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Chapitre LXIII
Deux morts

Samuel Gelb, atterré, ne pouvait que répéter ces mots :
- Lothario vivant ! Lothario vivant !
- Oui, dit Julius, il va épouser Frédérique. C'est pour cela que je meurs avec toi. Il faut que je meure pour que Lothario puisse épouser Frédérique ; il faut que tu meures pour que tu ne puisses pas la lui disputer.
- Lothario vit ! répéta encore Samuel ne revenant pas de sa stupéfaction, et il va épouser Frédérique ! Ah çà ! tout ce que j'ai essayé m'a donc avorté dans les mains ! Je n'ai pas plus réussi contre un enfant que contre l'empereur Napoléon ! Lothario épouser Frédérique ! misérable impuissant que je suis ! Quoi ! moi, Samuel Gelb, j'ai combiné toutes les ressources de mon intelligence, j'ai construit un piège auquel j'ai pensé pendant un mois, j'y ai poussé ce frêle et confiant jeune homme, et...
- Et c'est toi qui y es tombé, répliqua Julius. Non, Samuel, tu n'es pas impuissant, c'est l'homme qui l'est. Tu as voulu te passer de Dieu. Tu as fait de ta volonté ton unique Providence. Tu n'as cru qu'en ton orgueil. Alors Dieu a tourné contre toi tous tes projets. Où tu voyais le port, il a mis l'écueil. Moi que tu méprisais, parce que je n'avais pas la prétention de substituer ma volonté aux lois providentielles, parce que je laissais faire Dieu, j'ai trouvé tout ce que tu as cherché. J'ai été le chef suprême de la Tugendbund. Et dans ce moment même, nous voilà en présence, moi le faible et toi le fort ; lequel tient et domine l'autre, dis ? Crois-tu encore à l'homme tout-puissant, seul créateur du ciel et de la terre ? Vois où tu en es arrivé après tant d'efforts inouïs et persévérants : la révolution contre Charles X a donné le trône à Louis-Philippe ; ta trahison contre les chefs de la Tungendbund leur a donné ta vie ; ta machination contre Lothario lui a donné Frédérique !
- Ne me parle pas de cela, s'écria Samuel avec rage. Ne prononce pas ces deux noms de Frédérique et de Lothario. Parle-moi de tout, excepté de cela.
- Ah ! tu es jaloux ?
- Lothario épouser Frédérique ! Non, dis-moi que cela n'est pas, qu'il est mort, que tu lui as brûlé la cervelle, qu'il a souffert en mourant, que j'ai réussi à le faire malheureux...
- Tu as réussi à le faire heureux un peu plus tôt. Car c'est le duel de Saint-Denis qui a été l'occasion de la démarche de Christiane et de la résolution que j'ai prise de nous supprimer, toi et moi, pour faire place au soleil de ces deux jeunes cœurs. Au fond, Frédérique et Lothario devraient t'être reconnaissants, c'est toi qui les marie.
- Eux se marier ! dit Samuel bondissant debout. Et par moi ! Non, c'est impossible ! je ne veux pas !
- Ils se passeront bien de ton consentement.
- Oh ! mais c'est horrible ! s'écria Samuel en marchant de long en large comme une hyène en cage. Savoir que celle qu'on aime se marie, et être en prison, et savoir qu'on va mourir !
- Tu es puni, dit Julius. Tu vois maintenant que...
Il n'acheva pas. Il porta tout à coup la main à sa poitrine, comme s'il venait d'y sentir une morsure violente.
Son visage devint tout pâle.
- Déjà ! dit-il.
Samuel accourut.
- Tu vois que je ne te trompais pas, dit-il, et que tu es empoisonné. Voyons, il est peut-être temps encore. Veux-tu que nous sortions ? Nous boirons le contrepoison, et j'irai tuer Lothario.
Julius ne répondit pas. Seulement, il s'appuya sur la table, de crainte de tomber.
- Je t'en prie, insista Samuel. Je veux bien mourir, mais je ne veux pas que Lothario épouse Frédérique. Viens, il est encore temps ; je te sauverai, je te le promets.
- Quel bonheur ! dit Julius ; tu m'avais dit quarante minutes, mais, Dieu merci ! ma constitution affaiblie n'ira pas jusque-là. Je sens que je vais être délivré.
- Au nom de l'autre vie que tu espères, supplia Samuel, sortons. Laisse-moi aller tuer Lothario : je te jure que je me tuerai après.
Julius le regardait avec des yeux tout grands ouverts qui avaient l'air de ne pas voir
Par instants, une contraction convulsive courait sur son visage.
- Viens, je te sauverai.
Au moment où Samuel prononçait ces paroles, la tête de Julius tomba lourdement sur la table.
Samuel avança la tête pour le retenir ; mais la secousse avait dérangé l'équilibre du corps. La tête rebondit, et Julius roula, déjà roide, à terre.
- Nature de femme ! s'écria Samuel avec désespoir. Il n'a pas pu vivre dix minutes de plus ! Imbécile ! Il est trop tard.
Il mit un genou en terre, et souleva la tête de Julius.
Julius sembla faire un effort immense.
- écoute, dit-il.
- Quoi ? fit Samuel.
- Ne sois pas jaloux, murmura Julius avec difficulté et en mettant un intervalle d'une parole à l'autre. Tu es assez puni... Tu ne pouvais pas épouser Frédérique... C'est ta fille !
- Ma fille ! s'écria Samuel bouleversé.
- Oui, Christiane est sa mère... Adieu... Je te pardonne.
Julius se tut. Le souffle expira sur ses lèvres.
Il venait de mourir.
Samuel lâcha la tête qu'il tenait dans ses mains, et se leva.
« Ma fille ! pensait-il, Frédérique est ma fille ! »
Et toute son âme était absorbée dans cette pensée.
Il se remit à marcher, sans réflexion précise, et absolument envahi par cette révélation si inattendue.
- Frédérique ! ma fille ! répéta-t-il. Je m'étais donc trompé sur la nature de mon amour. Ma fille ! ma fille !
Il regarda l'heure à sa montre.
- Encore dix minutes, dit-il.
Ainsi lui, l'égoïsme, la personnalité, il avait eu avec lui, pendant dix-sept ans, un être né de lui, plus lui que lui-même, en qui il aurait pu vivre et se renouveler. Qui sait le changement qu'aurait introduit peut-être dans son cœur et dans son esprit un pareil secret, s'il l'avait connu ? Qui sait quelle douceur, quelles consolations sa fille eût pu mettre dans son caractère et dans ses aigreurs ? Qui sait quelle puissance cela eût pu ajouter à son énergie, de travailler pour un autre, et ce qu'aurait gagné son égoïsme à devenir du dévouement ?
Et ce renfort qu'il avait à son côté, cet encouragement de tous les jours, ce redoublement d'ardeur, sa fille, il l'avait ignorée. Ah ! ce n'était pas là sa moindre punition, d'apprendre qu'il avait eu une fille au moment où il ne l'avait plus.
Et cependant il ne pouvait s'empêcher de rendre grâces au hasard étrange qui, mettant ainsi sa fille sous son toit et la lui faisant aimer, s'était opposé à ce qu'il devînt son mari, et avait mis entre eux, d'abord Lothario, et ensuite Julius.
Et le Satan se dit, à cette heure solennelle :
« Ah ! décidément, est-ce qu'il y aurait quelque part une force et une justice supérieures aux nôtres ? Est-ce que vraiment Dieu dispose ? »
à ce moment, il se sentit chanceler.
Il s'arrêta, son regard devint fixe.
Puis il tomba à la renverse, la tête sur les pieds de Julius.
Il était mort.
C'est alors que la porte s'ouvrit, et que Christiane et Frédérique entrèrent, conduites par le jeune homme.
Elles se trouvèrent devant deux cadavres.
- Trop tard ! s'écria Christiane. à genoux, ma fille, et prions Dieu.

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