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Chapitre XXXVII
Coup de foudre

Julius sentait bien, au fond, que Samuel avait raison, et que la meilleure manière de lier Frédérique et Lothario, c'eût été de les laisser libres. Dans les moments où il retrouvait un peu de sang-froid, il se faisait des reproches. Sa bonté et sa noblesse naturelles avaient honte des entraves qu'il mettait à l'amour de ces deux enfants. Il s'indignait contre lui-même, il se promettait d'être différent à l'avenir, de prendre sur lui de ne pas gâter ce qu'il avait si bien commencé, de ne pas être comme ces donneurs avares qui regrettent et redemandent ce qu'ils ont donné.
Mais sa flottante nature tenait mal toutes ces belles résolutions. Le vent tournait, et Julius se remettait à la souffrance, à l'inquiétude, à la mauvaise humeur, à la colère. Il avait beau se faire les meilleurs raisonnements du monde, et se démontrer que la rigueur n'était pas plus dans son intérêt que dans son droit, sa jalousie était plus forte que sa conscience et que sa raison.
Samuel avait changé de tactique depuis le jour où Julius lui avait reproché de lui avoir rapporté la rencontre de Lothario avec Frédérique. Maintenant, il ne prononçait plus les noms des deux jeunes gens. Quand le comte d'Eberbach lui en parlait, il affectait de détourner la conversation.
Julius, qui s'inquiétait de tout, s'inquiétait de ce silence. En voyant Samuel faire le mystérieux, il en concluait qu'il y avait donc un mystère. Son imagination travaillait là-dessus, et lui faisait des visions de rendez-vous sur les routes, de rencontres fortuites ou cherchées, de complots et de trahisons.
C'était Julius à présent qui interrogeait Samuel.
Si Samuel savait quelque chose, pourquoi ne parlait-il pas ? S'il ne savait rien, pourquoi ne disait-il pas qu'il ne savait rien ?
Samuel répondait imperturbablement que la manière dont sa première confidence avait été reçue n'était pas de nature à en encourager d'autres ; que Frédérique et Lothario pouvaient bien dorénavant se rencontrer toutes les fois qu'ils voudraient, il se garderait bien de le dire à Julius.
à quoi bon des dénonciations dont l'unique effet était de troubler Julius dans sa tranquillité et ses protégés dans leur amour ? Il n'était ni mari ni espion pour se mettre à la piste d'un rendez-vous. Si Lothario et Frédérique se revoyaient, ils faisaient bien. Ils s'aimaient, ils étaient fiancés par Julius lui-même. Tout ce qu'ils devaient à Julius, c'était de ne pas compromettre son nom, et de se voir secrètement. Or, ils se voyaient si secrètement, s'ils se voyaient, que Julius lui-même ne s'en doutait pas.
- Il est vrai, ajouta Samuel, que, d'après tous les vaudevilles, le mari est toujours le dernier à s'en douter.
Toutes ces réponses de Samuel se multipliaient et exaspéraient les angoisses de Julius. évidemment, Samuel en savait plus qu'il ne disait. Frédérique et Lothario se voyaient comme auparavant, avec cette aggravation que maintenant ils se voyaient sans témoins.
Et la chose en était bien facile, avec un mari que sa faiblesse retenait dans sa chambre, avec la complicité de Mme Trichter, qui, dévouée à Samuel et à Frédérique, n'eût certainement rien trahi, en supposant qu'il y eût quelque chose à trahir.
Julius en était donc réduit au doute impuissant et inerte, et Samuel l'entretenait dans une vie de soupçons et de tristesse.
Lorsque, par hasard, Frédérique survenait à travers un de ces entretiens où Samuel irritait la jalousie malade de Julius, et, en ne lui précisant rien, lui faisait tout soupçonner, Samuel, en la voyant descendre de voiture, disait à Julius :
- Allons ! Voilà Frédérique qui monte l'escalier. Dis-lui tes soupçons, si flatteurs pour elle. Rends-toi odieux, ridicule. Joue ton rôle d'Arnolphe et de Bartholo. Tu sais comme la maussaderie et la violence séduisent Agnès et Rosine.
Julius concentrait donc en lui-même toute sa souffrance et n'en montrait rien à Frédérique. Mais il ne pouvait aller jusqu'à la bonne humeur, et son sourire grimaçait. Son arrière-pensée lui échappait fréquemment. Il avait beau se contraindre, il n'était pas maître d'exclamations amères qui affligeaient Frédérique.
Elle lui demandait ce qu'il avait ; il lui répondait brusquement qu'il n'avait rien.
Alors, elle interrogeait Samuel, qui haussait les épaules.
Un mois se passa ainsi, Samuel attisant de plus en plus la jalousie de Julius, lequel devenait de plus en plus morose.
Frédérique, toujours accueillie avec une réserve glaciale, en était venue à redouter les visites qu'elle faisait au comte d'Eberbach, et n'entrait plus à l'hôtel sans un serrement de cœur. La position commençait à n'être plus tenable.
Julius s'apercevait bien qu'il allait juste au rebours de son désir, et qu'il détachait de lui Frédérique chaque jour davantage. Il luttait contre lui-même, et se disait qu'il était temps d'user d'un autre moyen, d'essayer de la bonté entière et prodigue.
En somme, était-ce bien à son âge et dans son état, à quelques pas de la tombe, qu'il fallait se cramponner avec cette frénésie, pour quelques jours à peine, à une passion terrestre ? Ne fallait-il pas laisser la jalousie aux jeunes ? Après tout, Lothario et Frédérique étaient dévoués et généreux. Il valait mieux avoir confiance. Et, quand même la confiance ne les arrêterait pas, n'était-ce donc rien pour lui d'être aimé et béni pendant ses dernières semaines, et d'avoir autour de lui des sourires ?
Il se disait cela, un matin, dans un de ces moments de lassitude et d'abandon que produit la durée de toute lutte inutile, et où l'on se sent disposé à tout livrer pour avoir la paix et le repos. Hélas ! ce qui s'appelle le dévouement n'est bien souvent que de la faiblesse et de la fatigue déguisée.
Julius y était donc bien résolu ; il laisserait libres ces deux enfants qu'il n'avait pas donnés l'un à l'autre pour se mettre entre eux ensuite. Il compléterait son œuvre. Il leur dirait : « Vous êtes libres, et vous ne dépendez que de votre cœur et de votre loyauté ; je me fie à vous, et je vous permets tout ce que vous vous permettrez. »
Justement, ce matin-là, Frédérique devait venir déjeuner avec Julius. Il était dix heures moins cinq minutes. Elle devait arriver à dix heures sonnantes. Elle était si exacte !
Dix heures sonnèrent. Julius attendit cinq minutes, puis dix, puis un quart d'heure. Frédérique ne venait pas.
à dix heures et demie, Frédérique n'était pas arrivée. à onze heures non plus. à midi, Julius l'attendait encore.
Las d'attendre, il prit tristement sa tasse de chocolat tout seul.
Pourquoi Frédérique n'arrivait-elle pas ? Avait-elle un motif qui l'empêchât de venir ? Mais elle aurait prévenu Julius. Qu'est-ce que cela voulait dire ?
- De nouveau, les mauvaises pensées traversèrent la tête du comte d'Eberbach. Il voulut savoir où était Lothario ; il ne l'avait pas vu depuis trois jours.
Il envoya à l'ambassade demander son neveu, et, s'il y était, le prier d'arriver tout de suite.
Le domestique qu'il avait envoyé à l'ambassade revint avec cette nouvelle que Lothario était parti subitement, la veille, pour Le Havre, où il devait assister à l'embarquement d'émigrés allemands.
Julius se rappela qu'en effet Lothario, la dernière fois qu'il l'avait vu, lui avait dit qu'il avait ce devoir à remplir, et qu'il pourrait bien partir d'un instant à l'autre.
Il retomba, plus morne et plus triste, ennuyé d'avoir eu son bon mouvement en pure perte.
Il ne s'expliquait pas pourquoi cette coïncidence du départ de Lothario et du retard de Frédérique lui causait une impression pénible.
Quoi de plus simple cependant ? Frédérique n'avait-elle pas pu être retenue par mille causes, par une indisposition, par un cheval déferré, par un essieu rompu en route ! Elle pouvait avoir oublié sa promesse ; ou bien encore, elle avait compris que c'était pour dîner que Julius l'attendait.
Et quant à Lothario, ses affaires l'appelaient au Havre, il n'était pas libre de n'y pas aller, et il avait bien fait de partir. La route du Havre ne passait pas par Enghien.
Julius avait beau se faire tous ces raisonnements, il n'était pas tranquille.
à deux heures, Frédérique n'était pas encore arrivée.
à trois heures, Julius n'y tint plus.
Il fit atteler pour aller voir à Enghien ce qu'il y avait.
Mais une réflexion l'arrêta. En y allant lui-même, il risquait de se croiser avec Frédérique, de ne pas la voir, et d'arriver à Enghien juste au moment où elle arriverait à Paris. Frédérique, d'ailleurs, ne prenait pas toujours le même chemin pour venir.
Le plus sûr, pour ne pas la manquer, était donc de rester et d'envoyer quelqu'un.
Julius envoya son domestique de confiance, appelé Daniel, avec ordre de pousser les chevaux et d'être de retour avant deux heures.
Il y avait une heure à peu près que le domestique était parti, lorsque Samuel entra, tranquille et souriant.
Il remarqua tout d'abord l'air inquiet de Julius.
- Qu'as-tu donc ? lui demanda-t-il.
Julius lui dit le retard inexplicable de Frédérique.
- C'est pour cela que tu te bouleverses l'âme et la figure ? dit Samuel en éclatant de rire. Je ne m'étonne pas de l'effet que te font des choses en somme plus graves. Rassure-toi, Frédérique aura été retardée par une migraine, par une robe à essayer, par rien. Ne vas-tu pas maintenant demander l'exactitude militaire à une jeune fille qui aura passé devant un miroir et qui se sera oubliée à s'y regarder ? Beau sujet d'alarme ! Tu me ferais bien rire si j'en avais le temps ! En dehors de cela, tu vas bien ? En ce cas, adieu.
- Tu me quittes ? dit Julius, qui aurait bien voulu avoir quelqu'un pour lui tenir compagnie et pour l'occuper pendant l'heure d'impatience qu'il avait à tuer.
- Oui, répondit Samuel. Je suis entré en passant pour voir comment tu allais. Mais j'ai une affaire.
- Tu ne dînes pas avec moi ?
- Non, j'ai un dîner politique auquel je ne puis manquer.
- Reste au moins jusqu'à l'arrivée de Frédérique.
- Je ne peux pas, dit Samuel. Je dîne à Maisons. Il est quatre heures moins un quart. Je n'ai que le temps d'aller. Il s'agit d'une entrevue importante. Toi, tu ne t'occupes plus de la politique. à ton goût. Mais tu abandonnes la partie au moment intéressant. Quant à moi, je ne pense plus absolument qu'à cela. Je suis plongé là-dedans jusqu'aux oreilles. Je dîne aujourd'hui avec les hommes qui s'imaginent conduire le mouvement, mais qui, crois-en ma parole, le suivront.
- Ne m'en dis pas davantage, interrompit Julius.
- Cela ne t'intéresse pas ? demanda Samuel.
- D'abord, je suis indifférent à la politique. Et puis j'ai conservé à la cour de Prusse des relations. J'y écris quelquefois.
Samuel fixa sur Julius un regard profond.
Julius poursuivit avec un peu d'embarras :
- L'écho de ce que tu me dirais pourrait, malgré moi, retentir dans ma correspondance, et, en allant frapper à Berlin, rebondir à Paris. Ne me parle jamais de ces choses, je t'en prie.
- Soit, dit Samuel. Mais adieu, voici quatre heures.
- Tu ne repasseras pas par ici ? demanda Julius.
- Je ne pense pas. Je serai retenu là-bas assez tard dans la nuit, et j'irai tout droit coucher à Ménilmontant.
- à demain donc.
- à demain, dit Samuel.
Et il sortit, laissant Julius en proie à la solitude et aux perplexités.
Samuel était parti depuis trois quarts d'heure, lorsque l'homme de confiance que Julius avait envoyé à Enghien revint au galop des chevaux.
Au bruit de la voiture entrant dans la cour de l'hôtel, Julius courut à la fenêtre.
Daniel descendit seul.
Julius se précipita vers l'escalier.
- Eh bien ? dit-il.
Daniel avait la figure tout effarée.
- Qu'avez-vous donc, Daniel ? demanda Julius. Avez-vous vu Frédérique ?
- Mme la comtesse n'est plus à Enghien, répondit Daniel.
- Pas à Enghien ! Depuis quand ?
- Depuis ce matin.
- Depuis ce matin ! Et elle n'est pas ici ? s'écria Julius.
Et, entraînant Daniel dans la chambre.
- Vite ! dites-moi ce que vous savez.
- Mme la comtesse, reprit Daniel, a quitté Enghien de grand matin avec Mme Trichter.
- Pour venir ici ?
- Non, monsieur le comte ; car c'est une chaise de poste qui est venue les prendre. Elles avaient passé la nuit à faire des paquets. Elles sont parties seules toutes deux, laissant sans ordres les domestiques, qui ont cru que le départ était convenu avec Votre Excellence.
Julius ne trouvait pas une parole. Une idée terrible lui était venue tout de suite : Frédérique s'était enfuie avec Lothario.
- Oui, voilà pourquoi Lothario était allé au Havre. Dans ce moment peut-être, ils s'embarquaient, ils s'en allaient au delà de l'Océan attendre la mort du mari gênant qui s'obstinait à vivre, et prendre un acompte sur un bonheur trop lent à se réaliser.
Ah ! c'était ainsi que Lothario et Frédérique le remerciaient de tout ce qu'il avait été pour eux, de la bonne pensée qu'il avait eue le matin même ! à l'instant où il prenait la résolution de se sacrifier encore une fois, de leur permettre de s'aimer et de se le dire, ils l'offensaient, ils le trahissaient, ils le déshonoraient ! L'ingratitude n'attendait même pas le bienfait.
- C'est tout ? dit le comte avec un calme terrible, quand Daniel eut fini de parler.
- En parcourant toutes les chambres, reprit Daniel, j'ai trouvé sur la cheminée de Mme la comtesse une lettre cachetée mais sans adresse.
- Donnez donc, dit durement Julius.
- La voilà.
- C'est bien. Allez.
Daniel sortit.
Julius regarda cette lettre.
- Cachetée du cachet de Frédérique, dit-il. Et pas d'adresse. Pour qui est cette lettre ? Ah ! bien, il ne manquerait plus que d'y mettre des scrupules.
Il déchira violemment le cachet, et lut, tremblant comme la feuille :
Mon ami,
Vous m'avez dit de vous laisser à Enghien un mot qui vous dise l'heure à laquelle je pars. Il est sept heures. Si vous partez à midi, j'aurai donc sur vous cinq heures d'avance. Je vous attendrai à l'endroit convenu.
Vous voyez que je vous obéis aveuglément. Et cependant je ne quitte pas cette maison sans un étrange serrement de cœur. Vous avez tout droit, non seulement de conseiller, mais d'ordonner, et ce que vous voulez est toujours bien. Mais cette sorte de fuite m'épouvante. Enfin, à la grâce de Dieu !
Il est bien certain que la vie que nous menions ne pouvait durer, et que cette crise violente a du moins une chance de bonheur. Tout allait si mal que nous ne pourrons que gagner au change.
Hâtez-vous de me rejoindre, car je vais mourir de peur toute seule.
Votre FREDERIQUE.
Julius froissa la lettre dans ses mains.
- Lothario ! Lothario ! cria-t-il ; le misérable !
Et il tomba à la renverse, l'écume aux lèvres et pâle comme la mort.

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