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Chapitre LVI
Que tous ceux à qui les révolutions profitent ne sont pas toujours ceux qui les font

- à bas Charles X et Julius ! répéta Samuel Gelb, se sentant revivre tout entier. Nous allons faire chacun notre révolution, la France et moi ; et je vais travailler à la sienne, tandis qu'elle travaillera à la mienne !
Il remonta vite à sa chambre, prit de l'or dans un tiroir, écrivit quelques lignes, s'arma et descendit vers Paris.
Il n'entra pas par la première barrière. Il longea les boulevards extérieurs, voulant voir si la banlieue prenait part au mouvement.
L'émotion commençait à la gagner. Des groupes se formaient çà et là. Des orateurs improvisés haranguaient des attroupements, et commentaient en termes énergiques les articles des journaux qui n'avaient pas craint de paraître le matin.
Samuel entra par la barrière Saint-Denis.
Il avait à peine fait quelques pas dans Paris, qu'il entendit un grand bruit et des cris furieux.
- Tuez-le ! il faut le fusiller !
Il pressa le pas, et, en tournant une rue, il aperçut une bande d'hommes armés qui venaient d'arrêter une voiture.
- Qu'y a-t-il ? demanda-t-il.
- C'est un ministre qui s'enfuit, lui répondit un ouvrier.
- Quel ministre ? dit Samuel.
Mais un homme du peuple venait d'ouvrir la portière.
Il y avait dans la voiture une femme, deux enfants et un homme d'une quarantaine d'années.
Cet homme s'élança à terre. Samuel le reconnut.
« Oui, je comprends, se dit-il. Voilà le courage des libéraux ! Ils ont préparé le soulèvement, ils ont lâché le peuple dans la rue, et, maintenant que la bataille est commencée, ils s'esquivent. Ils laissent le peuple se tirer comme il pourra du péril où ils l'ont jeté. Mais non, je tiens celui-là, il ne s'en ira pas, il combattra avec nous, j'en ferai un héros malgré lui !
Et, comme l'homme de la voiture se taisait, n'osant pas se fier à ces ouvriers en armes, Samuel parla :
- Que faites-vous, amis ? cria-t-il. Ce n'est pas un ministre ; au contraire, c'est un défenseur du peuple !
- Son nom ? demanda la foule.
- Casimir Périer !
- Casimir Périer ! cria le peuple. Vive la Charte !
- Oui, mes enfants, vive la Charte ! cria Casimir Périer. Et nous la défendrons ensemble, quand nous devrions mourir pour elle ! Vive la Charte !
- En triomphe ! dit Samuel.
Et l'on rapporta triomphalement vers le champ de bataille ce fuyard de sa victoire.
à quoi tiennent les destinées ! Au moment où on le ramenait de force à Paris, Casimir Périer en sortait pour aller rejoindre Charles X et se mettre à son service.
Cependant on n'en était encore qu'à la préface de l'insurrection.
Il y avait bien, de distance en distance, quelques engagements isolés ; mais c'était l'affaire de quelques coups de fusil, et puis on attendait.
L'escarmouche préludait au combat. De fortes patrouilles de ligne se succédaient dans les rues, sur les boulevards et sur les quais. On les laissait passer.
On criait : « Vive la ligne ! » et « Vive la Charte ! » pour associer, en quelque sorte, l'armée à la cause de l'émeute.
Le peuple et la royauté se regardaient avant de se prendre à bras-le-corps.
On sentait qu'il s'apprêtait une lutte terrible et décisive.
Un vague frémissement courait dans l'air et annonçait l'orage.
Samuel essaya d'un moyen énergique.
Il entra chez le premier marchand de calicot qu'il trouva sur sa route, acheta trois lambeaux de toile, un rouge, un blanc et l'autre bleu, les fit coudre ensemble, mit cela au bout d'un bâton, et sortit, brandissant ce drapeau tricolore.
Il y avait encore quelques lueurs de jour. Ce drapeau, qu'on n'avait pas vu depuis quinze ans, et qui rappelait tant de gloire, produisit un effet immense. Ce fut comme si le passé revenait après tant d'années d'humiliation et d'abaissement.
Paris sembla se réveiller de la monarchie comme d'un mauvais rêve.
Au même instant, une nouvelle éclata dans la ville comme le coup de foudre qui commence l'orage.
Le commandement de Paris venait d'être confié à Marmont, duc de Raguse.
Ce nom, synonyme d'invasion, de Waterloo, de la patrie livrée à l'ennemi ; des Cosaques galopant, la lance au poing, dans nos places publiques ; de la France saignant par cent blessures, de nos musées mis au pillage, de notre drapeau insulté, de toutes nos misères et de toutes nos hontes ; ce nom fut comme le gant jeté à la face de toute la grandeur du pays. De ce moment, le duel fut nécessaire.
Il ne s'agissait plus de l'intérêt des électeurs et des journaux, il s'agissait de l'honneur national.
Le peuple ne se battait plus contre les ordonnances, mais contre Waterloo.
- à bas les Cosaques ! cria Samuel, et aux barricades !
Le cri de Samuel gronda et grossit d'échos en échos.
La nuit tombait. Il n'y avait pas grand'chose de possible pour le moment. Mais on se prépara à la lutte du lendemain.
La nuit se passa à dépaver les rues et à fortifier les barricades.
Ce fut le lendemain 28, que la bataille commença sérieusement. L'école polytechnique sortit et se mêla au peuple.
M. Thiers, au premier coup de fusil, alla faire un tour à Montmorency, dans la maison de campagne de Mme de Courchamp.
Le combat fut surtout sanglant à l'hôtel de ville.
L'insurrection, garantie par les parapets de la rive gauche, tirait sur les Suisses qui gardaient la place de Grève.
Samuel était là, debout sur le parapet du Pont d'Arcole, dirigeant le feu, défiant les balles, prodiguant sa vie.
La lutte dura jusqu'à la nuit, et ne se termina pas avec le jour.
à travers la fusillade, Samuel, en se retournant, aperçut un groupe de quatre personnes qui venaient vers les insurgés.
- Vive Lafayette ! s'écria-t-il aussitôt.
C'était en effet Lafayette qui passait avec deux amis et un domestique.
Le vieux général se souvenait de la part qu'il avait eue à la première révolution, et il ne demandait pas mieux que de se mêler à celle-là encore.
Mais son entourage le retenait et l'attiédissait, lui disant que ce n'était pas là une révolution, mais une émeute, et que le peuple ne tiendrait pas vingt-quatre heures contre les forces royales.
Le général hésitait. Toutefois, il avait voulu voir les choses par lui-même, et il allait à pied de barricade en barricade.
Samuel n'était pas un homme à laisser hésiter personne.
Il sauta à bas du parapet et alla droit à Lafayette.
- Général, lui dit-il, vous êtes des nôtres ? Merci.
Et, se tournant vers les insurgés :
- Amis, dit-il, le général prend le commandement de la garde nationale.
- Y pensez-vous, monsieur, dit M. Carbonnel, qui accompagnait Lafayette. Vous voulez donc faire fusiller le général ?
- Un homme de bonne volonté ! reprit Samuel.
- Moi ! répondirent vingt voix.
- Le premier venu, dit Samuel. Toi, par exemple, Michel. Va dire partout que la garde nationale est rétablie, et que le général Lafayette la commande.
Michel partit en courant.
- Vive Lafayette ! cria-t-on de toutes parts le long du quai.
Le vieillard était ému. Sa vieille popularité lui remontait à la tête.
- Maintenant, dit Samuel, attendez un moment. Vous avez besoin de l'hôtel de ville. Nous allons le prendre. C'est l'affaire d'un instant.
Pendant ces conversations, la fusillade n'avait pas cessé.
Les groupes, qui voyaient leurs balles s'aplatir contre les pierres du quai, commençaient à se décourager. Et puis, dans ces guerres civiles, l'heure avance bien vite où l'armée se souvient qu'elle est peuple aussi, et où le soldat s'aperçoit qu'il tire sur ses frères.
L'hôtel de ville ne se défendait plus que mollement.
- En avant ! dit Samuel, et feu !
Une décharge éclata. Cette fois, la troupe ne riposta pas. Le peuple s'avança et traversa le pont, près la place, sans trouver de résistance. à peine quelques coups de feu isolés vinrent-ils siffler aux oreilles des vainqueurs.
L'hôtel de ville était abandonné ; les troupes venaient d'en sortir.
Samuel chercha Lafayette.
Mais le général n'était plus là. Ses amis étaient parvenus, à force d'instances, à l'emmener.
- Pardieu ! dit Samuel, puisque les noms connus nous manquent, nous nous passerons d'eux. L'inconnu a sa puissance aussi.
Et, s'adressant au premier insurgé qui était près de lui :
- Dubourg, veux-tu être le maître de tout ?
- Pourquoi pas toi ? dit l'autre.
- Oh ! moi, les libéraux me connaissent, et il faut quelqu'un qui ait le prestige du mystère.
- Soit, alors.
- Eh bien, installe-toi ici et gouverne. Nous allons employer la nuit à faire quelques proclamations que nous signerons : Général Dubourg, gouverneur de Paris. Demain, tu prendras un uniforme quelconque, et tu feras un tour sur les quais, à cheval, pour te montrer aux populations. Il nous reste encore à prendre les Tuileries, nous les prendrons, et demain, à midi, la France est à nous ! Est-ce dit ?
- C'est dit.
Ce fut aussi simple que cela. Dans les moments révolutionnaires, le mouvement, ne sachant de quel côté aller, est reconnaissant envers quiconque ose le diriger. Le général Dubourg fut réellement, pendant douze heures, le roi de Paris.
Il décréta tout ce qu'il voulut. Les proclamations furent obéies de gens qui n'avaient jamais entendu son nom.
Le lendemain, ce fut la prise des Tuileries. Les troupes, de plus en plus démoralisées, n'opposaient au peuple qu'une résistance insignifiante.
Samuel fut des premiers qui entrèrent dans ce palais que Charles X avait quitté la veille pour toujours.
Le peuple se vengea sur les portraits du mal que lui avaient fait les hommes. Toutes les toiles représentant des princes ou des rois impopulaires furent crevées à coup de baïonnettes.
La bouffonnerie se mêla à l'héroïsme. Des hommes du peuple passèrent sur leurs chemises ensanglantées les robes de soie des princesses.
- Ah ! le trône ! s'écria un insurgé. Qu'est-ce que nous allons en faire ?
- Attends, dit Samuel.
On venait d'apporter les morts tombés dans les quelques minutes qu'avait duré le siège du palais.
Samuel en prit un dans ses bras et l'assit sur le trône.
- Enfants ! s'écria-t-il, voilà notre roi : un mort ! La royauté est morte. Vive la république !
- Vive la république ! répétèrent deux mille voix.
Cela fait, Samuel laissa la destruction continuer sans lui.
- Je crois, dit-il, que la révolution est en bon train, et qu'il est temps que j'aille dire un mot à Julius.
Il sortit des Tuileries et prit le chemin de l'hôtel du comte d'Eberbach.
Une idée lui vint en route.
« Pardieu ! pensa-t-il, j'ai manqué mon affaire. J'avais un moyen bien simple de me débarrasser de Julius. Lui qui parle toujours de son désir de mourir, et qui se plaint de n'avoir plus d'émotions, j'aurais dû l'emmener à quelque barricade, où une balle aurait convenablement fait les choses. Mais il est temps encore peut-être. On se bat par-ci, par-là. Je vais lui parler et tâcher de retrouver en lui quelques étincelles démocratiques de sa jeunesse.
Quand il entra dans la chambre de Julius, l'œil de celui-ci s'alluma d'une vague lueur. On eût dit que Julius attendait cette visite.
Mais ce ne fut qu'un éclair imperceptible.
Samuel n'eut pas même le temps de s'en apercevoir, et Julius retomba dans sa somnolence.
- Réveille-toi, s'écria Samuel. Voilà une occasion. Le vieux monde chancelle et va crouler. Viens nous aider à lui donner le dernier coup de pioche.
- Comme te voilà fait ! dit tranquillement Julius. Tu es noir de poudre et tes habits sont en loques.
- Je crois bien, je sors des Tuileries.
- Ah ! les Tuileries sont prises ?
- Tout est pris. Viens-tu ?
- Non, dit Julius.
- Comment ! dit Samuel, ce réveil d'une nation ne te réveille pas ! As-tu donc le sommeil si dur qu'il puisse résister aux fusillades et aux canons ?
- D'abord, répondit Julius, tu es bien heureux de pouvoir t'intéresser encore à ces luttes publiques, jusqu'à y prendre part. Moi qui ne m'intéresse plus à mes propres affaires, ne veux-tu pas que j'aille m'intéresser à celles des autres ? Et puis, si un intérêt humain pouvait toucher un mourant comme moi, je t'avoue qu'entre l'autorité et l'insurrection, mon effort serait pour l'autorité. Le succès de cette révolution, en France, serait un bouleversement en Allemagne. Je ne puis plus rien, je le sais, pour ma patrie ; mais si quelque chose devait me tenter encore, ce serait l'occasion de la préserver de l'anarchie et de lui assurer la paix. Ne cherche donc pas à m'entraîner aux barricades ; je n'y serais pas du même côté que toi.
- Eh bien ! sois-y du côté que tu voudras, dit brusquement Samuel ; viens toujours.
- Ah ! murmura Julius, qui regarda fixement Samuel comme s'il lisait au fond de sa pensée.
- Devant ou derrière, poursuivit Samuel ; cela te ferait vivre !
- Est-ce bien pour que je vive que tu veux que j'y aille ? demanda Julius avec le même regard.
- Pourquoi serait-ce ? repartit Samuel. Crois-tu que j'aie l'intention de me mettre en face de toi et de t'envoyer une balle ?
- Je plaisantais, dit Julius.
- Je ne te savais pas un tel souci de la vie. Tu répètes sans cesse que ton bonheur serait de mourir.
- Je veux mourir, oui, mais d'une certaine façon.
- C'est un secret ?
- C'est un secret.
- Garde-le. Une dernière fois, tu ne viens pas ?
- Non.
- Adieu donc.
Et il se hâta vers l'hôtel de ville.
Il y avait laissé le général Dubourg maître absolu de la situation.
- à nous deux, disait-il, nous allons renouveler la France et l'Europe. L'heure des hommes nouveaux et des choses nouvelles a enfin sonné.
En entrant à l'hôtel de ville, il rencontra le général Dubourg qui en sortait.
- Où allez-vous donc ? lui demanda-t-il.
- Je vais chez moi, répondit Dubourg.
- Chez vous ?
- Que diable voulez-vous que je fasse ici ? Ce n'est plus moi qui commande.
- Qui est-ce donc ? s'écria Samuel avec inquiétude.
- C'est Lafayette.
- Comment cela ? Pourquoi lui avez-vous cédé la place ?
- Ce n'est pas moi. C'est le colonel Dumoulin, à qui j'avais confié la garde de l'hôtel de ville. Quand Lafayette est arrivé sur son cheval blanc avec une escorte de dix ou douze personnes et une vingtaine de gamins qui applaudissaient son cheval, Dumoulin a perdu la tête. Il a dit : « à tout seigneur, tout honneur, » et il s'est rangé pour laisser passer le bonhomme.
- Mort-diable ! s'écria Samuel en serrant les poings, ils vont nous escamoter notre révolution.
- Oh ! c'est déjà fait. Ils ont commencé par installer une commission composée de je ne sais plus qui, et ils ont déjà adressé une proclamation au peuple pour l'endormir. Les députés s'en mêlent. Tout est flambé. Je vais m'enfermer chez moi. Si les coups de feu recommencent, je sortirai.
Il serra la main de Samuel et s'éloigna.
Le général Dubourg avait raison : de ce moment, la cause de la révolution était complètement perdue. Lafayette, à son âge, n'avait plus l'énergie qu'il fallait pour conduire un mouvement populaire ; d'un autre côté, son ancienne réputation libérale et révolutionnaire lui donnait une influence dangereuse sur les masses.
Samuel entra dans l'hôtel de ville et essaya d'arriver à Lafayette.
Mais un factionnaire était placé à la porte de son cabinet.
- On ne passe pas.
- Déjà ! dit Samuel. La révolution n'a déjà plus ses entrées ici. Eh bien ! si l'on ne peut parler au gouvernement, on peut parler au peuple.
En sortant de l'hôtel de ville, il alla dans les groupes armés qui encombraient la place et les rues.
Mais il eut beau parler, la popularité de Lafayette était immense. C'était, pour la foule, la figure de la révolution de 1789 qui ressuscitait.
Samuel ne trouva personne qui voulût croire à ses défiances.
Il n'était pas homme à se décourager facilement. Il chercha plus loin.
à force de chercher, il finit par rencontrer un insurgé qui avait combattu côte à côte avec lui à l'attaque de l'hôtel de ville et à la prise des Tuileries.
- Que dites-vous de ce qui se passe ? lui demanda-t-il.
- Je dis, répondit l'insurgé, qu'on nous filoute notre victoire.
- à la bonne heure ! je trouve un homme ! s'écria Samuel. Eh bien ! nous la laisserons-nous filouter ?
- Non, pas moi, du moins, dit-il.
- Ni moi, ajouta Samuel. Que comptez-vous faire ?
- Rien dans ce moment. Le peuple croit en Lafayette. Nous nous ferions hacher si nous touchions à ce vertueux revenant. Il faut nous tenir prêts. La commission qui occupe l'hôtel de ville va sans doute prendre quelque parti qui ouvrira les yeux au peuple. Alors nous pourrons être soutenus. Nous agirons, et rudement.
- J'en suis, dit Samuel. Où nous retrouverons-nous ?
- Rue de la Perle, no 4. Jacques Grenier.
- C'est dit.
Ils se serrèrent la main et se séparèrent.
Samuel essaya encore de retrouver quelqu'un de ceux qui avaient combattu à ses côtés, mais ses recherches furent inutiles. Le spectacle de la confiance unanime avec laquelle Paris accueillait le nom de Lafayette lui inspira une amertume profonde.
- Les pièces de cent sous ont tort, dit-il. Dieu ne protège pas la France ; mais, ah çà ! est-ce qu'il protégerait Julius ? Si la révolution avorte, je recommence à n'avoir plus besoin de ses écus. Qu'est-ce que j'en ferais ? Vais-je donc être vertueux malgré moi ? à quoi vais-je passer mon temps ? Tiens, si j'allais chez Laffitte ? Mangeons d'abord un morceau.
Il entra dans le premier restaurant qu'il trouva ouvert et dîna, car il n'avait pas pris une bouchée de pain depuis la veille au soir.
La journée finissait quand Samuel entra à l'hôtel Laffitte.
Il y avait foule. Tous les députés libéraux étaient là.
On attendait la réponse du duc d'Orléans, à qui l'on venait d'envoyer proposer la lieutenance générale du royaume.
Déjà, le matin, M. Thiers était allé à Neuilly ; mais il n'y avait pas trouvé le duc d'Orléans.
Dès le 26, le duc avait quitté le château, et était allé se cacher au Raincy.
Sur les instances de M. Thiers, la duchesse d'Orléans avait envoyé le comte de Montesquiou dire à son mari de revenir. Le comte avait eu beaucoup de peine à le décider ; enfin le duc d'Orléans s'était laissé persuader, et le comte de Montesquiou était parti en avant, après avoir vu le duc monter en voiture.
Mais, à une centaine de pas, le comte, s'étant retourné, vit la voiture de Louis-Philippe rebrousser chemin vers le Raincy. Il fut obligé de retourner lui-même, de recommencer ses exhortations et d'amener cette fois avec lui cet usurpateur indécis.
Il fut convenu que Louis-Philippe attendrait à Neuilly qu'un message signé par douze membres de la chambre des députés vînt lui offrir la lieutenance générale du royaume. Le message était parti depuis deux heures, quand Samuel arriva à l'hôtel Laffitte, et l'on attendait le duc d'Orléans.
- Un prince et un Bourbon ! dit Samuel ; il n'y a rien à faire avec ces gens-là.
Il resta cependant pour assister à toutes les péripéties et pour épier le moment d'agir.
Le duc d'Orléans arriva vers une heure du matin, et se glissa furtivement au Palais-Royal.
Les douze députés qui lui avaient écrit le message attendirent le matin pour se présenter à lui, et lui faire directement leur proposition.
On sait les hésitations, à moitié feintes et à moitié sincères, avec lesquelles le duc d'Orléans accueillit les premières ouvertures, et enfin son acceptation. Une proclamation fut aussitôt rédigée et envoyée à la chambre des députés, qui la salua d'applaudissements.
Il n'y avait plus que Lafayette dont le consentement fût douteux. Nul ne savait si le vieux républicain voudrait d'un prince, et ne proclamerait pas la république. On décida qu'on tenterait une manifestation, et que le duc d'Orléans, accompagné des députés les plus populaires, irait à l'hôtel de ville.
- C'est le moment, dit Samuel.
Et il alla rue de la Perle, no 4.
Il heurta dans l'escalier Jacques Grenier qui sortait.
- Vite ! dit Samuel, nous n'avons pas une minute à perdre.
Et il le mit au courant de tout.
- Le duc d'Orléans à l'hôtel de ville ! s'écria Jacques, c'est la royauté qui recommence. Il n'y arrivera pas, sois tranquille. Dans combien de temps y va-t-il ?
- Tout de suite.
- Diable ! dit Jacques, je n'ai pas le temps de prévenir mes amis ; mais deux hommes résolus suffisent.
- C'est ce que je pensais, dit Samuel : il faut qu'un de nous deux se mette sur la route, et l'autre au bout, à l'hôtel de ville même. Où aimes-tu mieux être ?
- Sur la route, dit Jacques.
- Et moi dans la grande salle de l'hôtel de ville ; si tu le manques, je ne le manquerai pas !
- C'est dit. Tu as un pistolet ?
- J'en ai deux.
Ils allèrent ensemble jusqu'à la place de Grève.
Là, Samuel, après avoir serré la main de Jacques, le quitta et entra à l'hôtel de ville.
Ils ne s'étaient pas quittés depuis un quart d'heure, qu'un grand mouvement se fit dans la foule. C'était le cortège du duc d'Orléans qui approchait par les quais.
Le duc d'Orléans, à cheval, précédait M. Laffitte, que des Savoyards portaient dans une chaise.
Les cris de joie et de triomphe qui avaient fêté le cortège au sortir du Palais-Royal devenaient de moins en moins nombreux.
L'attitude de la population, à partir du Pont-Neuf, était grave, presque menaçante.
- Encore un Bourbon ! s'écria un ouvrier près de Jacques. C'était bien la peine de nous battre !
- Sois tranquille, fils, répondit Jacques. Tout n'est pas encore fini.
Le cortège déboucha tout à coup. Le duc d'Orléans affectait de se tourner vers M. Laffitte, comme pour s'abriter sous une popularité plus solide que la sienne.
Jacques mit la main à sa poche, en tira un pistolet, et visa.
Mais une main lui saisit le bras par derrière et lui arracha le pistolet.
Il se retourna. C'était l'ouvrir à qui il avait parlé.
- Qu'est-ce que tu fais ? dit l'ouvrier.
- Que t'importe ? dit Jacques, je ne veux pas de Bourbon.
- à bas les Bourbons ! dit l'ouvrier. Mais attends un autre moment, tu aurais pu tuer Laffitte.
Jacques repoussa l'ouvrier, et ramassa son pistolet qui était tombé à terre. Mais le cortège était passé, et le duc d'Orléans était entré à l'hôtel de ville.
Jacques essaya d'y pénétrer. Mais les factionnaires lui barrèrent le passage.
Quand le duc d'Orléans entra dans la grande salle, il y trouva une foule énorme. Combattants de la veille, élèves de l'école polytechnique, l'épée nue, figures tristes et sévères. Le général Dubourg était là.
Un député lut la déclaration de la chambre. Peu de voix applaudirent.
Le général Dubourg s'avança vers Louis-Philippe, et, étendant la main vers la place pleine encore de peuple armé, il dit :
- Vous connaissez nos droits ; si vous les oubliez, nous vous les rappellerons.
- Monsieur, répondit le duc un peu troublé, je suis un honnête homme.
- Il n'y a pas d'honnête homme sur les marches du trône, dit Samuel.
Et, prenant un pistolet, il ajusta et tira.
Le coup ne partit pas.
Samuel regarda son pistolet. Il n'y avait plus de capsule.
Il avait un second pistolet. Il voulut le prendre dans sa poche. Il ne l'y trouva plus.
- Trahison ! s'écria-t-il.
La foule était telle que, broyé de toutes parts, il n'avait pas senti la main qui s'était glissée dans sa poche.
à ce moment, Lafayette saisit un drapeau tricolore, le mit dans la main de Louis-Philippe, et lui dit :
- Venez !
Puis, entraînant le duc sur le balcon de l'hôtel de ville, il l'embrassa devant la foule amoncelée.
Ce fut le couronnement de Louis-Philippe. Lafayette venait de le sacrer de sa popularité.
Les acclamations retentirent.
- C'est fini, dit Samuel. Il sera roi dans huit jours. Tous les rêves de ma vie croulent en ce moment. Allons, il faut m'y résoudre. Il n'y a rien à faire.
Tout à coup, il releva la tête.
- Si fait, reprit-il. Tout est terminé ici, mais tout peut recommencer encore. Suis-je un enfant ou une femme, pour perdre courage à la première difficulté ? Non, rien n'est perdu. Il y a une manière de tout réparer. Voyons, réfléchissons un peu.
Et, appuyant son front dans sa main, il pensa profondément.
Après quelques minutes de méditation immobile, il sourit, et un éclair lui passa dans les yeux.
- J'ai trouvé, dit-il. Ah ! je ne suis pas de ceux qui renoncent aisément.
En cinq minutes, il avait bâti dans sa tête un dernier projet qui allait décider de son sort.
Il alla chez Julius.



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