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Chapitre XVI


Nous marchâmes pendant dix minutes à peu près, sans que je pusse reconnaître aucune des rues que nous suivions, et nous nous arrêtâmes à la porte d'une maison de belle apparence ; mon conducteur l'ouvrit, j'entrai, il la referma derrière nous, et je me trouvai dans une cour carrée, bien connue, à ce qu'il paraissait, de ma monture ; car elle alla d'elle même s'arrêter à une autre porte en face de la première, et qui donnait entrée dans la maison. Je voulus alors sauter sur les dalles qui précédaient le seuil ; mais l'esclave s'approcha de moi, mit un genou en terre pour que j'y plaçasse mon pied, et me présenta sa tête pour que j'y appuyasse ma main. Je me conformai au cérémonial d'usage ; puis, voyant qu'il bornait là les services qu'il comptait me rendre, et qu'il s'apprêtait à reconduire son âne à l'écurie, je lui fis un geste impérieux pour lui indiquer qu'il eût à marcher devant moi. Il ne se le fit pas dire deux fois, et obéit avec une intelligence qui prouvait que le langage des signes lui était familier.

Bien m'advint, au reste, d'avoir pris cette précaution car je n'aurais certes pu me reconnaître dans le dédale de chambres et de corridors à travers lesquels mon guide me fit passer. Tout en avançant, je jetai les yeux autour de moi pour chercher à m'orienter, dans le cas où une retraite précipitée deviendrait nécessaire, et je vis, au nombre de valets et de gardes qui passaient comme des ombres ou se tenaient immobiles comme des statues, que nous étions dans la maison de quelque grand seigneur. Enfin, au bout d'une longue file d'appartements, une dernière porte s'ouvrit, donnant dans une chambre plus éclairée, plus riche et plus élégante qu'aucune de celles que nous avions traversées. Mon guide me laissa entrer, referma la porte derrière moi, et je me trouvai en face d'une jeune fille de quatorze à quinze ans à peine, et qui me parut d'une merveilleuse beauté.

Mon premier soin fut de pousser le verrou doré qui fermait la porte en dedans ; puis je me retournai et restai un moment immobile d'étonnement et de joie, dévorant des yeux la fée dont la baguette magique semblait m'avoir ouvert les portes d'un palais enchanté. Elle était couchée sur des carreaux de satin, vêtue d'un cafetan de soie rose à fleurs d'argent, et d'une antère de damas blanc à fleurs d'or, prenant juste la taille et échancrée de manière à laisser voir une partie du sein ; les longues manches de cette espèce de redingote pendaient par derrière et découvraient celles d'une chemise de gaze de soie blanche, attachée au cou par un bouton de diamant ; une ceinture couverte de pierreries la fixait autour du corps par un ruban de lumière.

Elle portait sur la tête le talpock, cette délicieuse coiffure des femmes turques, qui se compose d'une calotte de velours cerise posée sur le côté de la tête et du milieu de laquelle pend un gland d'or. Sur la tempe, que le talpock laissait découverte, la chevelure était lissée en bandeau, et dans ce bandeau était fixé un bouquet de différentes pierreries, représentant des fleurs naturelles : les perles imitaient les boutons d'oranger ; les rubis, les roses, les diamants, le jasmin, et les topazes, la jonquille. Des cheveux, d'une longueur inconnue chez nous, s'échappaient de ce bonnet, et, se partageant sur les épaules, serpentaient, en tresses infinies, jusqu'aux babouches de cabron blanc, brodé d'or, où la belle indolente cachait ses petits pieds. Quant à ses traits, ils étaient de la régularité la plus parfaite ; c'était le type grec dans toute sa fière et gracieuse majesté, avec ses grands yeux noirs, son nez apollonien et ses lèvres de corail.

Cet examen fut le résultat d'un coup d'œil. Pendant ce temps, celle qui en était l'objet avait avancé la tête, en courbant son cou comme un cygne et en fixant sur moi un regard inquiet. Je me rappelai mon déguisement, et je vis qu'elle doutait encore que je fusse bien celui qu'elle attendait. Alors, par un mouvement rapide comme la pensée, saisissant robe et voile, je déchirai tout à pleines mains, et me trouvai dans mon costume de midshipman. Aussitôt la belle Grecque poussa un cri, se leva chancelante, et, étendant vers moi ses mains jointes :

– Seigneur officier ; me dit-elle en italien, pour l'amour de la Panagie (24), sauvez-moi !

– Qui êtes-vous ? m'écriai-je en courant à elle et en la soutenant sur mon bras au moment où elle allait tomber ; et de quel danger demandez-vous que je vous sauve ?

– Qui je suis ? répondit-elle. Hélas ! je suis la fille de celui que vous avez rencontré lorsqu'il marchait au supplice ; et le danger dont vous pouvez me sauver, c'est d'être la maîtresse de celui qui l'a fait assassiner.

– à quoi puis-je vous être bon ? m'écriai-je. Parlez ; me voilà, disposez de moi.

– Il faut d'abord que vous sachiez ce que je crains et ce que j'espère. écoutez ; en deux mots, j'aurai tout dit.

– Mais ne perdrons-nous pas en paroles un temps précieux ? Vous êtes jeune, vous êtes belle, vous êtes malheureuse, vous avez eu confiance en mon courage et ma loyauté, puisque vous m'avez fait venir. Qu'ai-je besoin de plus ?

– Non, je crois que, pour le moment, il n'y a rien à craindre. Le tzouka-dar est retenu au sérail par la fête, et trop de monde veille et passe encore, pour que nous osions risquer de fuir en ce moment.

– Parlez donc.

– Mon père était Grec, de sang royal, et riche, trois crimes qui, à Constantinople, méritent la peine de mort. Le tzouka-dar (25) le dénonça ; mon père fut arrêté, et moi, je fus vendue ; lui conduit en prison, moi amenée ici ; lui condamné à mourir, moi condamnée à vivre. Ma mère seule fut épargnée.

– Oh ! je l'ai vue, m'écriai-je ; c'était sans doute elle qui veillait auprès du cadavre de votre malheureux père ?

– C'est cela, c'est cela, répondit la jeune fille en se tordant les bras. Oui, c'était elle, c'était elle !

– Du courage, lui dis-je, du courage !

– Oh ! j'en ai, me répondit-elle avec un sourire plus effrayant que les larmes : vous le verrez dans l'occasion. Je fus donc conduite chez mon maître, chez l'assassin de mon père, chez celui qui m'avait achetée avec l'argent de ma famille ; il m'enferma dans cette chambre. Le lendemain, j'entendis quelque bruit ; espérant toujours, sans savoir ce que j'espérais, je courus à la fenêtre : c'était mon père que l'on conduisait à la mort !

– Alors, c'est vous qui avez passé vos mains à travers ce treillage. C'est vous qui avez poussé ce cri douloureux qui a retenti jusqu'au fond de mon cœur ?

– Oui, oui, c'est moi, et je vous vis lever la tête à ce cri, je vous vis porter la main à votre poignard ; je devinai que vous aviez un cœur généreux, et que vous me sauveriez, si cela était en votre pouvoir.

– Oh ! me voilà, ordonnez.

– Mais il fallait, pour cela, que je pusse parvenir à lier quelque communication avec vous. Je résolus de prendre sur moi de supporter la vue de mon maître. Oui, je regardai sans colère celui qui était encore tout souillé du sang de mon père ; je lui adressai la parole sans le maudire. Alors, il se crut heureux, et il voulut me récompenser par ces riches habits, par ces bijoux magnifiques. Un matin, je vis entrer Jacob, le plus riche joaillier de Constantinople.

– Comment ! m'écriai-je ce misérable juif ?

– Lui-même. Je le connaissais depuis longtemps. Mon père, qui n'avait que moi d'enfant et qui m'accablait de bontés, lui avait acheté parfois des pierreries et des étoffes pour des sommes immenses. Je lui fis signe que j'avais à lui parler ; alors il dit au tzouka-dar qu'il n'avait rien sur lui de ce que je lui demandais, mais qu'il reviendrait le lendemain. Le lendemain, le chef des pages devait être de service ; mais il ordonna que le juif fût introduit devant moi, même en son absence ; deux de ses gardes devaient assister à l'entrevue ; ce fut dans cet intervalle que, de la fenêtre où je passais tout mon temps, dans l'espérance de vous revoir, je vous aperçus une seconde fois. J'eus alors l'idée de laisser tomber ma bague ; vous la ramassâtes avec une telle expression de joie, qu'à compter de ce moment je fus certaine d'avoir un ami. Le lendemain, Jacob revint. Nos gardes ne nous quittèrent point ; mais je lui dis en italien tout ce dont il s'agissait. Je lui donnai votre signalement, depuis la couleur de vos cheveux jusqu'à la forme de votre poignard : j'avais tout retenu. Il me dit qu'il croyait vous connaître. Jugez de ma joie ! Alors, incertaine si nous pourrions nous revoir, nous prîmes toutes nos mesures pour aujourd'hui, jour où la fête que donnait le sultan retenait le tzouka-dar au sérail. Ma nourrice, qu'on m'avait laissée, par indifférence plutôt que par pitié, devait sortir, comme d'habitude, conduite par un capidgi (26), pour aller acheter des parfums chez Jacob ; là, elle vous trouverait, elle vous donnerait son voile et sa robe, et vous rentreriez au palais à sa place. Pendant ce temps, elle courrait prévenir ma mère, qui, avec l'aide de quelques serviteurs restés fidèles, tiendrait une barque prête au pied de la tour de Galata. Si vous acceptiez le rendez-vous, Jacob devait m'envoyer une guitare... Je l'ai reçue aujourd'hui... et la voilà... Vous... vous voici, à votre tour ; êtes-vous disposé à venir à mon aide ?... Tout a bien réussi jusqu'à présent, vous le voyez : le reste dépend de vous.

– Eh bien, que faut-il faire ? Parlez vite, voyons.

– Essayer de traverser cette longue file et appartements, c'est impossible ; il n'y a donc que la fenêtre qui donne dans ce cabinet par laquelle nous puissions sortir.

– Mais elle est à douze pieds de terre !

– Oh ! ce n'est point là ce qui doit vous inquiéter ; avec ma ceinture, vous me ferez descendre. Mais, derrière ce treillage, il y a des barreaux de fer.

– J'en ferai sauter un avec mon poignard.

– Mettons-nous donc à la besogne, alors ; car je crois qu'il est temps.

J'entrai dans le cabinet, et, derrière le rideau de damas rose du boudoir, je vis les barreaux de la prison. En plongeant dans la rue, il me sembla apercevoir deux hommes cachés à l'angle de la rue en face ; je n'en commençai pas moins en silence mon opération, bien persuadé qu'ils étaient là pour leurs propres affaires, et non pour surveiller les nôtres.

La pierre était tendre, et cependant je n'en pouvais à chaque coup emporter que de faibles parcelles. La jeune Grecque me regardait faire avec toute la curiosité de l'espoir. Mon rôle était changé ; mais je ne sais vraiment pas, malgré sa beauté merveilleuse, si je n'étais pas plus fier d'avoir été choisi par elle comme sauveur que comme amant. Il y avait, dans mon aventure, quelque chose de plus chevaleresque ainsi, et je l'acceptai dans toutes ses conséquences de dévouement désintéressé.

J'étais au plus fort de mon travail, et la base du barreau commençait à se dégager de sa prison de pierre, lorsque la jeune fille posa une main sur mon bras et étendit l'autre dans la direction d'un bruit qui venait de la frapper. Elle resta un instant ainsi immobile et écoutant, pareille à une statue, et sans me donner d'autre signe l'existence que de me serrer le bras de plus en plus. Enfin, après un instant d'attente, pendant lequel je sentis la sueur me monter au front :

– C'est lui qui rentre ! me dit-elle.

– Que faut-il faire ? répondis-je.

– Prendre conseil des circonstances ; peut-être ne viendra-t-il pas ici, et, alors, peu nous importe son retour.

Elle écouta de nouveau ; puis, après un moment de silence :

– Il vient ! me dit-elle.

Je fis un mouvement pour m'élancer dans la chambre et me trouver face à face avec lui, quand il ouvrirait la porte.

– Pas un mot, pas un geste, pas un pas, ou vous êtes perdu ! me dit-elle ; et moi, je le suis avec vous.

– Mais je ne puis rester ainsi caché ! Ce serait lâche et infâme à moi.

– Taisez-vous ! me dit-elle en mettant une de ses mains sur ma bouche et en m'arrachant, de l'autre, mon poignard ; taisez-vous, au nom de la Vierge, et laissez-moi faire.

Alors elle s'élança dans la chambre, et cacha mon poignard sous les coussins qui lui servaient de lit quand j'étais arrivé. En ce moment, on frappa à l'autre porte.

– Qui va là ? demanda la jeune Grecque en replaçant le coussin dérangé.

– Moi ! répondit une voix d'homme pleine à la fois de force et de douceur.

– Je vais ouvrir à mon seigneur et à mon maître, reprit la jeune fille ; car il est le bienvenu chez son esclave.

à ces mots, elle vint au cabinet, ferma la porte, en poussa le verrou, et je restai caché, témoin par l'ouïe, sinon par la vue, de la scène qui allait se passer.

Je doute que, pendant tout le cours de ma vie aventureuse, et qui fut, par la suite, exposée à tant de dangers différents, il y en ait un seul qui ait produit chez moi une sensation aussi pénible que celle que j'éprouvais en ce moment. Sans armes, ne pouvant rien pour ma défense ni pour celle de la femme qui m'avait appelé à son aide, j'étais obligé de laisser jouer à un être faible, et qui n'avait pour elle que la ruse familière à sa nation, une partie dans laquelle ma vie était en jeu. Si elle perdait, j'étais pris dans ce cabinet comme un loup dans une trappe, sans pouvoir m'échapper ni me défendre ; si elle gagnait, c'était elle qui avait fait face au péril comme un homme, et c'était moi qui m'étais caché comme une femme. Je cherchai autour de moi s'il n'y avait pas quelque meuble dont je pusse me faire une arme ; mais je ne trouvai que des coussins, des chaises de roseau et des vases de fleurs. Je revins à la porte et j'écoutai.

Ils parlaient turc, et, privé de la vue des gestes qui accompagnaient les paroles, je ne pouvais comprendre ce qu'ils disaient. Cependant je jugeai, à la douceur de l'accent de l'homme, qu'il en était à la prière plutôt qu'à la menace. Au bout de quelques instants, j'entendis les sons de la guitare ; puis la voix de la jeune Grecque s'éleva en notes pures et harmonieuses, et un chant, qui semblait à la fois une prière sainte et un hymne d'amour, tant il était religieux et doux, se fit entendre. J'étais stupéfait d'étonnement. Cette enfant, qui n'avait pas quinze ans encore, qui, à l'instant même, pleurait, en se tordant les bras, la mort de son père, la misère de sa famille et sa propre captivité, cette enfant qui venait d'être interrompue dans son œuvre d'évasion au moment où elle était près de retrouver sa liberté perdue, qui me savait dans le cabinet à côté, qui n'avait plus d'autre espoir que le poignard caché sous les coussins où elle était assise ; cette enfant chantait, en face de l'homme qu'elle détestait plus que la mort, d'une voix en apparence aussi tranquille que si elle eût célébré les mérites de la Vierge au milieu de sa famille, sous le platane qui ombrageait la porte de sa maison.

J'écoutais, et je me laissais aller, sans essayer même de réagir, par la pensée, contre tout ce qui m'entourait ; il me semblait, comme dans un songe, être emporté par une puissance supérieure. J'attendis donc, écoutant. Le chant cessa. Les paroles qui lui succédèrent devinrent plus tendres encore que celles qui les avaient précédées ; puis il y eut un moment de silence qu'interrompit tout à coup un cri douloureux et étouffé. Je demeurai sans haleine, les yeux ouverts et fixes comme s'ils eussent pu percer la muraille ; un gémissement sourd se fit entendre, puis un calme de mort lui succéda. Bientôt des pas légers, que j'avais peine à distinguer au milieu du bruit que faisait le battement de mon cœur, s'approchèrent du cabinet ; le verrou glissa, la porte s'ouvrit, et, à la lueur de la lune, qui pénétrait par la fenêtre restée ouverte, je vis reparaître la jeune Grecque, vêtue seulement d'une longue robe de dessous, pâle et blanche comme un fantôme, et n'ayant conservé, de toute sa parure, que le bouquet de pierreries que j'avais vu briller dans ses cheveux. Je voulus jeter un coup d'œil derrière elle ; mais toute lumière était éteinte, et je ne pus rien distinguer dans la nuit.

– Où es-tu ? me dit-elle ; car j'avais reculé devant l'apparition terrible, et je me trouvais dans l'ombre.

– Me voici, répondis-je en faisant un pas en avant et en me replaçant dans le rayon de lumière qui l'éclairait elle-même.

– Eh bien, j'ai fait ma tâche, me dit-elle ; maintenant, achève la tienne.

Et elle me présenta le poignard. Elle le tenait par la poignée, je le pris par la lame. La lame était tiède et humide ; je rouvris ma main, et, à la lumière de la lune, je m'aperçus que ma main était pleine de sang. C'était le premier sang humain qui me touchait ! Mes cheveux se dressèrent sur mon front, et je sentis un frisson parcourir tout mon corps ; mais je n'en compris que mieux qu'il n'y avait pas de temps à perdre, et je me remis à l'ouvrage. Les deux hommes étaient toujours au coin de la rue ; mais je ne m'inquiétai pas d'eux et je continuai quoique, au bruit que je faisais, leurs regards parussent se fixer sur la fenêtre. Enfin le barreau céda, laissant un intervalle assez large pour que nous pussions passer. Restait le treillage extérieur ; je n'eus qu'à le pousser pour qu'il tombât Au même instant, un des deux hommes s'élança jusqu'au milieu de la rue.

– Est-ce vous, John, me dit-il, et avez-vous besoin de secours ? Nous voici, Bob et moi, prêts à vous en donner.

– James ! Bob ! m'écriai-je.

Puis, me retournant vers la jeune Grecque, qui n'avait pu comprendre ce qu'on me disait dans une langue qu'elle n'entendait pas :

– Maintenant, nous sommes sauvés, lui dis-je.

Non, non, repris-je en me retournant vers mes amis, je n'ai pas besoin d'autre secours que de celui d'une corde ; en avez-vous une ?

– Nous avons mieux que cela, me répondit James nous avons une échelle. Bob, viens ici, continua James, et mets-toi contre ce mur.

Le marin obéit ; en un instant, James monta sur ses épaules et me tendit les deux bouts d'une échelle de cordes, que je liai aux deux barreaux voisins de celui que j'avais enlevé ; puis James, redescendant aussitôt, assujettit l'autre extrémité, de manière à ce que l'échelle fût tendue et non flottante, ce qui donnait à ma compagne une plus grande facilité pour descendre. Elle ne perdit pas de temps, et, montant aussitôt sur la fenêtre, elle se trouva un instant après, sans accident, dans la rue, au grand étonnement de James et de Bob, qui ne pouvaient deviner ce que cela voulait dire. En un instant, je fus près d'eux.

– Que vous est-il donc arrivé, au nom du ciel ? s'écria James. Vous êtes pâle comme la mort et tout sanglant. Seriez-vous poursuivis ?

– Non ; à moins que ce ne soit par un spectre, lui répondis-je. Mais ce n'est pas ici le moment de vous raconter cette histoire. Nous n'avons pas un instant à perdre. Où la barque vous attend-elle ? demandai-je, en italien, à ma jeune Grecque.

– à la tour de Galata, répondit celle-ci ; mais je suis incapable de vous y conduire ; je ne sais pas le chemin.

– Je le sais, moi, lui répondis-je en lui saisissant la main et en essayant de l'entraîner avec moi ; mais, au même instant, je m'aperçus qu'elle était pieds nus et qu'elle ne pourrait pas nous suivre. Je fis un mouvement pour la prendre dans mes bras ; mais Bob, devinant mon intention, me prévint, et l'enlevant de terre comme une plume, il se mit à courir vers le rivage. James me passa une paire de pistolets qu'il tenait à la main, et, en tirant une autre de sa ceinture, il me fit signe de marcher à la droite de Bob, tandis qu'il marcherait à sa gauche.

Nous avançâmes ainsi sans rencontrer aucun obstacle. à l'extrémité de la rue, nous vîmes luire tout à coup, comme un immense miroir, la mer azurée de Marmara. Alors, tournant à gauche, nous suivîmes le rivage ; plusieurs barques traversaient le canal, allant de Galata à Constantinople ou de Constantinople à Galata. Parmi toutes ces barques, une seule était immobile, à quatre brasses du rivage. Nous nous arrêtâmes devant celle-là, et la jeune Grecque la regarda un instant, car elle semblait vide. Cependant, du fond de la barque, une espèce de fantôme se leva.

– Ma mère ! cria d'une voix étouffée la jeune fille.

– Mon enfant, répondit une voix dont l'accent profond nous fit tressaillir ; mon enfant, est-ce toi ?

Aussitôt quatre rameurs cachés parurent ; la barque vola sur la mer comme une hirondelle, et aborda en un instant au rivage ; les deux femmes se jetèrent dans les bras l'une de l'autre ; puis la mère tomba à nos genoux, demandant lesquels elle devait embrasser ; je la relevai ; et, comme il n'y avait pas de temps à perdre :

– Partez ! dis-je ; au nom du ciel, partez ! Il y va de votre vie et de celle de votre mère ; ne tardez donc pas un instant.

– Adieu, dit la jeune fille en me pressant la main ; Dieu seul sait si nous nous reverrons. Nous allons tâcher de gagner Cardiki, en épire, où sont les restes de notre famille. Votre nom, afin que je le garde dans ma mémoire, et que je prie tous les jours pour celui qui le porte ?

– Je me nomme John Davys, lui répondis-je. Je voudrais avoir fait davantage pour vous ; mais j'ai fait ce que j'ai pu.

– Et moi, je me nomme Vasiliki, reprit la jeune fille ; et Dieu me dit que ce n'est pas la dernière fois que nous nous voyons.

à ces mots, elle s'élança dans la barque, et, arrachant de sa tête le bouquet de pierreries, qu'à mon grand étonnement elle avait conservé :

– Tenez, me dit-elle, voici la récompense promise à Jacob. Dieu vous en garde une qui vaut mieux que tous les diamants de la terre !

Le bouquet tomba à mes pieds ; la barque s'éloigna rapidement du rivage. Je vis quelque temps briller, comme les voiles de deux ombres, les vêtements blancs de la mère et de la fille ; puis, enfin, barque, rameurs, voiles blancs, tout disparut comme une vision et s'enfonça dans l'obscurité.

Je restai un moment immobile sur le rivage ; et, certes, j'aurais pris ce qui venait de m'arriver pour un rêve si je n'avais pas eu sous les yeux ce bouquet de diamants, et dans la mémoire ce nom de Vasiliki.

(24) Nom que les Grecs donnent à la Vierge.

(25) Chef des pages.

(26) Portier du sérail.

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