa de mettre en ordre les dépenses et les comptes des domestiques, de commander les réparations nécessaires, de tout régler pour l'année qui allait suivre. Il déjeunait, quand un domestique entra, assez embarrassé.
- Monsieur... dit le domestique.
Et il s'interrompit, n'osant continuer.
- Eh bien ! qu'est-ce donc, Hans ? demanda Lothario.
- C'est que... balbutia Hans.
- C'est que quoi ?
- C'est qu'il y a là une dame.
- Quelle dame ?
- Il ne faut pas que monsieur se fâche, poursuivit Hans avec un peu d'assurance. C'est une dame bien riche et bien belle, et qui admire bien le château, allez. Ce n'est pas pour abîmer qu'elle vient ici ; au contraire, elle se mettrait à genoux devant un bonhomme de pierre, plutôt que d'y toucher.
- En un mot, que veut cette dame ? dit Lothario impatienté.
- Je dis cela à monsieur, reprit Hans, parce que monsieur nous avait défendu de laisser entrer personne dans le château en son absence. Nous comprenons bien l'idée de monsieur. Il paraît qu'autrefois il s'est passé ici des choses pas très gaies ; il y a partout ici des souvenirs de famille, et monsieur ne veut pas que les passants marchent dessus. Mais ce n'est pas pour l'argent que cette dame nous a donné que nous l'avons laissée entrer. Elle nous en a donné beaucoup, je le reconnais ; elle nous en aurait donné vingt fois davantage que nous l'aurions laissée entrer tout de même. Mais ce n'est pas pour ce motif que nous avons consenti. C'est que c'est une dame artiste qui a besoin, pour le métier qu'elle fait, de voir de beaux meubles. Alors, au printemps, elle était venue, et elle avait dit qu'elle reviendrait.
- C'est une dame qui demande à visiter le château ?
- à le revisiter, car je vous assure qu'elle l'a grandement visité la dernière fois. Comme vous êtes ici, par malheur, nous ne pouvons pas prendre sur nous de lui donner la permission. Alors elle m'a dit de vous la demander, vous priant de ne pas refuser.
- Soit, dit Lothario. Allez chercher cette dame.
Un instant après, Hans revint, amenant une dame vêtue de noir.
Celle-ci fit un signe au domestique, qui sortit. Alors elle écarta son voile.
C'était Olympia.
- Vous ici, madame ! s'écria Lothario d'abord stupéfait.
Puis il se prit à sourire à une idée qui lui venait.
- Ce n'est probablement pas moi que vous vous attendiez à trouver ici ? reprit-il, supposant qu'elle venait pour Julius.
- Je m'attendais à n'y trouver personne, répondit Olympia ; mais quand j'ai su que vous y étiez, je n'avais pas de raison pour vous fuir.
- Eh bien ! dit Lothario, si le seul intérêt qui vous amène chez le comte d'Eberbach est l'amour de l'art, permettez-moi de me féliciter du hasard qui me permet de vous faire les honneurs de l'architecture et du mobilier.
- J'ai déjà vu ce château, dit la cantatrice, mais je serai heureuse de le revoir avec vous.
Olympia semblait faire un effort pour se remettre d'une émotion involontaire.
- Je suis à vos ordres, madame, dit Lothario.
Et il se mit à la conduire de salle en salle.
à chaque objet que lui montrait Lothario, à chaque chambre qu'il lui ouvrait, à chaque pas qu'ils faisaient dans cette maison qui avait renfermé la joie et l'amour, et qui ne renfermait plus que le deuil et le vide, l'émotion d'Olympia paraissait redoubler. Une sorte de mélancolie amère obscurcissait ses yeux et son front.
Lothario s'expliquait cet attendrissement par la mémoire de son oncle, que ce château rappelait naturellement à Olympia. Mais, pour qu'elle fût si émue en voyant la maison et le neveu du comte d'Eberbach, il fallait qu'elle l'aimât au fond, et alors pourquoi l'avait-elle quitté ?
Il lui en parla au bout de quelques instants, quand leur intimité se fut rétablie, et il lui fit d'affectueux reproches.
- Je devrais vous en vouloir, dit-il.
- Et de quoi ? demanda-t-elle.
- D'avoir tourmenté mon oncle. Vous l'avez laissé tout d'un coup, sans vous inquiéter de ce qu'il deviendrait.
- Oh ! c'est vrai, dit-elle ; je n'ai eu, en effet, nulle inquiétude. Je savais bien qu'il ne me pleurerait pas longtemps et qu'il ne souffrirait pas de mon absence.
- C'est pourtant une des souffrances qui ont causé sa maladie.
- Sa maladie ? s'écria la cantatrice.
- Le jour même de votre départ, il a eu une congestion cérébrale qui l'a mis au lit, et il ne s'est pas relevé encore, à l'heure qu'il est.
- Est-il possible ? dit Olympia en pâlissant. Et cela à cause de moi ! Oh ! je vous en prie, dites-moi que je n'y suis pour rien.
- C'est du moins le jour même de votre départ qu'il s'est mis au lit.
- Et pourquoi ne m'en a-t-on rien écrit ? demanda-t-elle. Si j'avais su ! Mais vous, si votre oncle est gravement malade, pourquoi n'êtes-vous pas auprès de lui ? Comment êtes-vous à Eberbach ?
- Je ne l'ai laissé, répondit Lothario, que quand il a été hors de péril. J'avais des raisons essentielles de quitter Paris.
- Quelles raisons ?
- Des raisons qui vous intéresseraient peu.
- Qu'en savez-vous ? dit-elle. Vos chagrins et vos joies me touchent plus que vous ne pensez. Vous avez une tristesse au fond de vous, cela est visible sur votre figure. Si ce n'est pas un secret qui compromette l'honneur de quelqu'un, dites-le moi. Vous ne me connaissez pas, mais moi je vous connais. Je suis peut-être pour vous plus que vous ne croyez.
- Oh ! madame, s'écria Lothario ; vous n'avez pas besoin de me parler, j'ai une pente qui m'attire vers vous. La première fois que je vous ai vue, vous m'avez parlé d'une voix qui a remué en moi toutes les fibres de la sympathie.
- Eh bien ! qu'avez-vous donc à souffrir, vous si jeune, vous si riche, vous promis à toutes les splendeurs du monde ? Que vous manque-t-il ? Voyons ?
- Il me manque la chose sans laquelle le reste n'est rien. J'aime une femme qui ne m'aime pas.
- Hélas ! murmura Olympia.
- Voilà ce que j'ai, reprit Lothario. C'est aussi simple et aussi vulgaire que cela. J'ai entrevu une jeune fille que j'ai trouvée charmante ; je l'ai épiée, je l'ai suivie, j'ai rempli d'elle mon cœur et mon esprit, j'ai pensé à elle tous les jours et rêvé d'elle toutes les nuits. Et puis, lorsque j'ai voulu tendre la main vers mon rêve, lorsque j'ai voulu saisir la lumineuse apparition qui m'éclairait l'avenir, tout s'est évanoui ! Il ne me restait plus rien. J'avais cru, quand mes regards se croisaient avec les siens, voir dans ses yeux un encouragement ; j'avais cru que quelque chose de mon âme se répétait dans la sienne, et que les battements de mon cœur avaient un écho en elle. Illusion, absurdité, folie ! Elle était à un autre ! Elle avait promis d'en épouser un autre ! Alors, ç'a été plus fort que moi. Rester auprès d'elle, la voir tous les jours quand je ne pouvais plus l'espérer, irriter mon désespoir par cette dérision quotidienne d'une intimité fraternelle, je n'ai pas pu supporter plus longtemps ce martyre. De Paris à Vienne, de Vienne à Berlin, de Berlin ici, j'ai fui partout cet amour qui m'a poursuivi partout. Je ne puis rester en place. Vous avez bien raison, j'ai été ingrat pour le comte d'Eberbach. Lui qui a été si bon pour moi, si tendre, si paternel, je l'ai laissé soigner par des étrangers. Mais, voyez-vous, je serais mort là-bas, oui j'aurais éclaté. Il valait mieux partir. J'ai attendu que les médecins n'eussent plus de craintes sérieuses, et je me suis enfui. Dans deux ou trois jours, il saura tout, et je suis sûr qu'il m'excusera. Je lui ai écrit de Berlin le jour même de mon départ. Il saura pourquoi j'ai quitté Paris. Il saura si je pouvais faire autrement. Je lui ai tout dit. Il verra que je ne suis pas parti par ingratitude ni par indifférence. à présent que je lui ai fait ma confession, je me sens un peu soulagé, et je vais tâcher de le rejoindre. J'espère qu'il sera seul à l'hôtel, et que je n'y trouverai plus celle qui m'en a chassé.
- Pauvre enfant ! dit Olympia. Nous retournerons à Paris, et nous causerons. Il y a peut-être moyen de tout arranger.
Ils étaient à ce moment dans le petit salon de Christiane.
Olympia voulut détourner la conversation pour distraire Lothario.
- Tiens ! dit-elle en montrant la place d'où Lothario avait enlevé le portrait de sa mère, il me semblait qu'il y avait là un portrait ?
- Oui, dit Lothario, je l'ai ôté.
- C'était un portrait de femme, n'est-ce pas ? reprit-elle. Je l'avais remarqué. Où donc est-il maintenant ?
- Chez moi, dit Lothario. Oh ! ce n'est pas pour la peinture, qui n'a aucune valeur d'art ; mais c'est le portrait de ma mère, et l'on m'a dit qu'il était frappant. Et maintenant, j'en demande pardon à ma mère, ce n'est plus pour elle seule que j'y tiens. Ce portrait, madame, ne ressemble pas seulement à ma mère. Il y a un singulier rapport entre celle que j'aurais tant aimée et celle que j'aime tant.
- En vérité ? dit Olympia surprise.
En ce moment, on frappa à la porte.
- Qui est là ? demanda Lothario.
- C'est moi, dit la voix de Hans.
- Que voulez-vous ?
- C'est une lettre.
- Entrez.
Hans entra.
- Il dit comme cela, reprit-il, que c'est une lettre qui est allée vous chercher à Berlin et qui vous a suivi.
- Donne.
Hans lui remit la lettre et sortit.
- Une lettre de mon oncle, dit Lothario en lisant l'adresse. Et très pressée. Vous permettez, madame ? reprit-il en se tournant vers Olympia.
- Comment ! mais lisez donc vite !
Lothario rompit le cachet et se mit à lire.



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