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Chapitre XXXIV
L'épouse-fiancée

La maison que Frédérique occupait à Enghien était, comme nous l'avons dit, un charmant petit château dont les fenêtres étaient tournées vers le lac et vers le soleil levant.
Les briques rouges, dont la couleur, brûlée par les étés précédents et lavée par les pluies d'hiver, avait pâli et était plutôt rose, s'arrangeaient harmonieusement avec le vert tendre des volets.
La gaieté riait sur toute la façade. Une vigne grimpait joyeusement le long des murs, et promettait pour l'automne à la maison une riche ceinture de feuillage et de grappes.
L'intérieur n'était pas moins charmant que le dehors. C'était Lothario que le comte d'Eberbach avait chargé de l'arrangement. Meubles rares, tentures de soie bleue piquées de roses blanches, pendule de Saxe, marqueteries, tapis épais à y entrer jusqu'à la cheville, tableaux précieux des maîtres vivants, livres de poètes modernes, rien ne manquait de ce qui fait la vie élégante et de ce qui la fait confortable.
En ouvrant sa croisée, Frédérique était à la campagne, parmi les collines, la verdure et les lacs. En la fermant, elle était dans un des plus commodes et des plus ravissants hôtels de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Dans ce chalet empli de toutes les créations de l'industrie et de l'art, elle avait à la fois la nature et le luxe. C'était la Suisse doublée de Paris.
Un joli parc anglais fleurissait devant la maison, et allait tremper ses derniers bouquets dans le lac.
Depuis une heure, Mme Trichter, qui tricotait au salon, remarquait une certaine agitation dans l'air de Frédérique. La jeune fille entrait, sortait, s'asseyait, se levait, descendait au jardin, montait dans sa chambre, ne tenait pas en place.
Cette candide et loyale nature de vierge était trop transparente pour qu'il fût bien difficile de deviner qu'elle attendait Lothario et qu'elle s'impatientait de ne pas le voir arriver.
L'heure à laquelle il arrivait d'ordinaire était passée depuis plus de vingt minutes. Vingt minutes de retard ! Combien l'imagination d'un amoureux peut faire tenir de catastrophes, de maladies, de chutes de cheval, de mines et d'écroulements de toutes sortes, dans vingt minutes ?
Que pouvait-il être arrivé à Lothario ? Frédérique lui avait bien dit, la dernière fois encore, qu'il pressait trop son cheval. à quoi bon lui donner tous ces coups d'éperons qui le font cabrer ? C'est le meilleur moyen qu'il arrive des accidents. Il serait bien avancé quand son cheval le jetterait par terre ! Mais non, il se tenait trop bien pour cela. Alors, pourquoi ne venait-il pas ? Il était donc malade ?
Décidément Lothario avait bien fait ne de ne pas écouter la pensée qu'il avait eu un instant en rencontrant Samuel. Frédérique était déjà si inquiète parce qu'il venait plus tard ! que n'eût-ce pas été s'il n'était pas venu du tout ?
à travers ses inquiétudes, Frédérique était montée à une sorte de terrasse de laquelle on pouvait apercevoir la route.
Tout à coup, un nuage de poussière s'éleva sur le chemin du côté de Paris, et elle distingua vaguement un galop de chevaux.
Mais elle n'avait pas besoin de voir avec ses yeux. Son cœur reconnut le cavalier.
- C'est lui, s'écria-t-elle.
Et elle descendit bien vite.
Quand elle arriva au perron, Lothario avait déjà mis pied à terre, jeté la bride aux mains de son domestique et monté trois ou quatre marches.
- Bonjour, Lothario, dit la jeune fille avec un sourire qui ne se souvenait plus de l'ennui et des transes de l'attente.
- Bonjour Frédérique.
Ils se serrèrent la main, et Frédérique emmena Lothario dans le salon où travaillait Mme Trichter.
- Eh bien, Lothario, comment va M. le comte d'Eberbach ? Vous l'avez vu ?
- Je l'ai vu hier soir.
- Pourquoi pas ce matin, pour me donner des nouvelles plus fraîches ? reprit-elle.
- Oh ! dit-il, mon oncle était si bien hier soir que j'ai jugé inutile de m'informer de lui à si peu de distance.
- Ainsi, son mieux continue ? Et que dit M. Samuel ?
- M. Samuel Gelb trouve que, pour le moment, il est impossible de rien souhaiter de mieux. Il craint seulement pour l'automne.
- S'il retombe à l'automne, dit Frédérique, nous serons là, et nous le soignerons tellement tous deux, que nous l'en tirerons cette fois encore, comme l'autre, n'est-ce pas ?
- Oui, certes, répondit le jeune homme ; s'il ne lui faut que des soins pour vivre, il est mieux portant que nous.
- Oui, des soins. Mais pourquoi a-t-on voulu qu'il me quittât ? demanda Frédérique.
- Oh ! pour cela, on a eu bien raison, s'échappa à dire l'amoureux.
- Non pas, on a eu tort, reprit-elle, et moi j'ai eu tort d'y consentir. Je n'aurais pas dû me séparer de lui quand il avait besoin de moi pour le faire sourire, pour mettre chez lui cette gaieté qui est la moitié de la santé. Trouvez-moi très vaniteuse si vous voulez, mais il fallait à votre oncle quelqu'un qui fût jeune, qui eût du mouvement qui fît vivre tout chez lui, et je suis convaincue que, de me regarder, cela lui faisait du bien. Aussi, je ne m'étais résignée à venir ici qu'à condition que je le verrais tous les jours. Mais il n'a pas tenu sa promesse. Il ne vient pas une fois par semaine. Et moi, l'on me cloue ici sous prétexte que je suis malade, tandis qu'au contraire je ne me suis jamais si bien portée. Mais les choses ne peuvent pas durer de cette manière. à partir d'aujourd'hui, j'ai pris une résolution.
- Quelle résolution ? demanda Lothario inquiet.
- J'ai organisé mon plan, poursuivit Frédérique, et désormais M. le comte et moi, tout en demeurant sous des toits différents, puisque cela lui plaît, nous ne resterons plus un jour sans nous voir. Voilà, c'est bien simple : j'irai deux jours de suite passer la journée et dîner à l'hôtel à Paris, et le troisième jour, M. le comte viendra passer la journée et dîner ici. Comme cela, je ferai deux fois la route contre lui une, et il me verra tous les jours sans trop se fatiguer. Est-ce bien arrangé, dites ? Ai-je pensé à tout.
- Excepté à moi, répondit Lothario boudeur.
- Eh ! j'ai pensé à vous aussi, dit la jeune fille. De cette façon, nous nous verrons plus souvent. Quand le comte viendra à Enghien, vous l'accompagnerez. Quand j'irai à Paris, vous dînerez chez votre oncle. Ainsi, vous me verrez tous les jours, et non plus une heure en courant, mais tout le temps que vous voudrez ; et vous ne vous épuiserez plus sans cesse à courir les routes.
- Oui, dit Lothario, boudant toujours, j'y gagnerais de faire quelques pas de moins, et de ne plus vous voir qu'en public.
La jeune fille se mit à rire.
- Oh ! dit-elle, si cela vous est égal de vous exténuer sur les routes, et si cela ne vous est pas égal de ne me parler que devant le comte, il vous sera quelquefois permis, quand vous aurez été bien sage pendant huit jours, de venir me chercher ici ou de me ramener le soir, vous à cheval, moi en voiture. Entendez-vous, mon cher neveu ? Ne sera-ce pas charmant ?
Et la naïve enfant se prit à battre des mains.
- Vous voyez, vilain jaloux, qu'il y a moyen de tout arranger, et qu'il ne faut pas s'effaroucher d'avance des idées qu'ont les femmes. Voyons, êtes-vous content ?
- Vous êtes adorable, dit Lothario ravi.
- Si nous faisions un tour de jardin ? dit-elle. Il fait si beau et si doux dehors ! Nous ne sommes pas à la campagne pour nous étouffer dans un salon. Venez-vous ?
Elle était déjà la porte, Lothario la suivit.
- Venez avec nous, madame Trichter, dit-elle.
La vieille gouvernante prit ses laines et ses aiguilles et rejoignit les jeunes gens.
Lothario eut encore un mouvement de mécontentement.
- Pourquoi emmenez-vous toujours Mme Trichter ? dit-il bas à Frédérique.
La jeune fille devint sérieuse.
- Mon ami, répondit-elle, on nous témoigne toute confiance et on nous laisse toute liberté. C'est nous obliger à garder toute délicatesse et tout respect.
- Vous avez toujours raison, Frédérique, dit Lothario.
Mme Trichter, qui venait de les rejoindre, avait entendu quelques mots et deviné le reste.
- Oh ! dit la bonne femme, je ne viens avec vous que dans votre intérêt. C'est pour que vous ayez au besoin auprès de M. le comte et de M. Samuel Gelb un témoin de votre raison et de votre sagesse. Ma présence est bien inutile, je le sais. Je suis là pour attester que M. Lothario est le plus loyal jeune homme et Mlle Frédérique la plus honnête femme qui soient au monde. Maintenant, je sais à quoi m'en tenir, et je ne vous observe même plus. Je fais semblant d'être là, mais je pense à autre chose qu'à vous, allez.
Cela se disait en marchant dans les allées, où le clair rayonnement du ciel riait aux premiers lilas.
- Venez vous asseoir ici, dit Frédérique en montrant un banc où l'on aurait pu presque tremper les pieds dans le lac.
Lothario la suivit.
Mme Trichter s'assit auprès d'eux, toute à son éternel tricot.
Les deux enfants restèrent un moment sans parler. Lothario paraissait un peu absorbé.
- à quoi pensez-vous donc ? lui demanda Frédérique.
- Je pense, dit-il, à l'étrange position que nous ont faite la malveillance du hasard et la bonté de mon oncle. Y a-t-il au monde deux êtres qui s'aiment dans les mêmes conditions que nous ? S'appartenir, être mari et femme, et ne pouvoir pas même se baiser le front ! Vous êtes la femme d'un autre, cet autre nous laisse toute liberté, c'est lui qui nous a réunis et nous a fiancés ; il se sépare de vous pour ne pas inquiéter ma jalousie, et, avec cela, nous sommes plus esclaves que les amoureux les plus surveillés et les plus gênés. Tout est contradiction dans notre vie. Je vous aime comme jamais femme ne fut aimée ; je ne vis que dans l'espoir du jour où vous serez tout à fait à moi, et je n'ose souhaiter ce jour ! S'il dépendait de moi de faire venir tout de suite cette heure, qui est mon rêve et toute mon ambition, je la retarderais, car l'heure de notre mariage sera l'heure de la mort de mon oncle. Douce et amère destinée que la nôtre : nous attendons pour vivre la mort d'un homme que nous aimons, et notre noce commencera par un enterrement.
- Voulez-vous bien vous taire, méchant oiseau de malheur! s'écria la jeune fille en riant pour ne pas se laisser pénétrer par ces sombres idées. Voilà tout ce que vous inspirent le printemps et ma présence ! Si cela vous attriste de me voir, vous pouvez bien retourner à Paris, par exemple. Comment ! c'est ainsi que vous reconnaissez le miracle que le bon Dieu a fait pour vous ? La Providence a inspiré à votre oncle cette noble et généreuse pensée de se dévouer ; au moment où vous veniez de me perdre, vous m'avez subitement retrouvée ; et vous n'êtes pas content ! Qu'est-ce qui vous manque ?
- Pardon, Frédérique ; j'ai eu tort de me plaindre, c'est vrai. J'ai plus de bonheur cent fois que je n'en mérite, et cela devrait me suffire pendant l'éternité, de contempler vos doux yeux souriants et d'entendre votre voix charmante. Mais il ne dépend pas de moi, quand je vous vois une heure, de ne pas désirer vous voir toutes les heures. Il ne dépend pas de moi de ne pas être insatiable de vous. J'ai des soifs de vos regards, de votre âme, de votre cœur, qu'il me semble que toute la vie ne pourra pas désaltérer. Vous, vous êtes sereine et tranquille, vous vivez dans une paix inaltérable au-dessus des fiévreuses agitations ; mais moi, je suis un homme, je ne suis pas un ange comme vous, j'ai par instants des accès de passion qui me prennent, et le sang qui bat dans mes tempes m'empêche quelquefois d'entendre la froide voix de la raison.
- Il faudra pourtant bien que vous l'entendiez, reprit-elle. Beau mérite de se résigner à un sort comme celui que vous avez : pour le présent, une fiancée que vous pouvez voir tous les jours, que vous avez désespéré d'obtenir jamais, et qu'un prodige vous a donnée ; et pour perspective une femme qui vous aime, qui est à vous déjà par le cœur, par la volonté de son mari, par le consentement de tous. Vous êtes, en vérité, bien à plaindre ! Je conviens qu'il vous manque une chose : un peu de patience.
- La patience vous est plus facile qu'à moi, dit Lothario.
Tout à coup, Frédérique se leva.
- Qu'avez-vous donc ? demanda le jeune homme.
- N'avez-vous pas entendu ? dit-elle.
- Quoi ?
- Le bruit d'une voiture entrant dans la cour, là-bas.
- Non, dit Lothario. Mais quand vous me parlez, je n'entends que vous.
- J'en étais bien sûre ; voyez, dit la jeune fille.
Et elle montra à Lothario le comte d'Eberbach qui entrait dans le jardin, appuyé au bras de Samuel.
Elle s'élança au-devant du comte, joyeuse et sans peur, comme ève, avant le péché, devait accourir à la voix de Dieu dans le paradis terrestre.
Lothario y courut aussi, sans peur non plus, mais peut-être avec une joie moins entière.
Quoique sa conscience ne lui fit aucun reproche et qu'il n'eût dans l'âme que vénération et tendresse pour son oncle, il se sentait un peu embarrassé d'être trouvé par son oncle en tête à tête avec Frédérique. La présence de Samuel l'inquiétait aussi, et il se rappelait involontairement l'impression qu'il avait eue en le rencontrant sur le boulevard, et ce qu'Olympia lui avait dit au quai Saint-Paul.
Samuel était-il, en réalité, comme le lui avait affirmé la cantatrice, un homme dangereux dont il fallait se défier ? était-ce lui qui avait prévenu le comte d'Eberbach de la visite de Lothario à Frédérique, et venait-il corrompre et fermer cet éden ?
Mais le sourire cordial dont Samuel accompagna une franche poignée de main fit envoler tout soupçon de l'esprit du jeune homme.
Frédérique était près de Julius, heureuse de le voir, sans embarras, ne soupçonnant même pas qu'elle eût à se défendre de la présence de Lothario.
- Oh ! monsieur, vous voilà ! quel bonheur ! s'écria-t-elle en prenant à Samuel le bras du comte d'Eberbach et en l'appuyant sur le sien. Nous parlions de vous. J'étais un peu inquiète. Comment allez-vous ? Mais vous allez bien puisque vous êtes venu.
- Bonjour, mon oncle, dit Lothario.
Julius répondit par un signe de tête seulement aux prévenances de Frédérique et au salut de Lothario. Il était soucieux.
Frédérique le conduisit vers le banc d'où elle s'était levée en l'apercevant.
Sur un signe de Samuel, Mme Trichter rentra dans la maison.


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