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Chapitre LVII
Changement de front

Cette fois encore, en voyant Samuel, Julius eut aux yeux un éclair vite effacé, comme une lueur d'espérance qu'il voulait dissimuler.
- Eh bien ! mon cher Samuel, lui dit-il plus gaiement que de coutume, je vois avec plaisir que tes triomphes ne te font pas oublier tes amis.
- Quels triomphes ? demanda Samuel.
- Comment ? est-ce que vous ne triomphez pas sur toute la ligne ? Je viens de lire les journaux, non pour moi, mais pour savoir où vous en étiez, toi et tes révolutionnaires. Et je vois que vous avez marché vite. Le duc d'Orléans lieutenant général, c'est Charles X dépossédé.
- Oui, lieutenant général... du royaume ! répondit Samuel en appuyant amèrement sur le dernier mot. Le peuple a changé de maître ; voilà ce qu'il appelle une révolution ; et personne ne peut dire si le maître nouveau vaut mieux que l'ancien, et s'il ne faudra pas le chasser à son tour. Aussi, imbécile que je suis, j'ai risqué ma vie pour mettre un roi à la place d'un autre. Mais je me vengerai de cette opposition puérile qui nous a volé notre victoire et qui est venue après la bataille piller les morts !
- Que veux-tu dire ? demanda Julius.
- Il y a un proverbe espagnol qui dit : Il faut toujours caver au pire ; il aurait dû dire : au moindre. C'est toujours le petit, c'est moins que le petit, c'est le médiocre, qui est sûr du succès. Je n'ai jamais eu de grandes illusions tu me rendras cette justice, touchant l'espèce humaine ; eh bien ! si modérée que fût l'estime que j'en faisais, elle était encore cette fois trop grande.
Samuel reprit en phrases brèves et entrecoupées, comme pour s'étourdir.
- Oui, oui, le jour du peuple viendra peut-être ; mais nous n'y sommes pas. Je reconnais que j'ai été trop vite. Je suis un homme du siècle prochain. Les nations ne sont pas mûres pour la liberté. Il faut peut-être encore des centaines d'années pour qu'elles la comprennent. Et d'ici là l'autorité peut seule nous donner la paix. Or, comme je ne peux pas me coucher tout à l'heure pour me réveiller dans cet ans, j'ai pris le parti de m'accommoder à l'époque où je vis. Et si l'autorité veut de moi... eh bien, Julius... je passe à son bord.
- Ah ! dit Julius, qui observait Samuel d'un air étrange, et qui couvrait du masque impassible de son visage sa profonde émotion intérieure.
- Je viens te faire une proposition, reprit Samuel. Lorsque je suis venu avant-hier te demander si tu voulais venir aux barricades avec moi, tu m'as répondu que, si tu y allais, ce ne serait pas du même côté que moi, et que tu restais dévoué au gouvernement que tu avais servi. Eh bien ! veux-tu lui prouver ton dévouement ?
- Comment cela ?
- écoute. Le mouvement des trois jours, bien qu'il n'ait produit ici qu'une demi-révolution, aura cependant son retentissement et son contre-coup en Allemagne. Je peut te le dire, la Tugendbund n'est pas morte ; elle va agiter la jeunesse et le peuple. Tout va éclater d'un moment à l'autre. Les rois triompheront là-bas comme ici, je le veux bien, mais ce ne sera pas sans luttes civiles et sans beaucoup de sang répandu. Et, vois-tu, la royauté a déjà bien assez de taches aux mains sans y joindre encore les taches de sang. Eh bien ! celui qui fournirait aux gouvernements d'Allemagne le moyen de prévenir la lutte, celui qui épargnerait aux rois les terribles représailles que leur préparent dans l'avenir leurs victoires momentanées sur la liberté, celui qui épargnerait à la Tungendbund un combat qui ne peut, à l'heure présente, finir que par sa défaite sanglante, celui qui épargnerait à la patrie une commotion douloureuse, penses-tu que celui-là aurait le droit de tout demander et le pouvoir de tout obtenir ?
- Sans doute, dit le comte d'Eberbach.
- Eh bien ! Julius, reprit Samuel, tu peux être cet homme.
- Moi ?
- Moi-même.
- Tu es fou ! dit Julius. Regarde-moi donc. Qu'est-ce que tu veux que je demande et que j'obtienne ? Est-ce que j'ai le temps d'être ambitieux ?
- On a toujours le temps d'être ambitieux de ce qu'on laisse après soi d'honneur et de gloire.
- Explique-toi.
- Rien n'est plus simple. Il n'y a pas un an tu représentais encore à Paris le roi de Prusse. Tu as conservé le souvenir de ses bonnes grâces, et tu lui restes lié par reconnaissance et par devoir ; rien de mieux. Moi, je n'ai pas les mêmes raisons pour rester lié à mon parti. Personne n'a rien fait pour moi, je suis libre. J'ai acquis le droit d'abandonner des ingrats et, pis que cela, des imbéciles qui s'abandonnent eux-mêmes.
» Je sais bien ce qu'on peut dire : que je suis un renégat et un traître ? D'abord, tu sais le cas que je fais de l'opinion des autres sur mon compte.
» Et puis, du moins, on ne pourra pas dire que je déserte mon parti dans la défaite ; car, pour tout le monde, à l'exception de trois ou quatre exaltés peut-être, nous sommes vainqueurs, et, si tu en croyais les chansons qu'on chante dans les rues, le peuple viendrait de rentrer en pleine possession de sa liberté. Donc le moment est opportun pour quitter le camp de ceux qui se croient victorieux. Ils me sauront presque gré de les quitter et d'avoir un camarade de moins avec qui partager la victoire. Julius, je suis des vôtres, et, pour payer ma bienvenue, je vous apporte une chose. »
- Quoi ?
- Je livrerai entre tes mains, entre les mains du roi, les chefs de la Tugendbund en flagrant délit de conspiration.
Quelque effort qu'il fît sur lui-même, Julius ne put retenir un mouvement. Son œil s'éclaira tout à coup, et lui, moribond depuis si longtemps, il sembla revivre.
- Cela t'étonne ? dit Samuel, qui remarqua le mouvement et le regard du comte d'Eberbach. Je change de route, te dis-je. Et tu sais que je suis de ceux qui ne font rien à demi. Les libéraux de France m'ont dégoûté de tous les libéraux du monde. Je me suis fourvoyé avec ces gens-là. Je vois, bien tard il est vrai, qu'il n'y a rien d'un peu grand à faire avec eux. Eh bien ! je veux essayer des autres. Il vaut mieux être un Richelieu qu'un Catilina. Si la monarchie veut se servir des hommes de forte trempe et de pensée énergique, qui sait s'il n'est pas temps encore pour elle ? Tu vois qu'il n'est pas encore temps pour les faiseurs de révolutions. Voyons, c'est dit ; je m'offre à toi ; m'acceptes-tu ?
- Si j'accepte, qu'aurai-je à faire ? demanda Julius.
- Si tu acceptes, nous partons tous deux pour l'Allemagne, ce soir même ou au plus tard demain matin. Et, une fois arrivés, fie-toi à moi pour te faire faire en une semaine plus que tu n'as fait dans toute ta vie peut-être. Et moi, je rattraperai d'un coup les quarante années que j'ai perdues. Voyons, pas d'hésitations puériles. Tu sers en même temps ton pays et ton ami. Quant aux chefs de la Tugendbund, nous commencerons par stipuler qu'ils auront la vie sauve. Cela doit lever ton dernier scrupule. Est-ce convenu ? parle.
- Mais le voyage est long et fatigant, objecta le combe d'Eberbach. Exténué comme je suis, arriverai-je au terme ?
- N'est-ce que cela ? repartit Samuel. Je te composerai un cordial pour te ranimer et pour te soutenir.
- Ah ! un cordial ? répéta Julius comme s'il attendait depuis longtemps ce mot.
- Sois tranquille ; il est sans aucune espèce de danger.
- Eh bien ! j'accepte, alors, dit Julius. Je t'ai dit que je m'abandonnais à toi. Fais de moi ce que tu voudras.
- à la bonne heure. Aimes-tu mieux partir ce soir ou demain matin ?
- Je te demande de me laisser jusqu'à demain matin.
- Soit. Seulement, il doit être encore temps pour le courrier de l'ambassade ; il serait bon d'écrire aujourd'hui même pour qu'on mette à ta disposition une partie de la force armée qu'il y a à Heidelberg.
- Je vais écrire tout de suite, et je te donnerai la lettre. Tu te chargeras de la faire partir.
- Pendant que tu vas écrire, je vais te préparer ton cordial. C'est l'affaire de cinq minutes.
Samuel passa dans la pièce à côté pour envoyer un domestique chez un pharmacien.
Cinq minutes après, il rentra dans la chambre.
- Voici ta lettre, lui dit le comte d'Eberbach.
- Et voici ton cordial, répondit Samuel Gelb.
- à propos, dit Julius, je n'ai pas pensé à t'en parler avant d'écrire, tu n'as pas de condition à poser ?
- Non ; je demanderai seulement qu'on me mette le pied dans l'étrier. Une fois à cheval, sois tranquille, j'irai loin.
- Ce sera fait.
- Eh bien ! je cours à l'ambassade. Demain matin, à neuf heures, je serai à la porte avec une voiture attelée. Tiens-toi prêt.
- Je suis toujours prêt.
Quand Samuel fut sorti :
- Va, dit Julius, tu as perdu la partie. Je vois dans ton jeu, et tu ne vois pas dans le mien.
Il prit le cordial et en versa une partie dans un verre.
Puis, ouvrant son secrétaire, il en tira une petite fiole dont il laissa tomber une goutte dans le cordial.
Le cordial ne changea pas de couleur.
- C'est bien un cordial, dit Julius. Ce n'est pas encore l'autre chose. Je m'en doutais. Il a encore besoin de moi.
Il but le cordial.
Pour Samuel, en allant à l'ambassade, il riait tout bas et se disait :
« Quitter le jeu et jeter les cartes à l'heure où la partie semble gagnée aux joueurs vulgaires ; passer aux vaincus dans le moment où ils sacrifieront tout pour une revanche ou pour une atténuation de la défaite ; obtenir ainsi, en un jour, de la royauté impatiente la puissance que la lente liberté ne me donnerait pas dans vingt ans peut-être ; m'assurer à la fois la confiance de Julius par ma désertion et sa fortune par sa mort ; conquérir d'un même coup rapide la richesse et le pouvoir, mon ambition et mon amour. Allons ! la combinaison est forte et la tentative grandiose ! Samuel Gelb, tu te retrouves et tu te relèves ! »

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