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Chapitre XVII



Notre premier sentiment, lorsque la barque eut disparu et que nous nous trouvâmes seuls sur le rivage, fut un retour sur nous-mêmes ; notre position n'était pas rassurante. D'abord, nous étions tous trois, à minuit, hors du vaisseau sans permission ; puis nous avions à suivre, depuis Galata jusqu'à la Tophana, le rivage de la mer, tout couvert de chiens errants par troupes, qui semblaient nous reconnaître pour des étrangers, et qui avaient tous l'air de se croire, en conséquence, le droit de nous dévorer. Enfin, je n'oubliais pas que, quoique je ne fusse pour rien dans le meurtre, il n'y en avait pas moins un fils de Mahomet poignardé, et que ce fils de Mahomet était le tzouka-dar.

Les deux dernières raisons, malgré la punition que nous savions nous attendre à notre rentrée à bord, nous poussaient à ne pas perdre de temps. Aussi nous mîmes-nous en route, marchant serrés les uns contre les autres, et suivis d'un véritable troupeau de chiens affamés, dont les yeux brillaient, dans les ténèbres, comme des escarboucles. De temps en temps, ces animaux s'approchaient si près de nous et avec des intentions si visiblement hostiles, que nous étions obligés de nous retourner et de leur faire face. Alors, comme Bob tenait à la main un bâton, dont il jouait avec beaucoup d'adresse, force était à nos antagonistes de faire quelques pas en arrière ; nous en profitions aussitôt pour nous remettre en route ; mais nous n'avions pas fait vingt pas, qu'ils étaient de nouveau sur nos talons. Si l'un de nous se fût écarté ou eût chancelé dans sa marche, c'était fait de lui et probablement de nous, car, une fois qu'ils eussent goûté du sang, il n'y eût plus eu moyen de les écarter.

Les chiens nous accompagnèrent ainsi jusqu'à la Tophana, où Bob et James retrouvèrent enfin leur barque. James y descendit le premier, je l'y suivis ; Bob soutint la retraite, ce qui n'était pas chose facile. Alors nos antagonistes, comprenant que nous allions leur échapper, s'avancèrent si près de nous, que Bob, d'un coup de son bâton, étendit sur le rivage un des plus hardis ; aussitôt tous les autres se jetèrent sur le cadavre, et, en un instant, le dévorèrent. Bob profita de cette diversion pour ouvrir le cadenas qui retenait la chaîne, et pour sauter avec nous dans la barque ; puis, ramant vigoureusement, James et moi, nous nous éloignâmes, accompagnés par des hurlements qui nous donnaient à entendre tout le chagrin qu'éprouvaient ceux qui les faisaient retentir de nous voir partir sans avoir fait avec nous plus ample connaissance. à cent pas du rivage, Bob nous reprit les avirons, et se mit à ramer à lui seul plus efficacement que nous ne l'avions fait, James et moi.

Il faut s'être épanoui à ces nuits douces et souriantes de l'Orient, pour s'en faire une idée ; vue ainsi au clair de lune, avec ses maisons peintes, ses kiosques aux coupoles dorées, ses arbres semés partout avec une confusion pittoresque, Constantinople semblait un vrai jardin de fée ; le ciel était pur et sans un seul nuage ; la mer, calme et pareille à un miroir, réfléchissait toutes les étoiles du ciel. Notre bâtiment, ancré un peu en avant du sérail de Scutari, à la hauteur de la tour de Léandre, avait derrière lui le fanal qui s'élève sur le promontoire du port de Chalcédoine, et dessinait, sur sa flamme protectrice, sa mâture élégante et ses cordages pareils à des fils d'araignée. Cet aspect nous ramena à notre position, que la beauté du paysage nous avait fait oublier, et, comme nous nous rapprochions du navire, nous dîmes à Bob de ramer plus doucement, afin que les avirons fissent jaillir moins de flamme de la mer phosphorescente, et en même temps produisissent moins de bruit. Nous espérions atteindre ainsi le bâtiment sans que la sentinelle nous vit, ou, si elle était de nos amis, sans qu'elle fît semblant de nous voir ; puis, après être rentrés par quelqu'une de ces ouvertures qui sont toujours béantes au flanc d'un vaisseau, regagner nos hamacs sans souffler une parole, et, le lendemain, à notre quart, monter sur le pont comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé ; malheureusement, toutes les précautions étaient prises pour que les choses allassent autrement. Quand nous fûmes à environ trente pas du Trident, la sentinelle, dont nous ne voyions que la tête au dessus de la muraille, monta sur le banc de bâbord, et nous cria, de toute la force de ses poumons :

– Holà ! de la barque, que demandez-vous ?

– à remonter à bord, répondis-je en mettant mes mains devant ma bouche pour porter mes paroles avec moins de bruit.

– Qui êtes vous ?

– Les midshipmen John et James, et le matelot Bob.

– Au large !

Nous nous regardâmes, d'autant plus stupéfaits, que nous avions reconnu dans la sentinelle un matelot particulièrement ami de Bob, et qui, au fond du cœur, était très disposé, nous en étions certains, à cacher notre petite escapade. Je me retournai donc vers lui, croyant qu'il avait mal entendu :

– Vous avez mal compris, Patrick, lui criai-je ; nous sommes du bâtiment et nous y rentrons, James, Bob et moi. Ne reconnaissez-vous pas ma voix ? Je suis John Davys.

– Au large ! cria Patrick d'une voix si forte et si impérieuse, qu'il était évident qu'une troisième interpellation du même genre réveillerait tout le bâtiment ; aussi Bob, comprenant le danger, se remit-il aussitôt à ramer sans l'attendre.

Nous comprîmes son intention, et nous lui fîmes, en silence, un signe de tête pour lui indiquer que nous l'approuvions. Son intention était de se mettre hors de vue du bâtiment ; puis, comme nous avions échoué à bâbord, il voulait, en décrivant un cercle et en se rapprochant avec des précautions plus grandes encore que la première fois, voir si nous ne serions pas plus heureux à tribord. En conséquence, une fois hors de vue, nous nous arrêtâmes un instant pour envelopper l'extrémité des avirons avec nos mouchoirs de poche et une petite voile que nous déchirâmes en deux parties ; puis, ces précautions prises, Bob se remit à ramer si sourdement, que nous-mêmes n'entendions pas le bruit que nous produisions, et que le sillon de feu que nous laissions après nous pouvait seul nous dénoncer. Nous nous applaudissions de ce stratagème, grâce auquel nous espérions enfin rentrer à bord, lorsque, arrivés à cinquante pas du bâtiment, nous vîmes le fusil du soldat de marine en sentinelle à tribord passer du mouvement à l'état fixe ; et, au bout d'un instant, cette nouvelle interpellation arriva jusqu'à nous :

– Ohé ! de la barque, que voulez-vous ?

– Rentrer à bord, pardieu ! répondit James, qui commençait comme moi à s'impatienter du manège qu'on nous faisait faire.

– Au large ! cria la voix.

– Mais, que diable ! dis-je à mon tour, reconnaissez-nous donc une fois pour toutes, nous ne sommes pas des pirates.

– Au large ! répéta la sentinelle.

Nous ne tînmes aucun compte de l'avertissement, et nous fîmes signe à Bob de continuer de ramer vers le bâtiment.

– Au large ! répéta une troisième fois la sentinelle en abaissant son fusil vers nous ; au large, ou je fais feu.

– Il y a du M. Burke là-dessous, murmura Bob. Croyez-moi, monsieur John, obéissons ; c'est ce que nous avons de mieux à faire.

– Et quand donc pourrons-nous rentrer ? demandai-je au soldat.

– Au quart du matin, répondit celui-ci ; il fera jour.

C'était encore quatre heures à attendre ; mais il n'y avait pas d'observations à faire ; nous prîmes donc notre parti, et, en quelques coups de rames, nous nous trouvâmes à la distance exigée. Bob nous proposa alors de nous conduire au rivage, où nous serions mieux, pour reposer un instant, que dans notre barque ; mais la compagnie que nous y avions trouvée nous avait dégoûtés de la terre ferme pendant la nuit. Nous préférâmes donc rester au milieu du Bosphore. Notre punition, réduite à cette halte nocturne, n'eut pas été bien grande, vu la beauté du ciel et la douceur de l'atmosphère ; mais les préliminaires nous avaient appris que nous devions nous attendre à quelque chose de plus sérieux ; du caractère dont nous connaissions M. Burke, ce quelque chose, qui n'était encore pour nous que de l'inconnu, ne laissait pas que d'être assez inquiétant. Aussi, malgré la beauté du paysage, sur lequel l'aurore se leva, et qui en tout autre moment, éclairé ainsi aux premiers rayons du soleil, m'eût, pour mon compte, jeté dans l'extase, nous passâmes quatre des plus mortelles heures d'attente que le temps ait jamais sonnées. Enfin un coup de sifflet nous apprit que le moment de relever le quart était arrivé, et nous nous rapprochâmes du vaisseau, qui, cette fois, nous laissa faire sans aucun signe extérieur d'hostilité.

En arrivant sur le pont, la première personne que nous aperçûmes fut M. Burke en grand uniforme, à la tête du corps d'officiers, qui semblait rassemblé en conseil de guerre. Comme notre escapade était tout bonnement de celles que l'on punit, chez les midshipmen, par quelques jours de prison, et, chez les matelots, par quelques coups de fouet, nous ne pûmes croire d'abord que c'était pour nous qu'on avait déployé un si formidable appareil. Mais nous fûmes bientôt détrompés, et nous vîmes que M. Burke avait l'intention de nous faire les honneurs de la désertion ; aussi, à peine eûmes-nous mis le pied sur le pont, que, se croisant les bras et nous regardant de cet œil que l'espoir d'imposer un châtiment faisait toujours briller chez lui d'une lueur étrange :

– D'où venez-vous ? nous dit-il.

– De terre, monsieur, répondis-je.

– Qui vous a donné permission ?

– Vous savez monsieur, que j'étais du cortège de M. Stanbow.

– Mais, comme les autres, vous deviez être rentré à dix heures, et tout le monde est rentré, excepté vous.

– Nous nous sommes présentés à minuit, on a refusé de nous laisser monter.

– Rentre-t-on, sur un bâtiment de guerre, à minuit ?

– Je sais, monsieur, que ce n'est pas l'heure habituelle ; mais je sais aussi qu'il est certaines circonstances où la discipline est moins sévère.

– Avez-vous une permission du capitaine ?

– Non, monsieur.

– Vous garderez les arrêts quinze jours.

Je m'inclinai en signe d'adhésion ; mais je restai pour attendre ce qui serait décidé à l'égard de James et de Bob.

– Et vous, monsieur, dit, en souriant de son sourire de démon, M. Burke, qui, ayant fini avec moi, commençait d'entreprendre James, étiez-vous aussi de l'escorte du capitaine ?

– Non, monsieur, répondit James ; aussi je ne cherche pas d'excuses, je suis coupable d'avoir été à terre sans permission. J'ai mérité d'être puni : punissez-moi donc ; seulement, punissez-moi pour deux.

– Ah ! ah ! murmura M. Burke entre ses dents, il paraît que nous allons avoir une scène de Pythias et Damon (27).

Puis, à haute voix :

– Et pourquoi vous punirais-je pour deux, s'il vous plaît ?

– Parce que c'est moi, monsieur, qui, sous ma responsabilité, ai emmené Bob.

– Sous votre responsabilité ? dit M. Burke en souriant de cette façon méprisante qui n'appartenait qu'à lui, la responsabilité d'un midshipman !...

James se mordit les lèvres jusqu'au sang, mais ne dit pas un mot, quoique M. Burke, avec intention, lui laissât tout le temps de répondre.

– Alors, voilà tout ce que vous avez à dire pour votre défense ? continua le lieutenant après un moment de silence.

– Oui, monsieur, répondit James.

– Vous garderez les arrêts pendant un mois, et Bob recevra vingt coups de fouet.

– Monsieur, dis-je alors en m'avançant vers M. Burke, pourrais-je obtenir de vous la faveur d'un entretien particulier ?

Il me regarda avec étonnement, et comme surpris de ma hardiesse.

– Qu'avez-vous à me dire ? me demanda-t-il.

– Des choses qui pourront peut-être changer votre décision.

– à votre égard ?

– Non, monsieur, à l'égard de James et de Bob.

– Et ces choses sont si secrètes, qu'elles ont besoin du tête-à-tête ?

– Je crois, du moins, convenable de ne vous les dire qu'ainsi.

– Veuillez me suivre, monsieur ; je descends à la cabine, et, là, je vous écouterai.

Il fit quelques pas vers la dunette ; puis, se retournant, et s'adressant aux soldats de marine, en désignant alternativement James et Bob :

– Conduisez monsieur à sa chambre, et mettez une sentinelle à sa porte. Jetez-moi ce drôle dans la fosse aux lions, et mettez-lui les fers aux pieds et aux mains. Puis, se retournant avec la même tranquillité que s'il venait de dire la chose la plus simple, il descendit, marchant devant moi, et sifflotant un de ces airs qui n'existent pas.

Je le suivais, je l'avoue, sans aucun espoir d'en rien obtenir pour mes pauvres amis ; mais je sentais que, pour l'acquit de ma conscience, je devais cependant essayer ce dernier moyen. Arrivé dans la cabine, M. Burke s'arrêta, et, demeurant debout pour m'inviter à la brièveté :

– Parlez, monsieur, me dit-il ; nous voilà seuls, et je vous écoute.

Alors je lui racontai dans tous ses détails la cause de mon absence ; comment j'avais reçu un rendez-vous que j'avais d'abord cru une intrigue d'amour ; puis comment les choses avaient pris un tour romanesque, et amené un dénouement tragique. Je lui exposai enfin le dévouement de James et de Bob, qui, craignant pour moi, avaient préféré risquer une punition, mais avaient voulu être à même de me prêter secours, si besoin était.

M. Burke m'écouta dans le plus profond silence ; puis, lorsque j'eus fini :

– Tout cela est fort touchant, sans doute, me dit-il avec son méchant sourire ; mais Sa Majesté Britannique nous a envoyés à Constantinople, monsieur, pour tout autre chose que pour faire les chercheurs d'aventures et les chevaliers errants. Partant, vous trouverez bon que votre récit, tout intéressant qu'il est, ne change rien à la décision que j'ai rendue.

– Non, sans doute, à mon égard, monsieur Burke ; mais punirez-vous, chez James et chez Bob, un excès de dévouement ?

– Je punirai, répondit M. Burke en pâlissant, comme il le faisait à la moindre contrainte, toute infraction aux règles de la discipline.

– Quelle que soit la cause qui l'ait amenée ?

– Quelle qu'elle soit.

– Permettez-moi de vous dire, monsieur, que vous agissez, ce me semble, sous l'empire d'un sentiment exagéré de vos devoirs, et que, si j'avais affaire au capitaine au lieu d'avoir affaire à vous...

– Malheureusement, monsieur, répondit le lieutenant avec son éternel sourire, vous avez affaire à moi, et non à lui ; M. Stanbow est resté à terre, et, en son absence, c'est moi qui suis maître à bord ; or, comme maître souverain, je vous ordonne de vous rendre à votre chambre, et d'y prendre les arrêts.

– Vous savez bien que, quant à moi, je ne refuse pas, et que, si je vous demande grâce, c'est pour James et pour Bob.

– M. James, au lieu d'un mois, restera six semaines aux arrêts ; et Bob, au lieu de vingt coups de fouet, en recevra trente.

Ce fut moi qui devins affreusement pâle à mon tour. Cependant, me maîtrisant encore :

– Monsieur Burke, lui dis-je, ce que vous faites là est injuste.

– Un mot de plus, me répondit-il, et je double la dose.

Je fis un pas vers lui.

– Mais, monsieur Burke, lui dis-je, vous me déshonorez ! Mes amis, en voyant augmenter leur punition sans avoir rien fait pour cela, croiront que je suis descendu avec vous pour faire contre eux quelque délation infâme ? Punissez-moi ! punissez-moi doublement, mais pas eux, de grâce !

– Assez, monsieur. Sortez !

– Mais...

– Ah ! s'écria M. Burke en levant sa canne.

Ce qui se passa en moi à la vue de ce geste est impossible à décrire. Je sentis tout mon sang, qui, un instant auparavant, avait reflué vers mon cœur, s'élancer à mon visage. Si j'eusse cédé à mon premier mouvement, je me fusse élancé sur lui et je l'eusse poignardé ; mais l'ombre du malheureux David passa entre lui et moi comme une apparition protectrice ; je poussai un cri étouffé, qui ressemblait à un rugissement, et je m'élançai hors de la cabine. En ce moment, c'était un bienfait pour moi que ces arrêts forcés. J'avais besoin d'être seul.

à peine me trouvai-je dans ma chambre, que je me jetai la face contre terre en m'enfonçant les mains dans les cheveux, et que je restai immobile et comme anéanti, ne donnant d'autre signe d'existence qu'une espèce de râlement sourd qui s'échappait des plus profondes cavités de ma poitrine ; puis, au bout de je ne sais combien de temps, car tout calcul de durée m'était impossible dans l'état violent où je me trouvais, je me relevai lentement, en souriant à mon tour, car la possibilité d'une vengeance venait de s'offrir à moi.

Je fus tellement absorbé tout le jour par cette idée, que je ne touchai point à la nourriture qu'on m'envoya, et que je passai la nuit sur ma chaise. Cependant, en apparence, j'étais calme, et le matelot qui vint m'apporter mon déjeuner ne put rien connaître de ce qui se passait en moi. Pour ne lui inspirer, au reste, aucun soupçon, je mangeai devant lui, tout en lui demandant si M. Stanbow était de retour à bord. Il était revenu la veille, et avait paru peiné de notre double condamnation. Au reste, pour punir, autant que la chose était en eux, le lieutenant de son nouveau jugement contre nous, qu'ils regardaient comme une infamie, tous les officiers du bâtiment l'avaient mis en quarantaine. Cette démonstration me fit plaisir ; car elle me prouva que tous, à bord, jugeaient la conduite de M. Burke ainsi que je l'avais jugée moi-même, et je me sentis affermi dans la résolution que j'avais prise.

Maintenant, je dois expliquer à ceux de mes lecteurs qui ne sont pas au fait de la vie maritime, ce qu'on appelle, à bord d'un bâtiment, mettre un officier en quarantaine.

Lorsqu'un supérieur, par un caractère intolérable ou par une rigueur exagérée, a indisposé contre lui ses subordonnés, ces derniers, qui ne peuvent lui rendre les punitions qu'il leur inflige, en ont inventé une dont ils disposent et qui est peut-être plus cruelle qu'aucune de celles qui sont dans le code militaire. Ils se réunissent en espèce de conseil de guerre, et, là, ils déclarent leur officier en quarantaine pour un temps plus ou moins long. Il faut néanmoins que le jugement soit rendu à l'unanimité ; car tous doivent concourir à l'application de la peine qu'il porte.

Or, voici ce que c'est que ce châtiment :

Du moment qu'un officier est en quarantaine, c'est un paria, un lépreux, un pestiféré. Personne ne l'approche que pour les besoins du bâtiment, et ne lui répond que par les paroles strictement nécessaires au service. S'il tend la main, on reste les bras croisés ; s'il offre un cigare, on refuse ; s'il vient sur l'avant, on passe à l'arrière. à table, on ne lui présente rien ; tout s'arrête à son voisin de gauche ou à son voisin de droite ; il est obligé de demander ou de prendre. Or, comme la vie, à bord d'un bâtiment, n'est pas semée de distractions bien variées, on peut juger, au bout d'un certain temps, ce qu'a de mortel une pareille punition : c'est à vous faire devenir fou, c'est à vous rendre enragé : aussi, ordinairement, l'officier cède-t-il. Alors tout rentre dans l'ordre accoutumé ; il redevient un homme et remonte au rang de citoyen jouissant de ses droits civils ; il cesse d'être une exception et rentre dans la vie commune. Mais, s'il persiste, nul ne se relâche, et tant que dure l'entêtement, dure la quarantaine.

Du caractère dont on connaît M. Burke, on devine facilement que ce ne devait pas être lui qui céderait le premier. D'ailleurs, cette mesure prise vis-à-vis d'un tel homme offrait bien peu de changement dans son existence. Mais là n'était point la question ; la question était dans l'audace que l'on avait eue d'appliquer à un officier supérieur une peine qui, ordinairement, ne s'inflige pas au-dessus du grade de second lieutenant. Aussi M. Burke en devint-il encore, s'il était possible, plus sombre et plus sévère.

Quant à moi, ma solitude ne faisait que m'entretenir dans une seule pensée. Parfois, au souvenir inattendu de l'offense que M. Burke m'avait faite, je sentais mon cœur se serrer et le sang me monter au visage ; d'autres fois, il est vrai, je sentais s'affaiblir ma résolution, et je cherchais des excuses à cette conduite brutale et haineuse. J'étais dans cette disposition chrétienne le jeudi qui suivit ma réclusion et qui devait amener la punition de Bob. Je m'étais même promis que, si M. Burke lui faisait grâce de la moitié de sa peine, je lui ferais grâce, moi, de toute ma vengeance.

C'était une espèce de terme moyen que j'avais adopté pour concilier mon orgueil avec ma raison. J'attendis donc ce jour avec une certaine inquiétude ; car il devait m'affermir dans ma résolution ou me la faire oublier. Ce jour arriva. J'entendis, au bruit des pas mesurés des soldats de marine, qu'ils se rendaient à l'exécution. Elle fut assez longue : il y avait cinq ou six matelots à punir. C'est ce qui arrivait toujours, lorsque M. Burke avait été chargé d'un intérim. Quelques cris parvinrent jusqu'à moi ; mais je connaissais trop Bob pour ne pas être bien certain que ce n'était point lui qui donnait cette marque de faiblesse. Enfin j'entendis de nouveau le bruit des pas des soldats qui redescendaient dans la batterie de trente-six. Tout était fini ; mais je ne pouvais rien savoir avant une heure ; car c'était à une heure seulement que le matelot m'apportait mon dîner.

Ce jour-là, justement, le matelot de garde auprès de moi était Patrick, le même qui avait reçu l'ordre de tirer sur nous, si nous approchions du bâtiment ; cet ordre, auquel il avait été forcé d'obéir, lui avait été donné par M. Burke, dès qu'il avait su que le capitaine restait à terre, et que je n'étais pas porté sur la liste de ceux qui étaient demeurés auprès de lui. Dès le matin, le pauvre garçon m'avait fait ses excuses sur cette sévérité de la consigne, à laquelle il n'avait rien pu adoucir ; et je lui avais dit de me rendre compte de l'exécution, ajoutant que j'espérais bien que Bob ne recevrait pas les vingt coups auxquels, dans un premier mouvement de colère, M. Burke l'avait condamné. Le fait est que, soit capitulation de conscience, soit difficulté de croire à une pareille sévérité, j'avais fini par demeurer convaincu que cela se passerait comme, au fond du cœur, je désirais que cela se passât ; aussi, lorsque Patrick parut, je le regardai d'un air presque riant :

– Eh bien, lui dis-je, comment cela a-t-il fini, mon garçon ?

– Mal pour le pauvre Bob, monsieur John.

– Comment, aurait-il reçu les vingt coups auxquels il était condamné ?

– Trente, monsieur John, trente.

– Trente coups de fouet ? m'écriai-je ; mais il n'était condamné qu'à vingt !

– Je le pensais comme vous, Votre Honneur, et tout le monde le pensait comme moi ; Bob même ne se doutait pas du supplément qui l'attendait. Quand il eut reçu, après avoir bien soufflé, ce qu'il croyait son contingent, il voulut se relever ; mais le prévôt d'armes lui présenta son compte, et il vit qu'il avait un boni de dix coups sur lequel il ne comptait pas.

– Et il n'a pas réclamé m'écriai-je.

– Si fait ! mais tout ce qu'il y a gagné, c'est de savoir d'où lui venait la gratification.

– Et d'où lui venait-elle ?

– Dame, je ne sais pas si c'est vrai : on lui a dit que c'était à vous qu'il en avait l'obligation ; alors, il s'est recouché en disant : « En ce cas, c'est autre chose ; tout ce qui vient de M. John est le bienvenu. Frappez ! »

– Oh ! m'écriai-je, et tu es certain que Bob a reçu trente coups de fouet ?

– Pardieu ! je les ai comptés les uns après les autres. D'ailleurs, vous pourrez demander à Bob, la première fois que vous le verrez ; je suis sûr qu'il a retenu son total, lui.

– C'est bien, dis-je ; merci, Patrick. Je sais tout ce que je voulais savoir.

Le matelot, qui était loin d'attacher à ces mots un autre sens que celui qu'ils paraissaient avoir, s'inclina et sortit.

M. Burke était condamné.

(27) Philosophes grecs célèbres pour leur amitié. Pythias s'étant livré en gage, en l'absence de Damon, aux soldats de Denys de Syracuse. Il marchait à la mort quand Damon accourut revendiquer son droit au supplice. ému par cette preuve de dévouement, le tyran fit grâce à Damon

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