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Chapitre XX


Après les aventures qui s'étaient passées dans la journée, on apprendra sans surprise que je dormis assez mal, et que, m'étant couché à trois heures du matin, je me trouvais néanmoins au point du jour sur le pont. Tout s'apprêtait pour le départ, et le capitaine commençait à donner les ordres nécessaires ; de sorte que j'eus, en ma qualité d'amateur, le temps de faire connaissance avec l'équipage.

Le capitaine était de Salerne, et me rappela, aux premiers ordres qu'il donna, que la ville où il était né était plus célèbre par son université que par son école de marine ; quant à l'équipage, il était composé de Calabrais et de Siciliens. Comme la Belle-Levantine était spécialement destinée au commerce de l'Archipel, elle avait un aspect demi-guerrier, demi-marchand, qui donnait à son pont une certaine coquetterie à la fois formidable et amusante. Ce qui représentait le côté militaire du navire était deux pierriers (29) et une pièce de huit allongée, qui, roulant sur son affût, pouvait être transportée à volonté à l'avant ou à l'arrière, à bâbord ou à tribord.

J'avais, du reste, en montant sur le pont, donné un coup d'œil à l'arsenal, et je l'avais trouvé en assez bon état : il se composait d'une quarantaine de fusils, d'une douzaine d'espingoles, enfin de sabres et de haches d'abordage en nombre suffisant pour qu'on pût, en cas de besoin, armer tout notre équipage.

Comme il s'était, deux heures avant le jour, levé une bonne brise de l'est, et que ce vent nous était parfaitement favorable pour appareiller, je trouvai, en montant sur le pont, la tournevire garnie et attachée au câble avec des garcettes. Le demi-tour du câble avait été dégagé des bittes (30), la Belle-Levantine n'était donc à l'ancre que par la tournevire. Pour expliquer de mon mieux à nos lecteurs la manœuvre à laquelle j'allais être appelé à prendre part, je me vois forcé d'essayer de leur faire comprendre ce que c'est que la tournevire et le cabestan.

La tournevire est une corde s'enroulant autour de la barre du cabestan, et qui n'était alors attachée au câble que jusqu'à la grande écoutille où les garcettes étaient dénouées ; elle retournait alors de l'autre côté du navire, et était attachée à l'écubier ; le câble descendait dans la cale, où il était attaché par l'étalingure autour du grand mât.

Quant au cabestan, c'est un cylindre de bois placé sur le gaillard d'arrière, et qu'on fait agir au moyen de leviers qui le traversent, et qui, partant d'un même centre, divergent en rayons ; la principale fonction du cabestan est de rouler un câble à l'aide duquel on lève les plus lourds fardeaux. Pour le mettre en mouvement, on pousse avec les mains ou les épaules, en proportion du degré de résistance apporté par la lourdeur des objets à soulever, les leviers ou les barres dont nous avons parlé ; c'est ainsi, à peu près, que des chevaux font tourner la roue d'un pressoir à cidre. Le fardeau que le cabestan avait à lever, à cette heure, était la maîtresse ancre de la Belle-Levantive, qui pouvait peser de six à sept milliers (31).

Comme d'habitude, tous les matelots étaient rassemblés sur le pont pour cette manœuvre ; peu à peu les passagers, paraissant aux échelles, venaient se joindre à l'équipage, curieux qu'ils étaient de voir la manœuvre du départ. Ces passagers étaient presque tous de petits commerçants grecs et maltais qui, n'étant pas assez riches pour fréter des bâtiments eux-mêmes payaient le passage pour eux et le transport pour leurs ballots ; ils étaient donc doublement intéressés au salut du bâtiment, d'abord pour leur propre sûreté, ensuite pour celle de leurs marchandises.

Pendant ce temps, les matelots avaient garni le cabestan de ses leviers, et se tenaient prêts à obéir aux ordres du capitaine, qui, tournant les yeux autour de lui et voyant qu'il avait une honorable galerie de spectateurs, pensa qu'il ne devait pas tarder plus longtemps à commencer l'opération ; il prit donc son porte-voix, et cria à tue-tête, quoique la chose fût inutile :

– Poussez au cabestan !

Les marins obéirent aussitôt avec une ardeur que j'eus plaisir à voir ; on juge d'un équipage par une manœuvre, et d'un capitaine par un commandement. Or, la suite prouvera que j'avais, du premier coup, bien jugé le capitaine et l'équipage.

En même temps, comme le vent devenait plus fort, les voiles de hune étaient déployées, bordées à joindre et hissées, et les vergues brassées de manière à placer la proue du navire vers la mer. Mais, lorsque l'ancre fut à pic, la résistance du cabestan devint si forte, que les hommes occupés à cette manœuvre, au lieu de continuer à avancer, eurent besoin de toutes leurs forces pour ne pas être repoussés en arrière. Il y eut un instant de perplexité, pendant lequel on ne sut vraiment pas qui céderait, de la force inerte ou de la force intelligente ; mais, tout à coup, quatre hommes vinrent se joindre, de leur propre volonté, à ceux qui étaient déjà à la manœuvre, les matelots réunirent leurs forces, et, par un dernier effort, l'ancre, arrachée du fond de la mer, fut en une couple de minutes tirée de l'eau. Je croyais qu'on allait, selon l'habitude, la hisser à contre-bord et la fixer à son poste ; mais, comme probablement le capitaine avait, pour le moment, quelque chose de plus pressé à faire, il se contenta de la faire saisir par le croc de capon. Je fis un mouvement ; j'étais prêt à lui dire de compléter la manœuvre en faisant traverser l'ancre ; mais, me rappelant que je n'étais plus rien sur ce bord, je me contentai de hausser les épaules.

Dans ce moment, une voix douce m'adressa, en grec moderne, quelques paroles que je n'entendis pas ; je me retournai, et vis un jeune homme de vingt a vingt-deux ans, beau comme un marbre antique, mais aux yeux ardents de fièvre, et enveloppé dans son manteau, quoique le soleil, montant sur l'horizon, commençât à nous inonder de chaleur.

– Pardon, monsieur, lui dis-je en italien ; je n'entends pas le romaïque : pouvez-vous me parler en anglais, en français, ou dans la langue dont je me sers pour vous répondre ?

– C'est moi qui vous demande pardon à mon tour, monsieur, reprit-il ; mais j'avais été trompé à votre habit, et je vous prenais pour un compatriote.

– Je n'ai pas cet honneur, répondis-je avec un demi-sourire : je suis Anglais ; je voyage pour mon plaisir, et j'ai adopté ce costume le trouvant plus commode et surtout plus pittoresque que notre habit d'Occident. Mais, quoique je n'aie point entendu ce que vous me disiez, à l'accent de votre voix, j'ai cru comprendre que vous me faisiez une question ; maintenant que nous pouvons nous entendre, monsieur, si vous voulez bien répéter cette question, je suis prêt à vous répondre.

– Vous ne vous étiez point trompé, monsieur : nous autres, enfants des Archipels, alcyons (32) des Sporades, habitués à passer d'une île à l'autre, nous sommes trop naturellement marins pour qu'une manœuvre mal faite nous échappe. Or, dans la dernière manœuvre que le capitaine a commandée, vous avez paru partager mon sentiment, car je vous ai vu hausser les épaules. Je vous demandais donc si vous étiez marin, monsieur ; car, dans ce cas, je vous eusse prié de m'expliquer quelle faute avait été commise.

– Elle est bien simple, monsieur : comme nous commençons à marcher, l'ancre devrait être mise à son poste au lieu d'être retenue par un simple croc ; ou, du moins en supposant que le capitaine ait quelque raison d'en agir ainsi, il devrait faire ôter les barres du cabestan. En effet, si le croc qui retient l'ancre avait le malheur de se rompre, l'ancre retomberait à l'instant au fond de la mer, et le cabestan, se déroulant en sens inverse de celui où l'on vient de le pousser, deviendrait une espèce de catapulte qui lancerait au milieu de nous toutes ces barres ou ces leviers.

– Mais dit le jeune homme, s'interrompant après ce premier mot pour tousser d'une toux sèche et cracher un peu de sang, ne pourriez-vous pas, monsieur, au nom de tous les passagers, faire au capitaine cette observation ?

– Il est trop tard, m'écriai-je en attirant le jeune Grec avec moi derrière le mât de misaine ; prenez garde à vous !

En effet, au même instant où je venais d'entendre le bruit sourd d'un corps pesant tombé à la mer du côté de l'avant, le cabestan se mit à tourner avec la rapidité de l'aiguille d'une montre dont le grand ressort vient de se briser, envoyant de tous côtés, comme je l'avais prévu, les barres que on avait eu l'imprudence de laisser après lui ; plusieurs matelots furent renversés, le capitaine lui-même fut jeté contre la drome (33). Un silence profond, causé par la terreur, succéda à ce moment de confusion, pendant lequel le cabestan s'arrêta. Quant à l'ancre, entraînée par sa pesanteur, elle arracha successivement le petit nombre de garcettes qui attachaient la tournevire au câble, et atteignit bientôt le fond de la mer ; mais, comme le navire commençait à marcher, le câble continua de filer avec un bruit effrayant, et s'arrêta enfin, grâce à l'étalingure du grand mât. Le bâtiment éprouva aussitôt une secousse si violente, qu'une partie de ceux qui étaient sur le pont tombèrent à la renverse ou furent jetés contre la muraille.

Quant à moi, comme je m'attendais à cet accident, j'avais étreint le jeune Grec de mon bras gauche, et, du droit, je m'étais cramponné au mât de misaine ; de la sorte, malgré le choc, nous étions restés debout. Mais ce n'était encore rien : le câble, à cet épouvantable secousse, s'était brisé comme un fil, amenant la proue du vaisseau dans le vent ; de sorte que, n'étant plus retenus par rien, nous allions bravement au diable, comme on dit en marine, c'est-à-dire que nous marchions la poupe en avant et la proue en arrière. De plus, le capitaine, qui avait perdu la tête, donnait des ordres parfaitement contradictoires, et l'équipage les exécutait avec ponctualité. Aussi les vergues, que l'on devait brasser, tirées en même temps et avec force égale à bâbord et à tribord, restaient-elles parfaitement carrées, tandis que le vaisseau, comme s'il comprenait la manœuvre impossible qu'on lui imposait, gémissait tristement, tout couvert de l'écume de la mer, qui refusait de s'ouvrir devant lui. En ce moment, un aide-charpentier s'élança sur le pont en criant qu'une vague avait brisé les faux sabords des fenêtres du premier pont, et l'avait inondé. Je vis qu'il n'y avait pas de temps à perdre, si je voulais sauver le navire, et, m'élançant d'un bond sur la poupe, j'arrachai le porte-voix des mains du capitaine, et, l'approchant de ma bouche, je criai, d'une voix qui dominait le tumulte :

– Silence sur l'avant et l'arrière !

à cette voix brève et sévère qui retentissait avec toute la puissance du commandement, l'équipage demeura à l'instant même silencieux et attentif.

– Attention ! continuai-je ; et, après un moment d'attente, quand je vis tout le monde prêt : Le charpentier et ses aides à la cabine pour placer les faux sabords ! la barre bâbord tout ! du monde au bras de l'avant à tribord ! abraquez les vergues de l'avant ! bordez le grand foc du côté du vent ! en ralingue le perroquet de fougue ! larguez les écoutes d'avant ! changez devant la barre droite !

Chacun de ces commandements avait été à l'instant même suivi d'une exécution ponctuelle ; de sorte que, peu à peu, le vaisseau obéissant tourna avec grâce sur lui-même, et, comme si quelque déesse de la mer l'eût tiré avec un ruban, se trouva bientôt comme il devait être, marchant vent arrière et laissant son ancre au plongeur assez habile pour l'aller chercher. Ce malheur, à part la perte pécuniaire, était médiocre : nous avions deux autres ancres à bord.

Cependant je ne rendis point encore le porte-voix ; je continuai à donner des ordres jusqu'à ce que toutes les voiles fussent bien orientées, les câbles raidis et les ponts balayés. Alors je m'approchai du capitaine, qui, pendant tout ce temps, était demeuré à sa place, immobile et stupéfait, et, lui remettant son porte-voix :

– Capitaine, lui dis-je, je vous demande pardon de m'être mêlé de votre besogne ; mais, à la manière dont vous vous en acquittiez, il était permis de croire que vous aviez fait un traité avec le diable pour nous conduire tous en enfer. Maintenant que nous voilà remis dans la bonne route, reprenez le signe du commandement ; à tout seigneur tout honneur.

Le capitaine reprit son porte-voix sans dire une seule parole, tant il était étourdi de ce qui s'était passé, et j'allai rejoindre mon jeune Grec, qui, ne pouvant rester si longtemps debout, s'était assis sur l'affût de la pièce de huit.

La manière dont nous avions fait connaissance, le service que je venais de rendre à l'équipage, service qui ouvre également le cœur de celui qui le reçoit et de celui qui le rend, enfin la parité de nos âges, tout cela nous donna, dès le premier moment, l'un pour l'autre, une sympathie réelle et profonde. Ajoutez à cela que j'étais exilé, lui souffrant, et que je cherchais la consolation comme lui le secours.

C'était le fils d'un riche négociant de Smyrne, mort depuis trois ans. Sa mère, le voyant malade et jugeant qu'il avait besoin de distraction, l'avait envoyé surveiller pendant quelque temps, à Constantinople, un comptoir que son père y avait fondé vers les dernières années de sa vie. Mais, après deux mois d'absence, se sentant plus souffrant que jamais et éprouvant le besoin de revoir les personnes qui lui étaient chères, il avait retenu son passage sur la Belle-Levantine. Quant à sa maladie, qu'il appelait en langage franc il sottile malo, je reconnus du premier coup que c'était une phtisie pulmonaire arrivée à son second degré. Au bout d'un quart d'heure de conversation, je savais tous ces détails. à mon tour, je lui racontai ce que je n'avais aucune raison de taire, puisque j'étais hors de danger, c'est-à-dire ma querelle avec mon supérieur, mon duel avec lui et sa mort, qui me forçait de quitter le service. Il m'offrit aussitôt, avec cette charmante confiance de la jeunesse, de venir passer quelque temps dans sa famille, qui, après le service que je lui avais rendu, serait trop heureuse de me recevoir. J'acceptai l'offre avec la même franchise qu'elle m'était faite ; puis, alors seulement, nous songeâmes à nous demander nos noms. Il s'appelait Emmanuel Apostoli.

Pendant cette double confidence, divers symptômes m'avaient encore confirmé dans la conviction où j'étais que mon nouvel ami était plus gravement malade qu'il ne croyait l'être lui-même. Une oppression de poitrine presque continuelle, une toux sèche mêlée de crachats striés de sang, et, plus encore que tout cela, une tristesse instinctive répandue sur tout son visage aux pommettes enflammées, me dénotaient clairement chez lui la présence d'une affection grave.

On comprendra que ces symptômes n'aient pu m'échapper, si l'on veut bien sa rappeler qu'à Williams-house j'étais toujours, dans nos excursions médicales, le second de ma pauvre mère, et souvent le bénévole du docteur. Sous ce double patronage, j'avais appris ce qu'il fallait de médecine ou de chirurgie pour risquer quelques médicaments, pratiquer une saignée, remettre un bras ou panser une plaie.

Je rappelai donc tous mes anciens souvenirs ; et comme il n'y avait pas de médecin à bord, mais seulement, comme c'est l'usage, une caisse de médicaments, j'entrepris, à compter de cette heure, non point la guérison, mais le traitement du pauvre Apostoli. C'était chose bien simple ; car, dans ces sortes de maladies, si parfaitement connues, le traitement n'est, à proprement dire, qu'un régime. Après lui avoir fait quelques questions sur ce qu'il éprouvait et la manière dont il avait été traité, je lui ordonnai donc de ne se nourrir que de consommés légers et de légumes, de se couvrir le corps de flanelle, le prévenant que, si l'oppression continuait, je ferais une petite saignée dérivative. Le pauvre Apostoli, qui ne doutait pas que je n'eusse en médecine les mêmes connaissances qu'en marine, souriait tristement, et me promettait de s'abandonner tout entier à mon traitement.

Je ne puis dire combien je me sentais heureux, dans la disposition d'esprit où je me trouvais, de rencontrer une âme pleine de jeunesse et de naïveté où verser la mienne. Apostoli me parlait de sa sœur, belle, disait-il, comme un ange ; de sa mère, qui l'aimait de toute la force de son âme, car il était son seul fils ; puis, enfin, de sa patrie, soumise au despotisme infâme des Turcs. Moi, de mon côté, je lui parlais de Williams-house et de ses habitants, de mon père, de ma mère, de Tom, du vieux docteur lui-même, dont j'appliquais, après dix ans d'intervalle et à huit cents lieues de distance, les bienfaisantes leçons ; et je sentais moins cet exil où j'étais condamné et cette espèce de remords qui suit toujours la mort d'un homme dans le cœur de celui qui la lui a donnée, quelle que soit la justice de sa cause.

Nous passâmes la journée ainsi, marchant peu, car le vent était faible, et ne perdant pas de vue les côtes ni à droite ni à gauche. Vers le soir, nous nous trouvâmes à la hauteur de l'île de Calo-Limno, située, comme une sentinelle, à l'embouchure du golfe de Mondania. Apostoli monta sur le pont pour voir le soleil se coucher derrière les montagnes de la Roumélie ; mais, la nuit venue, j'exigeai qu'il descendît aussitôt. Il m'obéit avec la simplicité d'un enfant, et je restai près de son hamac, ne souffrant point qu'il parlât, et lui racontant, pour le distraire, les différentes aventures de ma vie. Quand j'en fus à l'histoire de Vasiliki, que j'avais sauvée, le pauvre garçon se jeta à mon cou en pleurant. Dès lors, il fut plus décidé que jamais que je m'arrêterais à Smyrne ; que, de Smyrne, nous irions ensemble à Chio par Téos, la ville d'Anacréon ; par Clazomènes, l'hospitalière, où Simonide, grâce à ses vers, reçut un si bon accueil, après son naufrage, et, enfin, par éréthri, cette patrie de la sibylle érithrée, qui annonça la chute de Troie, et de la prophétesse Athénaïs, qui prédit les victoires d'Alexandre.

Ces projets nous tinrent éveillés une partie de la nuit. J'oubliais, comme Apostoli le faisait lui-même, que nous bâtissions sur le sable ; je me voyais déjà parcourant toute la Grèce antique, avec le savant cicérone que le hasard, ou plutôt la Providence, avait jeté sur ma route. Puis, je sentais tout à coup sa main se couvrir d'une moiteur fiévreuse, et son pouls, que je consultais, s'élever désordonnément comme le battement d'une pendule qui avance, et dont un dérangement invisible et irrémédiable abrége les heures. Cela me fit songer que cette veille prolongée était dangereuse pour mon malade, et je regagnai ma cabine, le laissant plus heureux que moi ; car, ignorant son état, il s'endormit dans nos doux rêves.

Au jour, je montai sur le pont, et Apostoli vint bientôt m'y rejoindre. Il avait passé une nuit assez douce, quoique dérangée par des sueurs fiévreuses ; mais son cœur était joyeux, il se trouvait plus calme. Pendant la nuit, nous avions continué d'avancer, et nous nous trouvions sur le point d'entrer dans le canal qui sépare l'île de Marmara, l'ancienne Proconnèse, de la presqu'île d'Artaki, l'ancienne Cyzique. Apostoli avait visité ces deux villes, et il en connaissait l'histoire comme celle de tout le reste de son pays. La première, qui a aussi porté le nom de Nebris, ou faon de biche, parce que, comme un faon elle semblait se jouer à quelque distance de sa mère, fournissait ce beau marbre de Cyzique, si apprécié des anciens sculpteurs, qui lui a fait donner, ainsi qu'à toute la mer qui l'entoure, le nom moderne de Marmara. La seconde était autrefois une île ; mais le canal étroit qui la séparait du continent est aujourd'hui comblé. C'est de ce point qu'Anacharsis s'embarqua pour regagner le pays des Scythes, sa patrie. Cyzique avait alors un temple magnifique de marbre poli, qui fut renversé depuis par un tremblement de terre, et dont les colonnes furent jugées dignes d'être transportées à Byzance, pour orner la cité dont Constantin venait de faire la capitale du monde.

Une partie de la ville, dont on voit encore aujourd'hui les ruines couchées au pied du mont Arctos, communiquait alors au continent par deux ponts, dont l'un, ouvrage de la nature, était nommé Panorme, et l'autre, œuvre des hommes, s'appelait Chytus. Après la bataille navale que les Athéniens remportèrent sur les Spartiates, cette ville tomba au pouvoir du vainqueur, et révéla à Alcibiade le degré de malheur où étaient tombés ses ennemis, par cette lettre laconique que les vaincus écrivaient aux éphores : « La fleur de l'armée a péri, Mindare est mort, le reste des troupes meurt de faim, et nous ne savons que faire ni devenir. »

On ne saurait croire combien tous ces détails, oubliés dans mon esprit, ou que, dans mon ignorance, je ne pouvais appliquer aux lieux où ils se rapportaient, avaient de charme, rappelés en vue de cette terre historique, et racontés par un enfant de ce peuple ancêtre, mort après avoir jeté au vent sa science, son art et sa poésie, que s'est partagé, comme un héritage sublime, le reste du monde. Aussi Apostoli était fier de son passé, et espérait dans l'avenir ; on eût dit que, comme les sibylles, ses anciennes compatriotes, il lisait au livre du destin la régénération prochaine de sa belle Argolide.

Apostoli était, en effet, originaire de Nauplia, et quoique, depuis deux générations, sa famille eût quitté la Grèce pour l'Asie Mineure, il avait, comme le jeune Grec de Virgile, qui mourait en se rappelant sa douce Argos, conservé dans son âme, sinon le souvenir, du moins l'amour de sa patrie.

Aussi tout lui était-il présent, et la fable la plus reculée n'était pour lui qu'une tradition pleine de réalité. Le détroit vers lequel nous avancions n'était ni le passage des Dardanelles, ni le canal Saint Georges ; c'était l'antique Hellespont, auquel la fille d'Athamas, voulant éviter les persécutions de sa belle-mère Ino, avait donné son nom comme à une tombe, lorsque, fuyant avec Phryxus, montée sur un bélier et entourée d'une nue, elle s'effraya au bruit des vagues et tomba dans la mer. Lampsaki, quoiqu'il ne lui restât de sa splendeur passée que deux cents maisons à peine, éparses au milieu des ruines, et ses vignobles fameux, donnés par Xerxès à Thémistocle, redevenait, sous la baguette merveilleuse de l'imagination du jeune Grec, la ville célèbre où l'on adorait le fils monstrueux de Vénus et de Jupiter, et qu'Alexandre eût détruite sans l'ingénieuse intercession de son maître Anaximène. Après Lampsaki, c'étaient Sestos et Abydos, doublement célèbres par l'amour de Léandre et l'orgueil de Xerxès. Enfin, tout revivait dans sa parole, tout jusqu'à Dardanus, qui, en s'effaçant de la carte du monde, a légué son nom moderne au détroit qu'elle commandait, comme une reine, au temps où Mithridate et Sylla s'y réunissaient pour y traiter de la paix du monde.

Nous mîmes un jour et demi seulement à parcourir la distance qui se trouve entre l'île de Marmara et la pointe où est situé le nouveau château d'Asie ; car, aidés par le courant, nous débouchâmes dans la mer égée au moment où les derniers rayons du soleil teignaient de rose les cimes neigeuses du mont Ida.

Alors, malgré la beauté du spectacle, comme il venait un vent froid de Thrace, j'exigeai d'Apostoli qu'il rentrât dans sa cabine, où je promis de le rejoindre au bout d'un instant ; il avait, toute la journée, éprouvé une grande oppression, et j'étais décidé à le saigner le soir. Je le rejoignis donc, comme je le lui avais promis ; à peine me vit-il entrer, que, plein de confiance en moi, il me tendit, non point la main, mais le bras. Soit que les anciens souvenirs de sa patrie eussent agité son sang, soit qu'il se fût irrité la poitrine en parlant, il avait, ce soir-là, les pommettes enflammées et les yeux ardents ; je n'hésitai donc pas un instant, et, rappelant tous mes souvenirs de chirurgie comme j'avais fait des souvenirs de médecine, je lui bandai le bras, et lui fis l'opération avec toute la sûreté d'un docteur. L'effet fut rapide et répondit à mon attente : à peine Apostoli eut-il perdu trois ou quatre onces de sang, qu'il respira plus librement et que la fièvre se calma. Bientôt affaibli par la perte qu'il avait faite, si peu considérable qu'elle fût, il ferma les yeux, et le sommeil s'empara de lui. J'écoutai un instant sa respiration douce et égale, et, certain qu'il passerait une bonne nuit, je sortis de sa chambre pour aller respirer un instant l'air du soir.

à la porte de la cabine, je trouvai un matelot de quart qui venait, de la part du maître timonier, prier il signor Inglese de monter sur le pont.

(29) Canons à mitraille.

(30) Bornes d'amarrage.

(31) C'est-à-dire pesant six à sept milliers de livres.

(32) Oiseaux fabuleux.

(33) Sur un bâtiment à voiles, pièces de rechange pour le gréement.

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