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Chapitre XXXIII
Passion buissonnière

Samuel avait peut-être d'autres raisons que sa rencontre avec Lothario sur le boulevard Saint-Denis, pour croire que le neveu du comte d'Eberbach était allé du côté d'Enghien et de Frédérique.
Que Samuel le sût ou qu'il le soupçonnât seulement, la réalité était que Lothario avait profité de cette belle et radieuse journée d'avril pour faire une de ces heureuses et furtives promenades qu'il risquait souvent depuis l'installation de Frédérique à Enghien.
Ce matin-là, les affaires de l'ambassade expédiées, et jamais secrétaire n'avait reçu plus de compliments pour son exactitude et sa rapidité, Lothario avait donné ordre à son domestique de seller deux chevaux.
Les chevaux prêts, il était sorti, son domestique le suivant.
Toutefois, Lothario n'était pas allé directement à Enghien. Soit pour dépister la surveillance qui pouvait l'épier à sa sortie de l'hôtel et pour qu'on se méprît sur la route par où il allait, soit parce qu'il avait quelque chose à faire auparavant, au lieu de tourner du côté du boulevard, il avait tourné, tout au contraire, du côté du quai.
Suivant alors la Seine jusqu'au quai Saint-Paul, il s'était arrêté à la porte d'un hôtel qui regardait l'île Louviers et le Jardin des Plantes.
Il était descendu de cheval, avait remis la bride à son domestique, et était entré dans la cour de l'hôtel, où, dans ce moment, un fiacre aux stores baissés stationnait, mystérieux, attendant quelqu'un ou cachant quelque chose.
Mais, sans y prendre autrement garde, Lothario avait traversé la cour et avait déjà monté quelques marches de l'escalier, quand un tourbillon roula du haut de l'escalier sans crier gare, brusque, aveugle, irrésistible.
Lothario n'eut que le temps de se ranger, de crainte d'être renversé du choc.
Mais, en arrivant près de lui, le tourbillon s'arrêta subitement.
Ce tourbillon n'était autre que notre ami Gamba.
- Comment ! Gamba, dit Lothario en souriant, c'est vous qui voulez m'écraser ?
- Moi, écraser quelqu'un ! s'exclama Gamba blessé, et surtout un ami ! Ah ! vous m'offensez dans ma souplesse. Voyez comme je me suis arrêté net et court. Un cheval de manège, lancé au galop, n'aurait pas mieux fait. Plutôt que de vous écraser, j'aurais cabriolé sur la rampe, j'aurais bondi au plafond, je vous aurais enjambé sans vous toucher. Vous vous croyez donc plus frêle qu'un œuf, mon cher monsieur, que vous avez peur du roi de la danse des œufs ? Sachez qu'en marchant sur un poulet, mes pieds ne lui procureraient que la sensation d'une douce carasse. Vous écraser !
- Pardon, mon cher Gamba, reprit Lothario. Je n'avais pas l'intention de vous humilier dans votre noble fierté d'artiste.
- Je vous pardonne, dit Gamba. Seulement, vous avez eu tort de vous ranger. C'est mal d'avoir douté de moi.
- Je ne douterai plus, je vous le promets, dit Lothario. Mais que diable faisiez-vous donc à dégringoler du haut de cet escalier, et à vous escrimer avec ces marches ? Vous vous exerciez ?
- Non, je le confesse, dit Gamba embarrassé, ce n'était pas le passe-temps désintéressé d'un quart d'heure donné à l'art ; j'employais l'art aux besoins de la vie. J'usais de mon agilité dans le but égoïste d'arriver plus vite dans la cour. Je faisais... ce qu'on appelle vulgairement descendre les degrés quatre à quatre. Je suis attendu en bas.
- Est-ce que par hasard, demanda Lothario, ce serait pour vous ce fiacre aux stores baissés qui s'impatiente ?
- Un fiacre !... Ah ! oui... peut-être, répondit Gamba, mal à l'aise et confus.
- Alors, allez-vous-en, homme de la noce ! reprit Lothario avec un sourire qui redoubla la rougeur de Gamba.
- Oh ! ce n'est pas ce que vous croyez, reprit le frère d'Olympia. Il y a bien un fiacre, mais il n'y a personne dedans.
- Vous ressemblez à votre fiacre, dit Lothario, vous baissez les stores de votre discrétion.
- Non, je vous jure, poursuivit le bohémien, dont la pudeur s'effarouchait des soupçons de Lothario. D'abord, je n'introduirais pas une femme dans la cour de l'hôtel de ma sœur. Ah ! bien oui, avec ses grands airs sévères et dignes ! Elle lui ferait bonne mine, et à moi ! Ah ! çà, vous allez la voir, et, soit dit en passant, elle vous attend avec une fière impatience ! n'allez pas au moins lui mettre vos suppositions hétéroclites dans l'esprit. Rien n'est plus loin de la vérité d'abord. Voici purement le fait. Vous savez que ma sœur veut que personne ne sache qu'elle est revenue à Paris. Si quelqu'un de sa connaissance m'apercevait dans les rues, le frère ne tarderait pas à dénoncer la sœur. Je ne sors donc jamais qu'en voiture et caché derrière les stores. Il n'y a rien autre chose derrière. Je ne vais pas en bonne fortune, je vais faire une simple course tout à fait insignifiante.
- Et c'est pour faire une simple course tout à fait insignifiante, insista l'impitoyable Lothario, que vous éprouviez le besoin d'abréger l'escalier au moyen de sauts qui auraient cassé les reins à un chat.
- Eh bien ! non, dit le vertueux Gamba, désespérant de se tirer honnêtement d'un mensonge, j'allais faire une course qui m'intéresse formidablement, au contraire.
- Ah ! vieux drôle !
- J'allais à la poste aux lettres. Depuis le printemps, monsieur Lothario, j'attends tous les jours une lettre qui peut me rendre très heureux. Qu'il y ait de l'amour ou non dans cette lettre, cela ne regarde que les chèvres. Vous voyez qu'il n'y a personne dans la voiture. Dieu veuille qu'il y ait quelque chose à la poste ! Mais si ce n'est pas aujourd'hui, j'y retournerai demain, et après demain, et toujours. à bientôt, il est l'heure. Ma sœur est chez elle. J'ai l'honneur de vous saluer.
Et, d'un bond, Gamba fut au bas de l'escalier, pendant que Lothario, riant de la rencontre, avait à peine monté quelques marches.
Comme Gamba l'avait dit à Lothario, Olympia vivait dans la solitude et dans l'incognito. Elle n'avait pas voulu retourner dans ses appartements de l'île Saint-Louis, où ses admirateurs et ses amis de Paris l'auraient tout de suite retrouvée. Revenue avec une idée qu'elle ne disait à personne, elle tenait absolument à rester cachée et ignorée de tous. Elle avait exigé que Gamba ne sortît jamais sans prendre les plus grandes précautions pour ne pas être reconnu, et l'avait menacé de la perte de son amitié s'il était jamais aperçu de personne, surtout du comte d'Eberbach ou de Samuel.
Quant à elle, elle ne sortait que très rarement, la nuit, en voiture, pour respirer un peu l'air. Elle avait pris un nom d'emprunt, et le portier de l'hôtel avait ordre de ne laisser pénétrer personne jusqu'à elle, sous quelque prétexte que ce fût.
Lothario seul était excepté de la consigne.
Elle avait, en effet, demandé à Lothario, avec insistance, de la tenir au courant de tout ce qui se passerait, et de venir lui dire, sans perdre une seconde, les moindres modifications qui pouvaient survenir dans la situation ou dans les dispositions de Julius.
Lothario s'était d'abord expliqué cet intérêt par un reste mal éteint de l'ancienne amitié de la cantatrice pour le comte d'Eberbach. Quoiqu'il ne doutât pas que cette intimité n'eût été pure, Olympia avait certainement pour l'ambassadeur de Prusse une sympathie et une affection qu'avait pu irriter et accroître le mariage de Julius avec une autre. Mais Olympia parlait de ce mariage avec un désintéressement si sincère et avec un si franc oubli d'elle-même, qu'évidemment elle s'en occupait par bonté bien plus que par jalousie, et que, si elle aimait Julius, c'était pour lui et non pour elle.
Ce n'était pas seulement au bonheur de Julius qu'elle pensait, c'était aussi au bonheur de Lothario. D'où lui venait cette cordiale sollicitude pour un jeune homme qu'elle n'avait fait qu'entrevoir à peine ? Ce subit accès de tendresse n'était toujours pas de l'amour, puisque l'unique désir d'Olympia semblait être de voir Lothario heureux avec Frédérique.
De quelque point du cœur qu'elle lui vînt, Lothario acceptait cette protection qui s'offrait à lui. Il se fiait à la cantatrice, et ne lui cachait rien de ce qui pouvait lui arriver de bon ou de mauvais. Il ne se passait pas de semaine qu'il ne vînt, et plus d'une fois, causer avec elle de ses espérances ou de ses craintes. Olympia l'encourageait dans ses joies et le relevait dans ses défaillances.
Mais, cette fois-là, il y avait six grands jours qu'il n'avait paru à l'hôtel du quai Saint-Paul.
Olympia était inquiète. Qu'était-il donc arrivé ? Pourquoi ce mortel silence ? se défiait-il d'elle ? était-il malade ? Toutes les suppositions funestes lui avaient traversé l'esprit.
Elle l'avait attendu de jour en jour, puis d'heure en heure. Enfin, la veille, elle lui avait fait tenir une lettre pleine de prière, le suppliant de la venir voir, s'il n'était pas au lit.
Son esprit agitait encore ses craintes, quand un domestique entra dans la salle où elle était, et annonça :
- M. Lothario.
- Qu'il entre ! s'écria-t-elle précipitamment.
Lothario parut. Elle courut à sa rencontre.
- Ah ! vous voilà, enfin ! dit-elle d'un ton de reproche. Qu'êtes-vous donc devenu ? J'espère que vous avez au moins de bonnes raisons pour laisser ainsi vos amis dans l'anxiété.
- Je vous demande mille fois pardon, madame, dit Lothario en lui baisant la main.
- Il ne s'agit pas de me demander pardon, répliqua-t-elle. Vous savez bien que je vous pardonne. Mais dites-moi vite ce qu'il y a de nouveau. Allons ! asseyez-vous et parlez. Et ne me dissimulez rien. Vous savez, mon cher enfant, pourquoi je tiens à savoir tous vos secrets. Dites-moi tout comme à une mère.
- Oh ! comme à une mère ! dit Lothario avec un sourire qui trouvait Olympia trop jeune et trop belle pour ce titre.
- Votre sourire est on ne peut plus galant, reprit-elle, mais je vous assure que j'ai pour vous les sentiments que j'aurais pour mon fils. Lothario, me croyez-vous ?
- Je vous croie et je vous remercie, dit-il sérieusement.
- Eh bien ! la meilleure manière de me remercier, c'est d'être avec moi comme mon fils. Causons. Qu'y a-t-il de nouveau ?
- Mon Dieu ! rien. Il y a de nouveau... le printemps.
- C'est tout ? dit-elle.
- C'est tout, et c'est presque assez. Faut-il le dire, chère madame ? c'est le printemps qui m'a empêché de venir ici ces jours derniers, parce qu'il m'emmenait ailleurs.
- Ah ! je commence à comprendre, dit Olympia.
- Oh ! écoutez-moi, reprit-il, car si vous avez besoin de tout savoir, moi j'ai besoin de tout vous dire. Depuis huit jours, madame, je suis presque heureux. Les feuilles poussent aux branches, le soleil rit au ciel, et Frédérique se promène. Il y a moins de poussière dans la vallée de Montmorency qu'au bois de Boulogne. Il est tout simple maintenant que je dirige mon cheval du côté où il y a moins de poussière. Je suis donc allé plus souvent du côté où Frédérique se promenait. Je vous jure que je n'ai pas besoin d'y pousser mon cheval, il m'y porte tout seul. Je me trouve tout à coup, à mon insu, involontairement, malgré moi, devant elle.
- Vous avez peut-être tort, Lothario, dit Olympia.
- Pourquoi tort, madame ? Outre sa pureté d'ange qui garde Frédérique mieux que le chérubin armé le Paradis terrestre ! n'y a-t-il pas là Mme Trichter qui ne nous quitte pas, qui ne nous quitte jamais... Madame, vous m'excuserez maintenant, n'est-ce pas, d'avoir été quelques jours sans venir ici ? Mais tout le temps que me laissaient les affaires de l'ambassade, je le dépensais sur les routes.
- Et vous vous rencontrez ainsi avec Frédérique tous les jours ? demanda-t-elle.
- Tous les jours ? Oh ! non, répondit Lothario. En huit jours, je ne suis allé à Enghien que cinq fois. Est-ce que vraiment vous me blâmez ? reprit-il en remarquant l'air grave d'Olympia.
- Je ne vous blâme pas, dit-elle, j'ai peur.
- Peur de qui ?
- Peur de vous et peur d'un autre.
- De moi !
- Oui, j'ai peur qu'en voyant ainsi Frédérique tous les jours, en vous habituant à ne plus pouvoir vous passer d'elle, vous ne vous laissiez trop aller à une intimité si dangereuse.
- Oh ! s'écria Lothario, l'honneur et la bonté du comte d'Eberbach sont entre elle et moi.
- Vous les voyez encore aujourd'hui, répondit Olympia. Mais les verrez-vous toujours ? Amoureux de vingt ans, osez-vous répondre de votre raison, quand vous trempez votre lèvre à la coupe enivrante ?
- Encore une fois, madame, Frédérique me rassure, et doit vous rassurer contre moi-même, dit Lothario un peu ébranlé.
- Hélas ! hélas ! Frédérique vous aime, continua Olympia.
- Mais que voulez-vous donc que je fasse alors ? demanda le jeune homme.
- Je veux... je veux que vous repartiez, Lothario.
- Repartir ! s'écria-t-il.
- Oui, le même motif qui vous a fait déjà aller en Allemagne vous commande d'y retourner.
- Jamais ! s'écria Lothario. Maintenant j'en mourrais.
- Vous l'avez bien fait une fois, insista-t-elle.
- Oh ! alors, c'était tout différent ! Je n'étais pas aimé. Mais à présent je le suis, je le sais, elle me l'a dit. à présent, je ne puis plus respirer un autre air que Frédérique. Alors je fuyais la tristesse, le désespoir, l'indifférence. Si vous saviez ce que je fuirais maintenant ! si vous nous aviez vus une seule fois, marchant côte à côte sur la rive de ce lac charmant qui reflète moins de rayons que ses yeux ! Si vous saviez ce que c'est que d'avoir à la fois vingt ans, le mois d'avril et l'amour, les oiseaux sur sa tête et la joie dans son cœur ! Tous les printemps ensemble ! voilà ce que vous voudriez m'arracher.
- Pauvre enfant ! dit Olympia, touchée de cette passion, vous voyez si j'ai raison de m'effrayer. Si vous parlez d'elle de cette façon, comment est-ce alors que vous lui parlez ?
- Soyez tranquille, madame, répondit avec dignité Lothario, et ne me jugez pas capable de dire à Frédérique un seul mot qui puisse choquer et sa délicatesse et la susceptibilité de mon cher bienfaiteur. Lui qui a été si bon pour nous ! Je serais un misérable s'il me venait seulement la pensée de le tromper.
- Je crois à votre loyauté, Lothario, reprit Olympia. Je crois à vos nobles intentions et à votre ferme volonté de ne pas répondre à un bienfait par une perfidie. Mais combien faut-il de regards d'une femme aimée pour fondre la plus ferme volonté d'un homme ?
- J'aurai plus de force que vous ne croyez, madame.
- Eh bien ! soit, je veux en être convaincue. Mais y a-t-il une pureté si grande que les apparences du moins ne puissent calomnier ? Le comte d'Eberbach sait-il que vous allez toujours à Enghien, et que vous y rencontrez sa femme ? Non, n'est-ce pas ? Supposez qu'on le lui dise.
- Le comte d'Eberbach est trop noble pour soupçonner une trahison.
- Oui, s'il voyait tout seul, reprit Olympia. Mais, Lothario, si c'est un autre qui lui montre un jeune homme se promenant sous les arbres avec sa jeune femme ; si cet autre, par haine, par méchanceté, par jalousie, par n'importe quel motif, prête à ces rendez-vous un sens qu'ils n'ont pas, les salit de ses suppositions, les éclabousse des sarcasmes de son âme maudite, croyez-vous, Lothario, que l'esprit du comte, affaibli par la maladie et par la tristesse, tarde longtemps à succomber à ces accusations que rendront vraisemblables votre âge à tous deux, et la position étrange où vous êtes vis-à-vis l'un de l'autre ?
- Personne, répondit Lothario surpris, ne peut avoir intérêt à tourmenter mon oncle et à calomnier Frédérique.
- Si fait, Lothario, s'écria Olympia, quelqu'un peut avoir intérêt à cela.
- Eh ! qui donc ?
- M. Samuel Gelb.
- M. Samuel Gelb ? répéta Lothario incrédule. M. Samuel Gelb, qui a été si généreux pour Frédérique et pour moi ! Vous oubliez donc ce qu'il a fait, madame ? Lui qui aimait Frédérique et qui pouvait l'épouser à la mort de mon oncle, puisque Frédérique s'était solennellement engagée à n'appartenir jamais à un autre qu'à lui, il lui a rendu sa parole. Quand il a vu que nous nous aimions, il a renoncé à ce paradis. Mais songez-y donc ! Quel sacrifice ! renoncer à elle ! Voilà ce que M. Samuel Gelb a fait pour moi. Je lui dois autant de reconnaissance qu'à mon oncle, plus peut-être. Car enfin, il épousait Frédérique par amour, tandis que le comte d'Eberbach ne l'épousait que par paternité, pour ainsi dire.
» à la rigueur, le comte ne m'a rien sacrifié ; il m'a légué Frédérique ; il ne m'a donné que son héritage ; M. Samuel Gelb m'a donné sa vie. Oui, tout vivant, ardent, jaloux, peut-être, il s'est effacé. Lorsque Frédérique était encore à Paris, et que nous étions tous ensemble, M. Samuel Gelb était le premier à sourire à nos chastes et fraternelles effusions ; il l'encourageait à être douce et tendre avec moi ; et quand mon oncle, pauvre cher malade ! avait des moments d'humeur chagrine, c'était M. Samuel Gelb qui nous défendait ! Et, malgré cela, vous me dites de me défier de lui ? »
- Je ne vous dis pas de vous défier de lui malgré cela, mais à cause de cela. écoutez-moi, Lothario, je connais ce Samuel. Comment ? ne me le demandez pas, je ne pourrais vous le dire. Mais croyez une femme qui vous porte une affection maternelle ; cet homme est de ceux qu'il vaut mieux voir vous menacer que vous sourire. Son amitié ne peut être qu'un piège terrible, prenez-y garde ! Croire qu'une âme comme la sienne, dominatrice, sombre, volontaire, traversée des passions les plus violentes et les plus sinistres, ait pu renoncer sans arrière-pensée à une femme aimée qui lui appartenait ! croire que Samuel Gelb puisse vous laisser impunément lui prendre Frédérique ! ce serait de la démence. Je le connais, vous dis-je, prenez garde à vous ! Mais qu'il prenne garde à lui aussi !
Ce dernier mot d'Olympia tranquillisa un peu le jeune homme. L'accent profond et pénétré d'Olympia commençait à lui inspirer des doutes sur la sincérité de Samuel. Mais le ton de haine et de menace avec lequel la cantatrice avait prononcé la dernière parole lui ôta sa défiance. évidemment Olympia avait quelque motif personnel d'en vouloir à M. Samuel Gelb. Il y avait la réverbération d'un injure faite à elle par cet homme, dans l'éclair de fureur qui avait allumé les yeux de la fière artiste.
Sans doute, elle croyait que Samuel Gelb avait pu la desservir auprès du comte d'Eberbach, dans le temps où le comte était amoureux d'elle. Qui sait si Olympia n'était pas amoureuse du comte, si, en tout cas, elle n'aurait pas été heureuse de devenir comtesse d'Eberbach, et si elle ne gardait pas une sourde et jalouse rancune contre l'homme qu'elle soupçonnait de lui avoir enlevé le titre et la fortune qu'elle avait espérés, pour les donner à sa pupille ?
Cette interprétation de la pensée d'Olympia se traduisit aux lèvres de Lothario par un sourire imperceptible.
La cantatrice vit-elle ce sourire et le comprit-elle ?
Elle reprit :
- Avant toutes choses, Lothario, je vous conjure d'être bien persuadé que, dans tout ce que je vous dis, il n'y a pas une parole qui songe à un autre intérêt que le vôtre. Dans toute cette affaire, je ne vois que deux personnes : le comte d'Eberbach et vous. Moi, je ne compte pas. Si nous étions arrivés à temps, vous auriez vu comment j'entendais vous servir. à l'heure qu'il est, vous seriez le mari de Frédérique. Mais la lettre vous est parvenue trop tard. Par la faute de qui ? enfin, il n'importe. Ce bizarre et subit mariage a bouleversé tous mes desseins. Maintenant, au lieu d'aller voir le comte d'Eberbach, je l'évite, je me cache à tous les yeux, j'ai peur qu'on ne me voie. Cela tient à des choses qu'il est inutile que vous sachiez. Mais voyez-vous, s'il pouvait vous être utile que je sortisse de mon incognito, dites-le-moi. Je me montrerais. Je parlerais. Quoi qu'il pût m'en coûter, pour vous, je paraîtrais, entendez-vous bien ? à tout prix, je vous préserverai, et je préserverai Frédérique. Je veux que vous soyez bien convaincu de cette vérité afin que vous ne me cachiez rien, et que vous me teniez au courant de tout.
Lothario écoutait avec une gratitude mêlée d'étonnement cette belle et mystérieuse créature qui paraissait tenir dans ses mains les destinées des autres.
- Vous êtes surpris que je vous parle ainsi ? continua Olympia. Vous ne croyez pas que, du fond de cet hôtel solitaire, moi, pauvre chanteuse venue d'Italie et qui n'ai passé que quelques mois à Paris, je prétende connaître et dominer de si puissants personnages ? Eh bien ! mettez-moi à l'épreuve. Ayez besoin de moi, et vous verrez si je n'obtiens pas du comte d'Eberbach ce que vous voudrez. Et que Samuel Gelb se jette à la traverse de votre amour, qu'il ose se mettre jamais entre Frédérique et vous, et alors je vous promets que, si audacieux et si fort qu'il soit, je sais un mot qui le fera rentrer sous terre !
En parlant ainsi, les yeux d'Olympia éclataient d'une beauté terrible et superbe. Son front avait un reflet de la foi irritée et rayonnante de l'archange vainqueur du démon.
- Allez-vous à Enghien aujourd'hui ? demanda-t-elle tout à coup.
Lothario essaya une dissimulation embarrassée.
- Je ne sais... peut-être... reprit-il.
- Manquez-vous de confiance, après ce que je vous ai dit ? demanda Olympia.
- Non, j'y vais, dit-il aussitôt. Ce n'était pas manque de confiance, madame, c'était peur d'être grondé.
- Allez-y encore aujourd'hui, je vous le permets, reprit-elle en souriant. Mais à deux conditions.
- Lesquelles ?
- La première, c'est que vous allez jurer, par ce que vous avez de plus sacré au monde, que vous me direz désormais tout ce qui pourra vous arriver, jusqu'aux détails les plus insignifiants.
- Je vous le jure sur l'âme de ma mère, dit gravement Lothario.
- Merci. La seconde condition, c'est que vous n'oublierez pas la recommandation que je vous ai faite de vous défier de Samuel Gelb et de tout le monde, et d'éviter, dans vos visites à Enghien principalement, tout ce qui pourrait donner la moindre prise à la malveillance et aux mauvais commentaires.
- Je n'oublierai pas votre recommandation, je vous le promets, dit le jeune homme en se levant.
Olympia le reconduisit. Et, tout en marchant :
- Ah ! je voudrais connaître et voir Frédérique, dit-elle. Je suis sûre qu'elle m'écouterait avec plus d'obéissance que vous. Mais c'est malheureusement impossible. Qu'est-ce que le monde ne penserait pas, et ne dirait pas surtout, des relations d'une chanteuse à qui le comte d'Eberbach a fait la cour, l'année dernière, avec la femme du comte d'Eberbach ? Au moins, puisque je ne peux parler qu'à vous, écoutez-moi pour deux. Adieu. à bientôt, n'est-ce pas ?
- à bientôt, répondit Lothario.
Et, après avoir baisé la main d'Olympia, il descendit l'escalier, traversa la cour, sauta à cheval, et partit au grand trot.
Mais, sur le boulevard Saint-Denis, au moment d'entrer dans le faubourg, il aperçut et croisa Samuel Gelb, à pied, qui, venant de Ménilmontant, semblait se diriger du côté de l'hôtel du comte d'Eberbach.
Cette rencontre, après ce que venait de lui dire Olympia, causa une impression douloureuse à Lothario.
« Il va soupçonner où je vais, se dit-il. Il en parlera peut-être à mon oncle. Si je n'allais pas aujourd'hui à Enghien ? Si j'allais au contraire faire visite dans une heure au comte et déjouer ainsi tout à coup Samuel ? Oui, c'est cela ! Bonne idée !. »
Et, au lieu d'entrer dans le faubourg, Lothario retournant de quelques pas, suivit le boulevard du côté de la Bastille.
« Mais j'ai dit hier à Frédérique que j'irais aujourd'hui, pensait-il tout triste. Elle sera inquiète. Et puis, d'ailleurs, je pouvais bien aller par la rue du Faubourg-Saint-Denis sans aller à Enghien. Je pouvais connaître quelqu'un dans le faubourg. Je pouvais aller aux buttes Montmartre. M. Samuel m'a-t-il vu seulement ? Il n'avait pas la tête tournée de mon côté. Il ne m'a pas vu. J'en suis même certain maintenant, car il ne m'a pas rendu mon salut.
» C'est égal, reprit-il en interrompant court ses raisonnements rassurants, il serait plus prudent de ne pas aller à Enghien aujourd'hui. »
Mais, tout en se livrant à ces hésitations et à ces flux et reflux, Lothario, après être allé au pas jusqu'au pont d'Austerlitz, revenait au grand trot à l'entrée du faubourg Saint-Denis.
« Bah ! se dit-il, mieux eût été d'aller vite, et il est temps encore. Je serai revenu avant que les soupçons commencent. »
Et, donnant un coup d'éperon à son cheval, il remonta le faubourg au galop, suivi à grand'peine par son domestique très étonné des capricieuses allures et des singuliers zigzags de son maître.
Il arrivait à Enghien, dans la villa de Frédérique, au moment où, rue de l'Université, Julius et Samuel montaient en voiture pour aller les surprendre.


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