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Chapitre XXII


à peine les premiers sons du mélodieux instrument qui appelait l'équipage aux armes s'étaient-ils fait entendre, que tout le monde fut sur le pont ; il en résulta un moment de désordre, qui me fit comprendre la nécessité d'une discipline sévère. Je fis passer tout l'équipage sur l'avant, et, appelant les passagers sur l'arrière, je leur expliquai, qu'ainsi que je l'avais craint, le vent était tombé au point du jour, et leur montrai d'une main nos voiles qui fasiaient (35) et de l'autre la felouque qui commençait à grandir, non plus poussée par le vent, dont elle était privée comme nous, mais nageant à l'aide de ses rames.

Il n'y avait donc pas d'autre alternative que de nous préparer vigoureusement au combat, attendu que dans quatre heures, si la felouque marchait toujours du même pas, elle arriverait à un abordage qu'il me paraissait impossible d'éviter : car il n'était pas probable que quelque bonne bise, en se levant, nous permît de déployer nos voiles et nous mit de nouveau hors de sa portée. Si les honnêtes commerçants à qui j'avais affaire n'avaient eu d'inquiétude que pour leur vie, peut-être eussent-ils faibli ; mais ils avaient leurs marchandises à défendre, et je les trouvai braves comme des lions.

Il fut donc décidé que toute puissance me serait remise, et que le capitaine, forcé d'abdiquer son grade, serait déchargé de toute responsabilité. Je profitai aussitôt de cette bonne volonté, et, choisissant parmi les passagers ceux qui me paraissaient les plus déterminés, je les désignai comme combattants, chargeant les autres, sous la direction d'un matelot qui avait été maître canonnier à bord d'un navire sarde, de préparer des poulevrins (36) d'amorce et de faire des cartouches, afin qu'on ne manquât pas de munitions pendant le combat. Mais ce fut en vain que je voulus forcer Apostoli de descendre avec ces derniers ; pour la première fois, il résista à ma volonté, déclarant qu'aucun ordre ne le déterminerait à me quitter tant que durerait le péril. Je me décidai donc à le garder près de moi à titre d'aide de camp.

Ce partage fait et le pont débarrassé d'une partie des passagers, je pris le porte-voix, ce signe du commandement, et, désirant savoir d'avance comment mes ordres seraient exécutés, je l'approchai de ma bouche en criant :

– Attention !

Tout bruit cessa aussitôt, et chacun attendit, prêt à obéir. Je continuai :

– Un homme en vigie aux barres de perroquet pour épier le vent ! les hardes et les hamacs dans les filets de bastingages ! les armes sur le pont !

Au même instant, un homme s'élança avec l'adresse et l'agilité d'un singe, par les haubans du grand mât vers le poste désigné, tandis que les autres disparaissaient par les panneaux et les écoutilles, pour reparaître, un instant après, chargés de leurs hamacs qu'ils amarrèrent sur la muraille et qu'ils recouvrirent d'une toile goudronnée, tandis que le contre-maître, que j'avais élevé au grade de capitaine d'armes, faisait mettre les fusils en plusieurs faisceaux, et les haches et les sabres en divers tas.

Certes, la manœuvre ne s'était pas faite comme à bord d'un vaisseau de guerre ; mais je n'en vis pas moins avec plaisir que, quoiqu'elle se fût opérée lentement, elle s'était opérée sans confusion ; cela me donna bon espoir de l'avenir ; et je regardais Apostoli, qui, assis au pied du mât de misaine, m'avait répondu, avant même que je n'eusse parlé, par ce sourire doux et triste qui lui était habituel.

– Eh bien, mon brave fils d'Argos, lui dis-je, nous allons donc combattre Grec contre Grec, frère contre frère, Attique contre Messénie ?

– Hélas ! oui, répondit Apostoli, en attendant que tous les enfants de la même mère et tous les adorateurs du même Dieu se réunissent contre le même maître.

– Et cela viendra un jour ; tu le crois ? lui demandai-je avec une expression de doute qu'il m'était impossible de réprimer.

– Si je le crois ! s'écria Apostoli ; j'en suis sûr : il est impossible que la Panagie ait ainsi abandonné ses enfants ; et, quand cette heure viendra, vois-tu, continua le jeune homme, le teint animé et les yeux ardents, ces mêmes pirates, qui sont aujourd'hui la honte et l'effroi de l'Archipel, en deviendront la gloire et l'honneur ; car ce n'est pas leur inclination qui les a poussés là, mais le despotisme et la misère.

– Tu es bien indulgent pour tes compatriotes, Apostoli !

Alors, voyant que l'équipage attendait les instructions :

– Que le capitaine d'armes choisisse les hommes désignés pour le service des deux pierriers et de la pièce de huit, et fasse mettre des grappins d'abordage au bout des vergues des deux bords.

Puis, cet ordre donné, je me retournai vers Apostoli.

– Et tu es bien sévère, John, me répondit-il ; car, ainsi que tous les Francs, tu juges toujours les peuples au point de vue de la civilisation européenne ; tu ne sais pas, toi, ce que nous souffrons depuis quatre siècles ; tu ne sais pas que, depuis quatre siècles, rien n'est à nous, ni la fortune de nos pères, ni l'honneur de nos filles ; tu ne sais pas qu'il n'y a de liberté que pour ces aigles de mer aux ailes rapides, qui fondent sur leur proie, puis se retirent dans des nids trop élevés pour que le lourd despotisme turc ose les y poursuivre. Il en est ainsi de tout peuple opprimé, vois-tu, l'Espagne a ses guérillas, la Calabre ses brigands, le Magne ses klephtes (37), l'Archipel ses pirates. Vienne le jour de la liberté, et tous redeviendront des citoyens.

Je souris d'un air de doute.

– écoute, John, continua Apostoli en me posant la main sur le bras, écoute ce que je vais te prédire : Si tu demeures exilé de ta patrie, prends la Grèce pour mère ; elle est charitable comme tout ce qui a souffert et généreuse comme tout ce qui est pauvre. Alors, avant qu'un long temps soit écoulé, tu entendras le cri d'indépendance courir de montagne en montagne et d'île en île ; alors tu seras l'ami, le frère, le compagnon de ces hommes que tu vas combattre ; tu partageras la même tente, tu boiras au même verre et tu briseras le même pain.

– Et quand ce fortuné moment doit-il arriver ? dis-je au prophète qui me l'annonçait avec tant de confiance.

– Dieu seul le sait ! répondit Apostoli en levant les yeux au ciel ; mais il ne doit pas tarder, car il y a quatre siècles que tout un peuple l'attend ; et plus l'oppression est vieille, plus elle est près de la jeune liberté.

– C'est fait, capitaine, vint dire le contre-maître ; avez-vous autre chose à ordonner ?

– Que le charpentier ou le maître calfat, s'il y en a un à bord, amarre des cordages en dehors et tout autour du vaisseau, avec des crampes (38) et une ceinture pour s'y suspendre ; qu'il tienne préparés des bouchons de bois, des pelotes d'étoupes et des plaques de plomb garnies et percées, et qu'il prépare des mannes et des havresacs pour jeter à l'eau, si un homme tombe à la mer.

Il se fit un moment de silence, pendant lequel ce nouveau commandement s'exécuta ; puis, quand tout fut rentré dans l'ordre, comme on voyait grandir la felouque à vue d'œil, et que nous restions en panne :

– Ohé ! des barres du perroquet, demandai-je, avez-vous du vent là-haut ?

– Non, monsieur, répondit le matelot, pas un souffle, et, à moins que ce petit nuage noir, qui pointe là-bas derrière Scyos, ne nous en apporte, je crois que nous serons obligés de nous en passer pour toute la journée.

Je portai les yeux du côté indiqué, et je vis effectivement poindre à l'horizon un nuage qui, d'où j'étais, semblait un écueil jeté au milieu de cette seconde mer qu'on appelle le ciel. C'était un léger espoir. Dans la situation où nous étions, j'aimais mieux une tempête qu'un combat, et, à quelque prix que ce fût, j'eusse acheté du vent.

En attendant, tout était calme, la mer s'était aplanie comme un miroir, et, à part ce petit point, imperceptible à tout autre œil que celui d'un marin, pas une tache ne ternissait l'azur du ciel.

– Combien de temps croyez-vous qu'il leur faille encore, demandai-je au contre-maître, pour être dans nos eaux, au train dont ils marchent ?

– Trois heures, à peu près, monsieur.

– Oui, oui, c'est ce que j'avais prévu. Vous aurez soin, monsieur, de tenir, sur les ponts et les gaillards, des charniers (39) remplis d'eau douce pour rafraîchir l'équipage pendant le combat, et, pour que personne ne quitte son poste, attendu que nous n'avons pas trop de bras, deux hommes feront courir des bailles (40).

– Cela sera fait, monsieur.

– Frère, me dit Apostoli, la felouque change de route, ce me semble ; peut être nous sommes-nous trompés et ne vient-elle point à nous.

Je pris vivement la longue-vue et la braquai sur elle ; effectivement, elle semblait, dans la nouvelle direction qu'elle venait d'adopter, devoir nous passer à un mille ou deux à l'arrière, et avoir tourné le cap vers PortoPetera, l'ancienne Méthymne.

– C'est, sur mon âme, la vérité ! m'écriai-je. Pardieu ! Apostoli, je voudrais de tout mon cœur m'être trompé et faire amende honorable à tes compatriotes.

Mais, voyant que le contre-maître, qui avait entendu ce que je venais de dire, secouait la tête :

– Que pensez-vous de cela, monsieur ? lui demandai-je.

– Je pense, capitaine, qu'ils ont vu, ainsi que nous, le point noir qui vient de ce côté, et que, comme des marsouins, ils flairent le vent ; de sorte qu'ils veulent se mettre entre nous et Mételin, de peur que nous ne leur échappions en gagnant la terre.

– Vous avez raison, monsieur, et je ne sais pas où j'avais la tête de ne pas deviner cela tout de suite. Oui, oui, leur intention est bien évidente. Et pas un souffle de vent ?...

– Pas un souffle ! répondit le contre-maître.

– Alors, à la grâce de Dieu ! attendons.

Nous attendîmes ainsi quatre heures ; car le détour que nos pirates avaient été forcés de faire nous avait fait gagner du temps. Ils avaient passé à une lieue à peu près de l'arrière, et, décrivant un demi cercle, de tribord, où ils nous étaient apparus, ils nous arrivaient par bâbord ; cependant, ils étaient encore à trois milles de nous, à peu près, lorsque le matelot en vigie cria tout à coup :

– Ohé ! une bouffée de vent !

Je bondis plutôt que je ne me levai.

– De quel côté vient-elle ?

Il attendit un instant, afin de pouvoir faire une réponse précise ; puis, ayant senti une seconde bouffée :

– Ouest-sud-ouest, répondit-il.

– Eh bien ? demanda Apostoli.

– Eh bien, mon cher ami, il ne pouvait pas nous être plus parfaitement contraire, et je commence à croire que le diable est pour eux.

– Ne dis point de pareilles choses au moment où nous sommes, frère.

– Avez-vous entendu ? demandai-je au contre-maître timonier.

– Oui, monsieur ; oui, parfaitement.

– Eh bien, nous n'avons plus qu'une chance : c'est, au premier souffle qui va venir, de virer de bord et de fuir devant le vent, dussions-nous retourner d'où nous venons.

– Nous ne pouvons pas faire cette manœuvre si vite, monsieur, que nous n'essayions une ou deux bordées, et songez qu'à la moindre avarie qu'ils nous auront faite dans la mâture, grâce à leurs maudites rames, ils nous rejoindront toujours.

– Connaissez-vous un autre moyen, monsieur ?

– Je n'en connais pas, répondit le maître.

– Vous voyez donc bien, alors, qu'il faut employer celui-ci. Ohé ! des barres de perroquet ! criai-je à l'homme en vigie, sentez-vous le vent d'une manière certaine ?

– Oui, monsieur, le voilà qui arrive.

– John ! cria Apostoli, voilà encore la felouque qui change de direction.

Effectivement, je tournai les yeux de son côté, et je la vis, qui, par le seul secours de ses rames et de son gouvernail, virait de bord avec la facilité d'une chaloupe, et, comme si elle eût deviné notre intention, s'apprêtait à nous gagner au vent.

– Vous savez votre métier, monsieur, me dit le contre-maître ; mais le capitaine de cette felouque m'a l'air de ne pas mal connaître le sien.

– N'importe, monsieur, nous le gagnerons de vitesse, j'espère. Attention tout le monde : y êtes vous ?

L'équipage répondit par un seul cri.

– Carguez l'artimon et la grande voile ; mettez le perroquet de fougue et le grand hunier en ralingue ; la barre du gouvernail sous le vent ; coiffez et contrebassez les voiles d'avant ; filez les écoutes des focs, des voiles d'étai et de la misaine ! C'est cela, enfants ; voilà la Belle-Levantine qui vire, et tout à l'heure vous allez la voir filer comme une fille bien élevée qui marche devant sa mère. Là ! maintenant, éventez les voiles de l'arrière et brassez-les carrément ; changez le gouvernail, larguez les écoutes des focs et des voiles d'étai ! C'est bien, nous y sommes.

– Elle marche ! cria tout l'équipage d'une seule voix, elle marche !

En effet, après avoir culé pendant quelques minutes, le navire, tiré en avant par les deux dernières voiles que j'avais ordonné de déployer, commençait à obéir au vent, et, le cap sur Lemnos, reprenait la route que nous avions déjà suivie. Je reportai alors les yeux sur la felouque ; pendant que nous avions fait notre évolution, elle avait fait sa manœuvre, et s'était couverte de toile. Les deux bâtiments suivaient alors une ligne presque parallèle, qui devait aboutir à un point donné ; ce n'était donc plus qu'une question de vitesse ; mais, dans tous les cas, si nous évitions son abordage, nous devions nécessairement passer sous son feu.

Nous étions alors assez près de la felouque pour qu'aucun détail ne nous échappât, même à l'œil nu : c'était un véritable bâtiment de proie, allongé comme une pirogue, avec deux mâts penchés sur l'avant d'environ trois degrés ; ses deux voiles latines étaient enverguées, par leur grand côté, à une antenne beaucoup plus longue que le mât. Le bâtiment portait deux canons sur l'avant, plus vingt-quatre pierriers tenus avec des chandeliers et plantés dans le plat-bord. Les rameurs, dont nous distinguions la tête coiffée d'un bonnet grec, étaient assis, non sur des bancs, mais sur les traversins des écoutilles, et leurs pieds s'appuyaient contre d'autres traversins établis en travers du bâtiment. Comme le vent était encore assez faible, leurs avirons leur donnaient sur nous un énorme avantage, et je vis que, quelque diligence que nous fissions, il nous faudrait toujours passer sous le feu de la felouque à une portée de pistolet.

Je donnai alors les derniers ordres : ils consistaient à traîner à tribord les trois seuls canons que nous eussions ; à distribuer des fusils, des espingoles, des haches et des sabres à l'équipage et aux passagers ; à monter sur le pont quelques caisses de cartouches, et à retourner le sablier pour trois ou quatre heures. En même temps, j'ordonnai à une douzaine d'hommes de monter dans les hunes, afin de faire feu de haut en bas.

Un moment de silence terrible et solennel succéda à ces préparatifs, pendant lesquels le point noir de Scyros s'était étendu sur tout l'horizon méridional, et menaçait de devenir un orage. Un vent lourd et chaud soufflait par bouffées capricieuses, et, cessant quelquefois tout à coup, laissait pendre nos voiles le long des mâts ; de grosses vagues, qui semblaient se former au fond de l'abîme et monter à sa surface, couvraient la mer d'une nappe d'écume frémissante ; mais tous ces signes, qu'en un autre temps nous eussions étudiés avec soin, étaient négligés par nous dans l'attente d'un plus grand danger.

Les deux navires se rapprochaient insensiblement, sans que ni l'un ni l'autre parût prendre un avantage marqué ; ils n'étaient plus séparés que par un mille, et l'on voyait parfaitement, sur le pont de la felouque, son équipage, qui semblait être le double du nôtre, à peu près, faisant de son côté ses dernières dispositions pour le combat.

Il n'y avait donc plus aucun doute : c'étaient bien des pirates, et c'était à nous que ces pirates en voulaient ; d'ailleurs, s'il nous était resté quelque incertitude, elle eût été bientôt dissipée ; car tout à coup nous vîmes le plat-bord de la felouque se couvrir de fumée, et en même temps, avant que le bruit, que le vent emportait, fût parvenu jusqu'à nous, une pluie de mitraille vint s'abattre à quelques pas du navire : les pirates, dans l'ardeur qu'ils avaient de nous joindre, avaient mal calculé la distance et fait feu de trop loin.

– Avec votre permission, monsieur, me dit le contre-maître, je ne serais pas fâché, puisque ces messieurs nous ont salués les premiers, de leur rendre leur politesse. Et voilà, continua-t-il en me montrant la pièce de huit, une jeune personne bien élevée, qui ne dit qu'un mot de temps en temps, mais dont chaque parole vaut mieux que tout ce babillage que nous venons d'entendre.

– Déliez-lui donc la langue, maître, répondis-je ; car je suis aussi curieux que vous de l'entendre parler ; je présume que c'est vous qui avez fait son éducation, et je ne doute pas que, dans la circonstance délicate où nous nous trouvons, elle ne fasse honneur à son maître.

– Elle n'attend que votre ordre, monsieur ; mais comme c'est une fille très obéissante, elle désire avoir ses instructions.

– Pointez en belle, c'est ce qu'il y a de mieux.

Le contre-maître traîna son canon au milieu du sabord, et, pointant en plein bois :

– Feu ! dit-il.

Le commandement fut aussitôt suivi que donné ; un jet de flamme sortit des flancs de la Belle-Levantine, et le messager de mort alla frapper au milieu des rameurs, où il fut facile de voir, au désordre qu'il occasionnait, que son coup n'avait pas été perdu.

– Bravo ! maître, m'écriai-je, votre élève a fait merveille ; mais elle n'en restera pas la, je l'espère.

– Oh ! non, monsieur, répondit le timonier, qui commençait à prendre goût à la chose ; Rosalie, c'est le nom que je lui ai donné en honneur de la patronne de Palerme, Rosalie est comme feu ma pauvre mère : une fois qu'elle a commencé de parler, on ne peut plus la faire taire. Eh bien, qu'est-ce que vous faites donc, vous autres ? est-ce que ce qui se passe là-bas vous regarde ? Voyons, amorcez.

Pendant que le chef du poste obéissait à cet ordre, un nouveau nuage de fumée s'éleva aux flancs de la felouque, et, comme les deux navires s'étaient rapprochés dans l'intervalle, on entendit les grêlons de fer grésiller par tout le bâtiment, au même instant, un homme tomba de la grande hune dans les haubans du grand mât, puis, de là, sur le pont. Les pirates, qui avaient vu l'effet du coup, poussèrent de grands cris de joie.

Mais la mort, qui avait visité la Belle-Levantine, était déjà retournée à bord de la felouque avec le boulet du contre-maître, et aux cris de joie succédèrent des imprécations de colère. Le coup, plus heureux encore que le premier, avait traversé la muraille et emporté deux canonniers.

– De mieux en mieux, maître ! m'écriai-je, mais vous avez là deux pierriers qui sont muets comme des tanches ; est-ce qu'ils ne feront pas entendre leur voix à leur tour ?

– Tout à l'heure, monsieur, tout à l'heure ; le moment n'est pas encore venu de leur couper le filet. Patienza ! patienza ! comme nous disons, nous autres Siciliens, et chaque chose aura son temps. Rentrez donc derrière la muraille, vous autres, rentrez donc ! vous voyez bien qu'il va nous arriver encore une averse.

Effectivement, un nouvel ouragan de feu vint s'abattre en sifflant sur le pont, tuant un de nos hommes, en blessant deux ou trois autres.

De nouveaux hourras retentirent à bord de la felouque ; mais, comme la première fois, ils furent interrompus par la triple décharge de nos deux pierriers et de la pièce de huit. Trois rameurs tombèrent, qui furent aussitôt remplacés, et la course continua sans être interrompue, plus ardente et plus acharnée qu'auparavant ; car le capitaine des pirates commençait à reconnaître qu'il n'arriverait pas à temps pour nous aborder, et nous le voyions, sur le gaillard d'arrière, donnant ses ordres et excitant ses rameurs. Cette conviction, qui était aussi celle de l'équipage de la Belle-Levantine, nous donnait une nouvelle ardeur ; en ce moment, l'orage se mit de la partie, et l'on entendit gronder le tonnerre. Ce grondement fut suivi d'une bouffée de brise, qui donna à la Belle-Levantine une heureuse impulsion.

– Courage, enfants, courage ! m'écriai-je ; vous voyez que le ciel est pour nous, et que l'orage nous pousse comme avec la main. Jusqu'à présent ils ne nous ont pas fait grand mal ; car mieux vaut qu'ils nous enlèvent de la chair que du bois.

– Oh ! chaque chose aura son tour, monsieur, reprit le contre-maître tout en pointant ses pièces ; et c'est quand nous les aurons dépassés, et qu'ils nous tiendront de bout en bout, avec leurs deux canons de l'avant, que la véritable danse commencera. Allons, feu, vous autres !

Les décharges des deux bâtiments n'en firent qu'une ; mais j'étais si préoccupé de la vérité de ce que venait de dire le contre-maître, que je ne suivis l'effet ni de l'une ni de l'autre. J'entendis seulement quelques gémissements à bord ; en jetant les yeux sur le pont, je vis deux hommes qui se tordaient dans l'agonie de la mort ; j'appelai deux matelots.

– Voyez ceux qui sont déjà trépassés, leur dis-je à demi-voix ; il ne faut pas laisser le pont s'encombrer, cela gêne la manœuvre et cela décourage ; vous descendrez les corps dans le faux-pont, et vous les jetterez à la mer par bâbord, afin que les pirates ne voient rien de cette opération.

Les deux matelots obéirent, et je reportai les yeux vers la felouque.

Nous étions arrivés au point extrême de notre course, et, comme je l'avais espéré, nous y étions arrivés les premiers ; mais, parvenus là, nous nous trouvions si rapprochés, qu'un homme vigoureux aurait pu lancer une pierre d'un bord à l'autre. Je crus que c'était le moment de faire jouer la mousqueterie, et je commandai le feu ; j'entendis au même instant la voix du chef des pirates qui donnait le même ordre, et la fusillade commença pour ne plus s'interrompre.

Pendant quelques temps, les rameurs de la felouque firent de tels efforts, qu'ils nous prolongèrent ; mais, le vent nous étant venu en aide, nous finîmes par les dépasser. Ils nous envoyèrent alors, à quarante pas à peine, une volée terrible, à laquelle nous répondîmes de notre mieux avec nos trois pièces et notre mousqueterie ; puis, se laissant tomber dans notre sillage, ils commencèrent à nous donner la chasse.

Au bout d'un instant, nous entendîmes le bruit de deux grosses pièces d'artillerie, et un boulet vint frapper, presque à fleur d'eau, dans notre gaillard d'arrière, tandis qu'un autre traversait toute notre voilure, mais sans lui faire d'autre mal que de trouer la brigantine, la misaine et le petit foc.

– Voilà le jeu de boules qui commence, monsieur, me dit le contre-maître ; maintenant, gare à nos quilles !

– Mais ne pourriez-vous donc faire traîner Rosalie à l'arrière, lui demandai-je, et leur rendre, sinon la monnaie de leur pièce, du moins la pièce de leur monnaie ?

– Si fait, monsieur, si fait ; on s'en occupe, comme vous voyez. Allons donc, fainéant ! dit le contremaître à un de ses servants qui secouait sa main droite, dont le pouce avait été écrasé par un biscaïen (41) contre la bouche d'un pierrier, aide un peu à la roue, tu te dorloteras après... Là, bien.

Mais on n'avait pas encore eu le temps de recharger la pièce, qu'une nouvelle détonations se fit entendre, suivie d'un craquement terrible ; en même temps le cri : « Prenez garde à vous, capitaine ! » se fit entendre de tous côtés.

Je levai les yeux, et je vis le perroquet de fougue brisé un peu au-dessus de la hune d'artimon, qui, vacillant comme un arbre attaqué par sa base, s'inclinait sous le poids de ses voiles, et s'abattait à tribord. Au même instant, toute la poupe fut couverte de toiles, de bois et de cordages, et le navire, privé de ses deux voiles les plus importantes pour fuir vent arrière, ralentit sa marche à l'instant même.

– Coupez tout ! criai-je, sans me donner le temps de mettre le porte-voix à ma bouche, coupez tout, et à la mer !

Les matelots, qui comprenaient l'urgence de la situation, s'élancèrent, comme des tigres, sur les cordages, et, à l'aide des haches, des sabres et des couteaux, ils eurent bientôt coupé jusqu'au fil qui retenait le perroquet de fougue au mât d'artimon ; puis, réunissant tous leurs efforts, mâtereaux, voiles et cordages, ils jetèrent tout par-dessus le bord.

Malgré la promptitude de cette mesure, je compris, au ralentissement de la marche du navire, qu'il n'y avait plus moyen d'éviter l'abordage ; je jetai les yeux autour de moi, et je vis que nous n'avions pas essuyé de grandes pertes. Trois ou quatre matelots étaient tués ; nous en avions à peu près autant hors de combat ; les autres blessures n'étaient que légères, de sorte qu'il nous restait, les passagers compris, encore vingt-cinq à trente hommes en état de se défendre. Je donnai l'ordre qu'on fit monter tous ceux qui, depuis le matin, étaient occupés à faire des cartouches, et, me penchant vers Apostoli, qui ne m'avait pas quitté d'une seconde :

– Frère, lui dis-je, nous avons fait résistance ; maintenant, il est trop tard pour nous rendre ; que crois-tu qu'il nous arrive, si nous sommes pris ?

– Nous serons massacrés ou pendus, répondit tranquillement le jeune homme.

– Mais, toi, en ta qualité de Grec, n'as-tu point chance de leur échapper ? car, enfin, ce sont tes compatriotes.

– Raison de plus pour qu'ils ne m'épargnent pas. On accorde rarement merci à qui l'implore dans la même langue.

– Et tu es certain de ce que tu dis ?

– Comme de la pureté de la Vierge.

– Eh bien, lui dis-je, demande au contre-maître une mèche allumée, et, quand tu m'entendras dire : Il est temps ! descends par le panneau de l'arrière jette la mèche dans la soute aux poudres, et tout sera dit.

– Bien, me répondit Apostoli avec son doux et triste sourire, et, comme si je venais de lui donner un ordre ordinaire : cela sera fait.

Je lui tendis la main ; il se jeta dans mes bras. Puis, mettant le porte-voix à ma bouche d'une main et saisissant une hache de l'autre :

– Serrez le vent à petites voiles, criai-je de toute ma force ; des hommes au bout des basses vergues et sur les gaillards ! la barre toute au vent, et que tout le monde se tienne prêt pour l'abordage.

La manœuvre fut exécutée à l'instant même, et la Belle-Levantine, au lieu de continuer à fuir vent arrière, ralentit sa course, et présenta le flanc à la felouque, qui, s'avançant avec la double rapidité de ses voiles et de ses rameurs, engagea son beaupré dans nos haubans de misaine, et nous aborda bord à bord, brisant du choc une partie de notre muraille. En même temps, et comme si les deux bâtiments s'étaient enflammés par le contact, un nuage de fumée s'éleva, suivi d'une détonation et d'une secousse si terribles, que la Belle-Levantine en trembla jusque dans sa membrure : les pirates avaient, à bout portant, fait feu de leurs douze pierriers. Heureusement, j'avais eu le temps de crier :

– Ventre à terre !

Car nous étions si près, que j'avais vu la fumée des boute-feu.

Tout ce qui suivit mon ordre fut sauvé, tout ce qui ne l'entendit pas fut balayé par la mitraille. Puis, comme nous nous relevions, à travers le nuage de vapeur qui nous enveloppait, nous vîmes semblables à autant de démons, les pirates se laissant glisser de leurs vergues, descendant par leur beaupré, ou sautant de leur bord au nôtre. Il n'y avait plus d'ordre à donner, il n'y avait plus de règles à suivre ; je me jetai en avant, et je fendis, d'un coup de hache, la tête du premier que je rencontrai.

Essayer de rendre les détails de la scène qui se passa alors serait chose impossible : chacun entreprit un combat isolé et mortel. J'avais donné mes pistolets à Apostoli ; car il était trop faible pour se servir d'un sabre ou d'une hache, et deux fois je vis tomber deux adversaires sous des coups qui n'étaient pas portés par moi. Je me jetai en avant comme un insensé ; car je ne voulais pas survivre à notre défaite, qu'il était facile de prévoir ; mais, comme par miracle, au bout d'un quart d'heure de cette lutte gigantesque, après avoir renversé tout ce qui s'était présenté à moi, j'étais encore sans blessure.

En ce moment, deux pirates s'élancèrent en même temps sur moi ; l'un était un jeune homme de dix huit ans, à peu près, l'autre un homme de quarante. En faisant le moulinet avec ma hache, j'atteignis le jeune homme au haut de la cuisse ; il poussa un cri, et tomba. Débarrassé de celui-ci, je m'élançai sur l'autre pour lui fendre la tête. Mais, d'une main, il saisit le manche de mon arme, tandis que, de l'autre, il me portait, dans le côté, un coup de poignard qui s'amortissait sur ma ceinture pleine d'or. Alors, craignant qu'il ne redoublât, je le saisis corps à corps ; jetant aussitôt un coup d'œil rapide autour de moi, et voyant que les pirates étaient vainqueurs sur tous les points : Il est temps ! criai-je, d'une voix de tonnerre, à Apostoli, qui aussitôt glissa, comme une apparition, par le panneau de l'arrière.

Le pirate était un homme d'une grande force ; mais j'étais habile à la lutte comme un athlète antique. Jamais frères qui se revoient, après une longue absence, ne s'embrassèrent plus étroitement que nous ne le faisions pour nous étouffer. Nous arrivâmes ainsi, toujours nous étreignant, jusqu'à un endroit où la muraille avait été brisée par le choc des deux vaisseaux ; et, comme il n'y avait plus de parapets, et que ni l'un ni l'autre de nous ne remarqua cette brèche, nous tombâmes tous les deux à la mer, sans que personne fît attention à nous.

à peine fûmes-nous dans l'eau, que je sentis les bras du pirate se détacher. De mon côté, emporté par ce sentiment de conservation dont l'homme n'est pas le maître, je lâchai mon ennemi, et, nageant quelque temps entre deux eaux, je ne revins sur la surface de la mer qu'à quelque pas derrière la poupe de la Belle-Levantine. Je restai là un instant, étonné de ne pas la voir sauter ; car je connaissais trop Apostoli pour craindre que mon ordre ne fût pas exécuté. Mais, comme, pendant quelques secondes encore que j'attendis, rien de nouveau ne se passa, je pensai qu'il était arrivé quelque accident à mon pauvre ami. Les pirates étaient entièrement maîtres du bâtiment ; je profitai donc du crépuscule, qui commençait à tomber, pour gagner le large sans savoir où j'allais, mais allant toujours, mû par cet instinct physique qui nous pousse a retarder, autant que possible, l'heure de notre mort. Cependant, je me rappelai bientôt qu'au moment où le feu de la felouque avait brisé notre perroquet de fougue, nous étions en vue de la petite île de Neoe, qui, selon mon estime, devait être à deux lieues, à peu près, vers le nord.

Je me dirigeai donc vers cette île, nageant autant que possible entre deux eaux, afin de me dérober à la vue des pirates, ne sortant la tête que pour respirer. Cependant, quelques précautions que je prisse, deux ou trois balles perdues, qui vinrent faire jaillir l'eau autour de moi, me prouvèrent que j'avais été découvert ; mais aucune ne m'atteignit, et je me trouvai bientôt hors de portée.

Cependant ma position n'en était guère meilleure Avec une mer calme, je me croyais assez bon nageur pour faire facilement ces deux lieues ; mais l'orage grossissait, les vagues devenaient de plus en plus houleuses, le tonnerre grondait au-dessus de ma tête, et, de temps en temps, des éclairs, pareils à des serpents immenses, illuminaient les flots d'une teinte bleuâtre qui leur donnait un caractère effrayant. D'ailleurs, j'étais horriblement gêné par mes vêtements, et ma fustanelle (42), imprégnée d'eau, alourdissait ma marche. Au bout d'une demi-heure, je sentis que mes forces faiblissaient, et que, si je ne me débarrassais de ce poids incommode, j'étais perdu ; je me retournai donc sur le dos, et, après des efforts inouïs, je parvins à briser les cordons qui retenaient la fustanelle ; puis, la faisant glisser le long de mes jambes, je me trouvai assez soulagé pour reprendre ma course.

Je nageai encore une demi-heure, à peu près ; mais la mer devenait de plus en plus mauvaise, et je sentais qu'il était impossible que je résistasse longtemps à la fatigue que j'éprouvais. Il n'y avait plus à couper le flot, comme dans un temps ordinaire ; il fallait se laisser emporter par lui, et, chaque fois que je redescendais avec la vague, il me semblait être précipité dans un abîme. Une fois, tandis que j'étais au sommet d'une de ces montagnes liquides, un éclair brilla, et je vis à ma droite, à une distance énorme encore, le rocher de Neoe. N'ayant rien pour me diriger, j'avais dévié de ma route, et il me restait à peu près encore autant de chemin à faire que j'en avais déjà fait. Je sentis un découragement profond ; car il y avait en moi le sentiment de l'impossible. J'essayai de me reposer en nageant quelque temps sur le dos ; mais je me sentais saisi de terreurs invincibles, quand j'étais précipité à la renverse et la tête la première dans ces vallées sombres et profondes qui, à chaque instant, se creusaient de plus en plus.

Je commençais à sentir ma poitrine se serrer, un bourdonnement sourd battait dans mes oreilles, mes mouvements se raidissaient sans harmonie, j'avais des envies instinctives de crier pour appeler du secours, quoique je susse bien que, perdu comme je l'étais au milieu des flots, il n'y avait que Dieu qui pût m'entendre. Alors tous mes souvenirs se représentèrent à moi comme dans un rêve. Je revis ma mère, mon père, Tom, M. Stanbow, James, Bob, M. Burke ; il y eut des choses qui me revinrent à l'esprit, et qui étaient tout à fait sorties de ma mémoire ; il y en eut d'autres qui me semblaient des révélations d'un autre monde. Je ne nageais plus, je roulais de vague en vague, sans résistance et sans volonté. Parfois je sentais que j'enfonçais, et que les flots me passaient au dessus de la tête. Alors, par un effort inouï et qui faisait jaillir à mes yeux des milliers d'étincelles, je revenais à la surface de l'eau, je revoyais le ciel, qui me semblait noir et tout parsemé d'étoiles rouges. Je poussais des cris auxquels je croyais entendre des voix répondre.

Enfin, je sentis que les forces me manquaient ; je sortis hors de l'eau jusqu'à la ceinture, regardant avec terreur tout autour de moi. En ce moment, un éclair brilla ; je vis, au haut d'une vague, quelque chose comme un rocher, qui allait rouler dans les profondeurs où je me débattais. Au même instant, j'entendis mon nom crié si distinctement, que ce n'était plus une illusion. Je voulus répondre ; ma bouche s'emplit d'eau. Il me sembla alors qu'une corde me frappait au visage ; je la saisis avec les dents, puis avec les mains. Une force motrice m'attirait à elle ; je me laissai faire, sans résistance et sans volonté ; puis bientôt je ne sentis plus rien : j'étais évanoui.

Quand je revins à moi, je me trouvais dans la cabine de la Belle-Levantine, et je vis Apostoli assis près de mon hamac.

(35) Fasier ou faseyer, battre au vent.

(36) Poudre fine dont on se servait autrefois pour amorcer les canons. (Littré).

(37) Brigands de Thessalie.

(38) Espèces de crampons.

(39) Tonneaux contenant l'eau pour la consommation journalière de l'équipage.

(40) Baquets ordinairement faits de demi-tonneaux.

(41) Balle de mitraille.

(42) On appelle ainsi la jupe grecque qui est d'autant plus élégante qu'elle est composée de plus de morceaux : il y a des fustanelles qui ont jusqu'à cinq cents morceaux.

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