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Chapitre XLVII
Ce qui s'était passé à Saint-Denis le jour du duel

Lothario était-il mort en effet, comme le supposait Samuel Gelb ? Quel était le secret de son étrange et inexplicable disparition ?
Pour répondre à ces questions, il est nécessaire que nous revenions un peu sur nos pas, et que nos lecteurs nous permettent de les ramener au jour même du duel fatal entre Lothario et Julius.
Au moment où le comte d'Eberbach sortit de l'ambassade, après avoir souffleté Lothario de son gant en présence de l'ambassadeur, et lui avoir dit d'attendre un mot qu'il allait lui écrire, Lothario ressentit une des plus poignantes émotions qu'il eût éprouvées de sa vie.
Dans son existence jusque-là si facile et si heureuse, où fortune, position, tout lui avait souri ; où le dévouement même avait été une joie ; où l'amour n'avait été d'abord un chagrin que pour devenir une plus charmante espérance, et où il n'avait eu de transes et de craintes que tout juste ce qu'il en faut pour mieux sentir le bonheur, on peut dire que le neveu du comte d'Eberbach n'avait presque pas connu la souffrance.
Mais le malheur lui faisait bien payer en un jour cet arriéré. Ce dur créancier de tout le monde ne lui avait accordé du temps que pour le ruiner d'un seul coup par l'accumulation de la dette et des intérêts.
Lothario était placé dans une situation terrible.
Insulté par l'homme qu'il aimait et qu'il respectait le plus au monde, outragé de la façon la plus humiliante, devant un témoin, sans même soupçonner le motif de l'affront !
Placé entre ces deux lâchetés : ou dévorer un outrage public et ineffaçable, ou frapper son bienfaiteur malade, son père mourant ! Passer pour un homme sans courage, ou pour un parent sans cœur ! Choisir entre la honte et l'ingratitude !
Dilemme fatal, impasse lugubre d'où il ne pouvait se tirer que par le suicide. Oui, se tuer, ce fut la première idée qui lui vint.
Mais, à son âge ! mais quand il était aimé de Frédérique ! la mort était une redoutable et cruelle extrémité.
Et puis, jusqu'à la dernière minute, il y avait encore une chance que la lumière se fit. Ce ne pouvait être qu'un malentendu qui avait poussé le comte d'Eberbach à cet acte de fureur. Le comte pouvait revenir de son erreur funeste ; un hasard pouvait l'éclairer : il fallait espérer jusqu'au bout.
Lorsque Julius fut parti, menaçant et violent, il y eut entre Lothario et l'ambassadeur, entre l'insulté et le témoin de l'insulte, un long et douloureux silence.
Les idées et les sentiments que nous venons de dire se pressaient et tourbillonnaient dans la tête et dans le cœur de Lothario.
L'ambassadeur était tout oppressé et ne savait que dire.
Enfin Lothario s'efforça de parler.
- Monsieur l'ambassadeur, dit-il, vous êtes un gentilhomme, et vous avez vu ce qui vient de se passer. L'outrage est sanglant. Le comte d'Eberbach est comme mon père. Que faut-il que je fasse ?
- Dans une pareille extrémité, répondit l'ambassadeur, nul homme ne peut ni ne doit en conseiller un autre. L'alternative est trop grave pour qu'il me soit permis de prendre une telle responsabilité. Je vous estime et je vous aime, Lothario. Mais, fussiez-vous mon fils, je ne pourrais que vous dire : « Descendez dans votre conscience, et faites uniquement ce qu'elle vous conseillera. »
- Ah ! s'écria Lothario, ma conscience est partagée en deux comme mon cœur. D'un côté l'honneur viril, de l'autre la reconnaissance filiale.
- Choisissez, dit l'ambassadeur.
- Le puis-je ? Y a-t-il un choix possible entre l'ingratitude et la lâcheté ?
- Cependant, voyons, reprit l'ambassadeur. M. le comte d'Eberbach n'est ni un furieux ni un insensé. Qu'il vous ait toujours aimé et traité paternellement, c'est ce dont témoigne votre douleur même. Pour qu'il ait changé si brusquement de caractère et de conduite envers vous, il faut qu'il ait un bien sérieux motif.
- Vous croyez que j'ai mérité l'affront ? demanda Lothario.
- Il le croit, lui. évidemment, il ne vous aurait pas insulté de cette manière, lui toujours si tendre pour vous, s'il n'était pas convaincu que vous lui avez fait quelque offense irréparable. C'est une méprise, j'en suis persuadé.
- Oh ! oui, interrompit vivement le désolé Lothario.
- Eh bien ! puisque vous me demandez conseil, le conseil que je vous donne est de tout faire pour remonter à la source de cette méprise. Trouvez quelqu'un qui soit intime avec votre oncle, et tâchez de savoir ce qu'il y a au fond de sa colère. D'ailleurs, il ne va pas en rester là ; il va probablement vous envoyer un rendez-vous ; il faudra des témoins. Les témoins ne permettront pas un duel sans en connaître le motif. Vous saurez donc tout, et vous pourrez prouver à votre oncle qu'il se trompe.
- Oui, Votre Excellence a raison ! s'écria Lothario. Oh ! merci.
- Rien n'est encore perdu. La cause de l'injure, voilà ce qu'il faut savoir.
Lothario quitta l'ambassadeur un peu plus calme, et remonta dans son appartement.
La cause de l'injure ! Peut-être seulement la lettre du comte d'Eberbach allait-elle la lui dire.
Il attendit.
Dans tous les cas, comme l'avait très bien dit l'ambassadeur, les témoins auraient droit de demander pourquoi le duel, et il serait encore temps de tout arranger.
- Voici une lettre très pressée, dit tout à coup un domestique.
Le domestique sortit. Lothario ouvrit la lettre avec anxiété.
Il lut :
Je vous ai insulté. Vous ne pouvez pas ne pas me demander une réparation. Je vous l'offre.
à six heures, aujourd'hui même, soyez au pont qui précède Saint-Denis. Traversez-le, tournez à gauche et longez le fleuve pendant dix minutes environ. Quand vous serez arrivé à une épaisse rangée de peupliers, si vous ne me voyez pas, attendez-moi.
Venez seul. Je viendrai seul aussi. J'apporterai une paire de pistolets. Un seul sera chargé.
Vous en choisirez un vous-même.
Si vous me tuez, cette lettre même vous servira de justification. Je reconnais que je vous ai provoqué et souffleté, que je vous ai mis dans la nécessité absolue de vous battre, sous peine d'être déshonoré publiquement, et que c'est moi qui ai réglé et exigé les conditions du combat. Si je vous tue, ne vous inquiétez pas de moi. Je suis dans une situation à n'avoir aucune crainte.
Mais il faut que l'un de nous deux meure. Au moins un, peut-être tous deux. Je suis trop malheureux, et vous êtes trop misérable.
Julius d'EBERBACH.
Cette lettre éteignit la dernière lueur d'espérance qui restait au cœur de Lothario.
Elle ne disait pas un mot du grief que le comte d'Eberbach croyait avoir contre son neveu, et elle ôtait à Lothario toute chance d'en rien apprendre, en exigeant un duel sans témoins.
Pourtant, il sentait de plus en plus, au fond de cette affreuse situation, une affreuse méprise qu'il fallait éclaircir à tout prix. Il avait beau fouiller ses souvenirs, il n'avait rien fait qui autorisât ni même qui expliquât la violence du comte.
Il avait des torts peut-être envers son oncle. Fiancé et marié par lui à Frédérique, il n'avait peut-être pas assez ménagé la susceptibilité d'une position délicate et exceptionnelle entre toutes.
Il n'avait pas assez respecté la jalousie du comte d'Eberbach, il n'avait pas assez eu soin de ne pas donner même de prétexte à ses soupçons, il avait méconnu ses ordres en revoyant deux ou trois fois Frédérique sur la route d'Enghien.
Mais de ces désobéissances, excusables par son âge, par son amour et par les termes où le comte lui-même l'avait placé vis-à-vis de Frédérique, de ces écoles buissonnières de l'amour, à des torts réels, à une offense sérieuse, à une injure qui justifiât les représailles du comte d'Eberbach, il y avait un abîme. Ce n'était pas assurément pour des fautes de cette nature que son oncle pouvait le flétrir du mot qui terminait sa lettre, et l'appeler : un misérable.
Oh ! il y avait là-dessous quelque chose, quelque machination, quelque trahison ! Mais qui lui révélerait le mot de cette sombre énigme ?
Aller droit à son oncle, lui demander une explication et le forcer à tout dire, Lothario n'y pouvait plus penser. Ce serait d'ailleurs s'exposer à de nouvelles violences devant ceux qui pourraient être là, devant les domestiques, devant tout le monde. Et il y avait déjà assez de publicité sur cette triste et sombre aventure.
Puis, si filial que fût Lothario, et si désespéré de se trouver en lutte avec celui qui avait toujours été si bon pour lui, il était homme, et tout son sang se révoltait à l'idée d'aller demander des explications à un homme qui l'avait souffleté deux fois dans la même journée, de ce gant et de cette lettre.
à qui s'adresser ? à M. Samuel Gelb peut-être.
Oui, M. Samuel Gelb lui avait donné des preuves d'une amitié sincère, à lui et à Frédérique.
Lui, amoureux de Frédérique, maître de son avenir, la tenant par le passé et par son serment, il avait eu la magnanimité de renoncer à elle et de la donner à Lothario. Et depuis, sa générosité ne s'était pas démentie un seul instant.
Il avait sans cesse pris le parti de Frédérique et de Lothario contre les maussaderies du comte d'Eberbach. C'était là un ami solide qui ne ferait pas défaut dans une circonstance aussi décisive.
M. Samuel Gelb, d'un autre côté, était le seul ami du comte d'Eberbach ; il savait peut-être quelque chose ; il pourrait intervenir au besoin.
Lui seul était capable de tout éclaircir et de tout préserver.
C'est alors qu'il alla à Ménilmontant. C'est alors que Samuel, caché et enfermé dans sa mansarde, fit dire qu'il était absent, et que Lothario lui laissa un mot dans lequel il lui disait le malheur qui venait de lui arriver, le conjurant, s'il rentrait, de courir chez son oncle ou de vouloir bien passer à l'ambassade, de voir enfin ce qu'il y avait à faire dans cette déplorable circonstance.
Remonté dans sa voiture, Lothario eut un accès de découragement profond. Si M. Samuel Gelb ne rentrait pas ? Et il ne rentrerait pas. S'il rentrait, ce serait pour dîner. Il serait trop tard.
Qui aller trouver ? Frédérique ? Mais c'eût été s'exposer à rencontrer le comte d'Eberbach, à paraître le braver encore. Sans qu'il en eût la moindre preuve, son instinct avertissait clairement Lothario que c'était à cause d'elle que ce duel avait lieu. C'était elle qui le faisait, ce n'était pas elle qui pouvait l'empêcher.
Alors Lothario n'avait plus personne... Si, il avait encore quelqu'un...
Olympia !
Oui, en effet, comment n'y avait-il pas pensé plus tôt ? Olympia ne lui avait-elle pas fait promettre que, s'il courait jamais quelque danger que ce fût, il l'en préviendrait immédiatement !
Ne lui avait-elle pas dit qu'elle pouvait tout sur le comte d'Eberbach, et que, pourvu qu'elle fût avertie à temps, elle le sauverait de toute catastrophe qui pouvait lui venir de la volonté de son oncle !
Elle s'abusait peut-être, elle s'exagérait peut-être l'influence qu'elle avait sur le cœur du comte d'Eberbach. Mais Lothario n'en était pas à faire le difficile avec ses chances et à en dédaigner aucune.
Olympia lui avait d'ailleurs parlé d'un ton si pénétré et si sûr de ce qu'elle disait, qu'il l'avait crue sur le moment ; à plus forte raison la croyait-il, maintenant qu'il n'avait plus d'espoir qu'en elle.
Il arrêta donc son cocher, et lui dit d'aller au quai Saint-Paul.
Il était un peu plus d'une heure quand il se fit annoncer chez la cantatrice.
Olympia, en le voyant entre, fut frappée de l'expression accablée de sa physionomie.
- Qu'avez-vous donc ? dit-elle en accourant à lui.
- Vous m'avez demandé d'avoir toute confiance en vous...
- Eh bien ? interrompit-elle.
- Eh bien ! il m'arrive un grand malheur.
- Vite ! qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle pâlissante.
- Voici, dit Lothario.
Et, balbutiant de douleur et de honte, il raconta l'insulte publique que son oncle lui avait faite.
Olympia l'avait écouté, consternée, sans dire une parole.
Quand il eut fini :
- Et vous ne devinez pas la cause de la colère de votre oncle ? demanda-t-elle.
- Je n'en ai pas le moindre soupçon, dit Lothario. Tout ce que j'ai à me reprocher à son égard, c'est, vous le savez, d'avoir rencontré deux ou trois fois Frédérique sur la route d'Enghien depuis qu'il nous a défendu de nous voir seuls. J'étais à cheval, elle en voiture. Nous avons causé chaque fois cinq minutes. Sur mon âme, je n'ai d'autre tort que celui-là. Il n'est pas possible que ce soit pour un motif aussi léger que mon oncle se soit porté à un excès de cette nature.
- Oh ! murmura Olympia, il y a du Samuel Gelb là-dessous.
- M. Samuel Gelb n'a eu rien à dire contre nous.
- Desdemona et Cassio sont innocents, répondit la chanteuse, et cependant Iago, avec une parole, les fait tuer par Othello. Je vous avais dit de vous défier de cet homme.
- Pourquoi m'en voudrait-il ? demanda Lothario.
- Les méchants n'ont pas besoin de raison pour haïr. Leur méchanceté suffit. Et puis, vous lui avez pris une femme qu'il aimait.
- Je ne la lui ai pas prise, c'est lui qui me l'a donnée. S'il est furieux que l'avenir de Frédérique m'appartienne, il avait un moyen bien simple de faire qu'elle ne fût pas à moi, c'était de la garder.
- Quelquefois on donne, et ensuite on regrette ce qu'on a donné. D'ailleurs, il avait peut-être des raisons que nous ne savons pas. Je ne me charge pas de vous éclairer ses trames ténébreuses. Mais allez ! je le connais, et je connais le comte d'Eberbach, et je vous réponds que, dans le gant qui vous a frappé au visage, il y avait la main de Samuel Gelb !
Lothario hésitait devant une conviction si résolue.
- Croyez-moi, insista-t-elle. Il y a des choses qu'il est inutile que je vous dise, et qui vous convaincraient. Mais, dans ce moment, l'essentiel n'est pas de savoir de qui vient le coup, c'est de le parer. Depuis que vous avez reçu la lettre de votre oncle, avez-vous fait quelque chose ?
Lothario raconta sa visite à Ménilmontant et le billet qu'il y avait laissé.
- Ainsi, c'est à lui que vous avez pensé d'abord ! s'écria-t-elle. Mais n'importe ! Ce n'est pas l'heure des récriminations et des reproches. Il est encore temps. Soyez tranquille. Je vous remercie d'être venu. Je vous sauverai, et je sauverai le comte d'Eberbach. Je vous aime comme mon fils, et lui... il saura bientôt peut-être comment je l'aime.
- Merci, merci, madame.
- Ah ! reprit-elle, votre salut à tous deux me coûtera cher, mais le sacrifice que j'ai toujours reculé et que je ne voulais faire qu'à la dernière extrémité, je l'accomplirai, quand je devrais en mourir.
- Oh ! madame, dit Lothario, je ne veux pourtant pas que mon salut soit acheté d'un tel prix.
- Laissez-moi faire, enfant. Laissez faire Dieu, qui est dans tout ceci. Voyons, arrangeons tout. à quelle heure dites-vous que le comte d'Eberbach vous a donné rendez-vous au pont de Saint-Denis ?
- à six heures.
- Bon ! pourvu que vous partiez à cinq heures, ce sera assez tôt. Cela nous donne trois heures de répit et de réflexion. Ces trois heures, faites-en ce que vous voudrez. Vous allez me quitter, sortir, vous promener, voir vos amis, faire vos affaires sans trouble, sans inquiétude, exactement comme si rien n'était arrivé. Ah ! soyez certain que, de nous deux, ce n'est pas vous qui avez le plus à trembler, à douter, à souffrir. Mais n'importe ! l'heure devait venir ; elle est venue.
- L'heure de quoi ? demanda Lothario tout étonné.
- Vous le saurez. Ainsi, allez vous promener au soleil. Moi, pendant ce temps-là, je penserai, je réfléchirai, je prierai surtout. à cinq heures, vous viendrez ici, et je vous dirai ce que j'aurai résolu. Mais soyez pleinement tranquille, dès ce moment il n'y a plus de péril pour vous.
- Oh ! madame ! dit Lothario, ne sachant s'il devait croire.
- Ah ! reprit-elle, je n'ai pas besoin de vous prévenir que, parmi les amis que vous pouvez aller voir, j'excepte M. Samuel Gelb. Vous avez déjà fait une bien grande imprudence en allant à Ménilmontant. Par bonheur, vous ne l'avez pas trouvé. Ne retournez pas à l'ambassade, votre billet l'y amènerait peut-être, et il vous donnerait quelque conseil perfide qui compromettrait tout. Vous me jurez, n'est-ce pas, de ne pas l'aller voir et de faire tout pour l'éviter ?
- Je vous le jure.
- Bien. Allez, maintenant. à cinq heures. Soyez exact.
- à cinq heures.
Lothario sortit, rassuré malgré lui. Cette certitude d'Olympia avait fini par passer en lui.
Cinq heures sonnaient lorsqu'il remonta l'escalier d'Olympia.
Il la trouva grave et triste.
Il allait recommencer à s'inquiéter ; elle remarqua son impression et se mit à lui sourire.
- N'ayez pas peur, dit-elle. Vous êtes sauvé. Ce n'est pas votre avenir, à vous, qui m'attriste, allez.
- Est-ce donc le vôtre ? demanda-t-il.
Elle ne répondit pas.
- Vous avez une voiture en bas ? dit-elle en se levant.
- Oui.
- C'est bien. Partons.
- Vous venez avec moi ? demanda-t-il avec surprise.
- Oui, nous partons ensemble. Quel inconvénient y voyez-vous ?
- Mais je vais au rendez-vous du comte, répondit-il.
- Eh bien ! ce n'est pas vous que le comte y trouvera, c'est moi.
- C'est impossible ! s'écria Lothario.
- Pourquoi impossible ?
- Parce que j'aurais l'air de fuir, d'avoir peur, d'envoyer une femme à ma place pour attendrir un adversaire ; parce que le comte me mépriserait ; parce que je serais déshonoré ! C'est impossible !
- Votre honneur ? dit Olympia. J'y tiens plus que vous. écoutez, Lothario. Je vous parle sérieusement. J'ai connu votre mère, entendez-vous. Eh bien ! c'est au nom de votre mère que je vous parle. Sur la mémoire de votre mère, je vous donne ma parole que votre honneur ne court aucun risque dans ce que je vous propose. Me croyez-vous, maintenant ?
- Madame... dit Lothario avec hésitation et trouble.
- D'ailleurs, continua-t-elle, vous serez là. Vous vous tiendrez dans la voiture, à quelques pas de l'endroit où je parlerai au comte d'Eberbach. Si le comte, après que je lui aurai parlé, ne court pas à vous et ne vous embrasse pas, et ne vous remercie pas, vous serez libre de paraître et de terminer l'affaire comme votre honneur le commandera. De cette façon, vous n'avez plus d'objection à ce que j'aille avec vous, je suppose ?
- Madame, madame, il ne s'agit pas ici de compromis ou de biais de femme. Vous ne m'abusez pas pour me sauver ? Madame, sur tout ce qui vous est cher au monde, vous me jurez que, si vous n'apaisez pas le comte, je pourrai toujours offrir ma vie à sa colère ?
- Oui, précisément ; sur tout ce que j'ai de plus cher au monde, je vous le jure, Lothario.
Lothario hésitait encore.
- Allons, partons toujours, dit-il comme avec regret. Les doutes veulent des heures, et nous n'avons que des minutes.
Ils montèrent en voiture et roulèrent rapidement vers Saint-Denis.
Mais, en route, les scrupules assaillirent de nouveau le fier jeune homme. Envoyer une femme à sa place dans une affaire qui ne pouvait se passer qu'entre hommes, il y avait là quelque chose qui répugnait insurmontablement à son caractère.
- Mon cher enfant, lui dit Olympia, vous ne faites pas attention que nous ne sommes pas dans des circonstances de tous les jours. Hélas ! notre situation à tous est encore bien plus exceptionnelle que vous ne vous le figurez. Ce n'est pas le moment de nous arrêter aux susceptibilités vulgaires. Il s'agit ici de choses et de misères uniques, entendez-vous bien ? Songez combien de fois déjà le défaut de confiance vous a fait manquer votre bonheur. Si vous nous aviez parlé, au comte d'Eberbach ou à moi, de votre amour pour Frédérique, vous seriez son mari à l'heure qu'il est, et aucun de ces sinistres événements ne serait arrivé. Ne retombez donc pas toujours dans la même faute. Au nom de notre bonheur à tous, fiez-vous à moi.
- Oui, dit Lothario, mais il y a quelque chose de plus fort que tous les raisonnements : le comte d'Eberbach m'a donné un rendez-vous, et il croira que je n'y suis pas venu.
- Il ne le croira pas, répliqua la cantatrice. Je lui dirai tout d'abord que vous êtes là, tout près, à ses ordres.
- Vous commencerez par lui dire cela, n'est-ce pas ? Vous me le répétez, vous me le jurez encore ?
- Je vous le jure. ô mon fils, sachez donc bien que votre honneur et votre bonheur sont, en ce moment, l'unique intérêt de ma vie.
Ils arrivaient au pont.
- Nous voici arrivés, dit Olympia. Où est le lieu du rendez-vous ?
- à gauche, dit Lothario anéanti. Il faut marcher dix minutes. Jusqu'à une rangée de peupliers.
- Bien.
Elle frappa à la vitre de devant pour faire arrêter.
- Vous allez rester dans la voiture, dit-elle à Lothario. Moi, j'irai à pied.
Et, sans laisser à Lothario le temps de réfléchir et de répéter ses objections, Olympia descendit et dit elle-même au cocher d'aller à droite, à cent pas du pont, et d'attendre.
- Bon espoir ! cria-t-elle à Lothario, et aussi sans doute à elle-même.
Lothario retomba, accablé, éperdu, la tête entre ses mains, dans un coin de la voiture.
Pour Olympia, elle se mit à marcher le long de la Seine.
Le jour déclinait. Le couchant moirait l'eau de ces lueurs éclatantes et sombres à la fois qui mêlent dans une dernière lutte le jour et la nuit.
L'air tiède se tempérait de la fraîcheur du soir. Des bergeronnettes que l'approche d'Olympia dérangeait sans les effrayer s'envolaient devant elle et allaient se poser à quelques pas plus loin.
Des nids qui commençaient à s'endormir jasaient encore doucement dans les arbres de la rive.
Olympia marcha vite et comme sans réfléchir jusqu'à la rangée de peupliers.
Elle regarda autour d'elle. Le comte d'Eberbach n'était pas arrivé.
Elle aperçut une petite anse ombragée de quelques saules. Elle s'y assit dans l'herbe. Là, elle attendit, voyant sans être vue.
Une ardente émotion faisait sauter son cœur dans sa poitrine.
- L'heure est venue ! murmurait-elle.
Tout à coup, elle tressaillit.
Un homme, enveloppé d'un grand manteau, s'avançait lentement de son côté, cherchant des yeux autour de lui.
Lorsque cet homme ne fut plus qu'à deux pas d'elle, elle se leva brusquement.

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