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Chapitre XXIII


En deux mots, Apostoli me mit au fait ; il n'avait pu faire sauter le vaisseau, parce que le capitaine, qui avait prévu mon intention, avait noyé les poudres ; il remontait donc par l'escalier du grand panneau, pour venir me retrouver, lorsqu'il rencontra les pirates qui, maîtres du bâtiment, descendaient dans la cabine du capitaine le jeune homme que j'avais blessé. Le pauvre garçon perdait tout son sang, et demandait à grands cris un chirurgien. Alors l'idée de me sauver, en me donnant ce titre, s'était présentée à l'âme ardente et dévouée de mon ami ; Apostoli s'écria qu'il y avait un chirurgien dans l'équipage de la Belle-Levantine, et qu'on ordonnât de cesser le carnage, s'il était encore temps. Deux hommes s'élancèrent aussitôt sur le pont en commandant, au nom du fils du capitaine, que, sous peine de vie, il ne fût plus donné un seul coup. Apostoli les suivit avec anxiété, me cherchant partout, ne me trouvant nulle part ; en ce moment, les pirates poussèrent de grands cris de joie ; leur capitaine, qui avait disparu dans la lutte, remonta par une amarre, et, s'élança sur le pont en criant :

– Victoire !

Apostoli reconnut l'homme avec lequel il m'avait laissé luttant, et courut à lui pour lui demander ce que j'étais devenu. Le pirate n'en savait rien et me croyait noyé. Apostoli s'empressa de dire que j'étais médecin, et que, seul, je pouvais sauver le fils du capitaine.

Alors le père, désespéré, demanda à grands cris si personne ne m'avait vu reparaître ; deux pirates dirent avoir tiré sur un homme qui nageait dans la direction de l'île de Neoe. Le capitaine ordonna que l'on mit aussitôt une chaloupe à la mer, partagé entre le désir de descendre près de son fils et celui de venir lui-même à ma recherche ; mais Apostoli lui dit qu'il était mon frère de cœur, et qu'avec l'aide de la Vierge, il me retrouverait. Le capitaine était donc descendu dans la cabine, et Apostoli s'était élancé dans la barque. à la lueur des éclairs, les hommes envoyés à ma recherche avaient vu flotter quelque chose de blanc et l'avaient atteint ; c'était ma fustanelle.

De ce moment, certains qu'ils étaient sur ma voie, ils avaient repris courage, et, pensant que mon intention était de gagner l'île, ils avaient ramé dans cette direction. Ils ne s'étaient pas trompés : au bout d'une demi-heure, un second éclair leur avait montré un homme se débattant contre la mort ; ils avaient dirigé la barque de mon côté, et étaient arrivés au moment où j'allais probablement disparaître pour toujours.

Comme Apostoli achevait de me donner cette explication, la porte de ma cabine s'ouvrit, et le capitaine entra. Au premier coup d'œil je reconnus mon adversaire, quoique l'expression de sa physionomie fût bien différente ; car, à cette heure, sa figure était presque aussi abattue que je l'avais vue terrible : il venait, non plus en ennemi, mais en suppliant. Ayant vu que j'avais repris mes sens, il s'élança vers mon lit, et me cria en langage franc :

– Au nom, au nom de la Vierge ! seigneur médecin, sauvez mon Fortunato, et demandez-moi ce que vous voudrez.

– Je ne sais si je pourrai sauver ton fils, répondis-je au pirate ; mais, avant tout, ce que j'exige, c'est que pas un des prisonniers que tu as faits ne périsse ; la vie de ton fils me répond de la vie du dernier matelot.

– Sauve Fortunato ! s'écria une seconde fois le pirate, et j'étoufferai de mes propres mains celui qui osera toucher à un cheveu de leur tête ; mais, à ton tour, jure-moi une chose.

– Laquelle ?

– C'est que tu ne quitteras point Fortunato qu'il ne soit guéri ou mort.

– Je le jure !

– Viens donc, dit le pirate.

Je sautai à bas de mon lit, et je suivis le capitaine, avec Apostoli, dans la chambre du malade.

Je reconnus également celui que j'avais blessé. C'était un beau jeune homme de dix-huit à vingt ans, aux cheveux noirs, au teint foncé. Les lèvres du malade étaient violacées ; il pouvait à peine parler pour se plaindre ; de temps en temps, il demandait à boire ; car la fièvre le brûlait. Je m'approchai de lui, je levai le drap dont il était recouvert, et le trouvai nageant dans le sang. La plaie était longitudinale, située à la partie supérieure et externe de la cuisse droite ; elle pouvait avoir cinq pouces de longueur environ, sur un pouce et demi dans sa plus grande profondeur. Du premier coup d'œil, je vis qu'elle n'avait pu offenser l'artère, et je pris bon espoir ; d'ailleurs, je savais que les plaies longitudinales sont moins dangereuses que les plaies transversales.

Je fis coucher le blessé sur le dos, pour donner au membre une position horizontale, et je lavai la blessure avec l'eau la plus fraîche que l'on put trouver. Quand le sang fut bien étanché, j'appliquai de la charpie dans toute la longueur de la plaie ; puis, passant une bande par-dessous la cuisse, je ramenai les deux bouts en tirant en sens contraire, afin de réunir les deux lèvres béantes de la blessure ; je tournai la bande jusqu'à ce que la plaie fût entièrement recouverte. Ce pansement fini, je fis soulever le malade avec des sangles, de manière à ce que l'on substituât un matelas et des draps frais à ceux qu'il avait trempés de sang ; j'ordonnai que, d'heure en heure, on continuât d'arroser la plaie avec de l'eau, et, pour dernier règlement, je prescrivis la diète la plus absolue.

Alors, à peu près certain que la nuit du blessé serait bonne, je demandai au capitaine la permission de me retirer moi-même ; car on comprend qu'après la journée que je venais de passer, je devais avoir besoin de quelques moments de repos. Cette permission me fut accordée à la condition que, s'il arrivait quelque accident au malade, on me réveillerait aussitôt.

Je me retrouvai seul avec Apostoli. Ce fut alors seulement que je compris toute l'étendue de son dévouement et de sa présence d'esprit. Sans lui, à l'heure où nous étions, mon cadavre eût roulé de vague en vague, jusqu'à ce que, échoué au pied de quelque rocher, il eût servi de pâture aux oiseaux de proie. Nous nous embrassâmes encore une fois, en hommes qui ne devaient plus se revoir et qu'un miracle avait réunis ; puis je lui demandai des nouvelles de notre équipage. Le carnage n'avait épargné que treize hommes et cinq passagers ; tous les blessés des deux partis avaient été jetés à la mer, et au nombre de ceux-ci était le pauvre contre-maître. Quant à notre capitaine, il avait raconté ce qui s'était passé ; comment, malgré lui, la Belle-Levantine avait fait résistance ; il avait prouvé qu'au moment décisif, c'était lui qui avait sauvé tout le monde en noyant les poudres, et, grâce à ces explications, confirmées par Apostoli, il avait eu la vie sauve. Rassuré alors sur le sort de tout le monde, je me retirai dans ma chambre, où je ne tardai pas à m'endormir d'un profond sommeil.

Sur les deux heures, je me réveillai ; je pensai aussitôt à mon blessé, et, quoique l'on fût pas venu me chercher, preuve qu'aucun accident fâcheux ne s'était manifesté, je me levai et je me dirigeai vers la cabine du capitaine. Il était assis près du lit de son fils, qu'il avait voulu veiller lui-même, et dont, de minute en minute, il humectait la blessure. Son visage, si dur et si terrible dans l'action, avait pris un caractère de tendresse et d'anxiété incroyables ; ce n'était plus un chef des pirates, c'était un père tremblant et soumis. Aussitôt qu'il m'aperçut, il me tendit la main en me faisant signe d'observer le plus grand silence, de peur de réveiller son enfant.

Le jeune homme dormait d'un sommeil paisible et sans fièvre, affaibli qu'il était par la perte du sang. J'écoutai sa respiration ; elle était faible, mais calme ; jamais je n'avais vu, au reste, plus belle figure que la sienne : pâlie ainsi et encadrée dans ses noirs cheveux, c'était une de ces nobles têtes comme on en trouve parfois dans les tableaux du Titien et de Van Dyck, et que l'on croit n'exister que dans l'imagination de l'artiste. Tout allait donc au mieux, et je rassurai le père ; mais, malgré mes efforts pour l'y engager, il ne voulut point abandonner le lit de Fortunato.

Je me retirai dans ma chambre, où je dormis tranquillement jusqu'à huit heures du matin. Je retournai près de Fortunato. Il était réveillé et avait la fièvre : c'était le cours que devait suivre sa guérison ; je m'en inquiétai donc peu et j'ordonnai quelques boissons rafraîchissantes ; puis j'allai voir mon autre malade.

Hélas ! celui-là était en voie toute contraire : soutenu par l'exaltation morale pendant le combat, et par le dévouement fraternel lorsqu'il avait fallu me sauver, Apostoli avait surmonté sa faiblesse ; mais un tel effort l'avait épuisé. Un instant après que je l'avais quitté, la veille, il avait été pris d'une toux violente qui avait amené un vomissement de sang ; puis était venue la fièvre, et, le matin, il se trouvait si faible, qu'il n'essaya même pas de se lever.

J'étais au bout de mes connaissances en médecine, et je n'osais plus rien risquer. J'ordonnai de ces choses indifférentes qui n'ont d'autre but que de faire croire au malade qu'il y a encore pour lui des chances de guérison, puisque l'on continue de combattre la maladie. Ensuite, je restai près de lui, pensant que la distraction était encore ce qui pouvait lui faire le plus de bien.

Ce fut alors que se révéla à moi toute cette âme d'ange, qui n'avait point encore eu une pensée qui ne fût sainte. Par une de ces grâces accordées aux malades en proie aux mortelles et implacables souffrances de la phthisie, il n'avait aucun pressentiment de son danger, et se croyait atteint d'une de ces fièvres, si communes en Grèce, qui vous prennent on ne sait pourquoi et vous quittent on ne sait comment. Pendant tout ce jour, que je passai près de lui, il ne me parla que de sa mère, de sa sœur et de son pays : aucun autre amour n'avait encore chassé de son cœur les amours primitifs ; c'était un beau lis qui s'ouvrait plein de parfums et de fraîcheur.

Le soir, je montai sur le pont ; les deux bâtiments, réparés aussi bien que possible, marchaient de conserve, longeant, à la distance de deux lieues, à peu près, une côte que j'avais déjà vue lorsque nous étions venus à Smyrne pour y prendre lord Byron, et que je crus reconnaître pour celle de Scio. Que d'événements étranges s'étaient passés depuis cette époque, et combien ils étaient loin de ma pensée, lorsque, cinq ou six mois auparavant, j'avais, à bord du Trident, passé dans les mêmes eaux !

Je m'étais, d'ailleurs, aperçu, dès les premiers pas que j'avais faits sur le pont, que j'étais un objet de respect pour tout l'équipage, qui, me croyant un très savant médecin, m'avait pris, selon la coutume orientale, en haute vénération Je ne vis, au reste, aucun des passagers de la Belle-Levantine ; ce qui me fit penser qu'ils avaient été transportés sur la felouque.

Au bout d'une heure, je redescendis près d'Apostoli ; il était un peu plus calme. Je me gardai de lui dire que nous allions avoir dépassé Scio et, par conséquent, Smyrne. De son côté, il ne s'informa pas non plus de la marche que nous suivions : on eût dit que peu importait quelle était sa voie sur la terre, à cette âme qui allait au ciel.

Pendant la nuit, nous éprouvâmes un de ces grains si communs dans la mer de l'Archipel. J'allais du lit d'Apostoli à celui de Fortunato : tous deux étaient extrêmement fatigués par le mouvement du navire ; je dis à Constantin – c'était le nom du capitaine de pirates – qu'il serait urgent de prendre terre, à cause des deux malades. Il se consulta un instant, en grec, avec son fils ; puis il monta sur le pont, sans doute pour voir où nous étions. Ayant reconnu que nous doublions la pointe méridionale de Scio, et que nous étions arrivés à la hauteur d'Andros, à peu près, il décida que, le lendemain, nous mouillerions à Nicaria. J'allai porter cette nouvelle à Apostoli ; il la reçut avec son sourire habituel, et me dit qu'il espérait que la terre ferme lui ferait du bien.

Le lendemain était le troisième jour écoulé depuis la blessure de Fortunato, et le moment était venu de lever l'appareil. Je m'apprêtais à faire cette opération ; mais Constantin m'arrêta en me demandant de le laisser se retirer. Cet homme de sang et de carnage, cet aigle de mer, dont toute la vie avait été un combat, n'osait assister au pansement de son fils : étrange contradiction entre le sentiment et l'habitude ! En conséquence, il monta sur le pont, et je restai seul avec Fortunato et un jeune pirate qu'on m'avait donné comme servant.

Je levai l'appareil et trouvai la plaie un peu enflammée ; j'étendis donc du cérat (43) sur la nouvelle charpie que je substituai à l'ancienne, je rebandai la blessure avec les mêmes précautions que la première fois, et j'ordonnai de l'arroser avec de l'eau mucilagineuse (44). Le pansement fini, je remontai sur le pont pour porter à Constantin la nouvelle que Fortunato était en voie de guérison.

Je le trouvai avec Apostoli, qui, se sentant un peu plus fort, avait désiré prendre l'air. Ils étaient tous deux à l'avant, les regards tournés vers l'horizon, où commençait à surgir, comme un écueil, l'île de Nicaria, qui était le but momentané de notre voyage. à sa gauche était Samos, qui, par le vert sombre de ses oliviers, se confondait presque avec la mer. Au premier mot que je lui dis, Constantin retourna joyeux auprès de son fils, et me laissa seul avec Apostoli.

C'était la première fois que je le revoyais au grand jour, depuis le moment du combat, et, quoique préparé à cette vue, je fus effrayé du ravage que trois jours avaient apporté dans toute sa personne. Il est vrai que ces trois jours avaient amassé et versé sur lui, dans l'espace de quelques heures, les émotions de toute une année ; les pommettes de ses joues étaient plus saillantes et plus enflammées ; ses yeux avaient grandi d'un tiers, et une sueur éternelle perlait à la racine de ses longs cheveux.

– Viens, mon Esculape, me dit-il en souriant ; viens, que je te montre l'île où nous te bâtirons un temple, quand tu nous auras guéris, Fortunato et moi. Ce n'est qu'un rocher, il est vrai ; mais les dieux modernes passent si vite, qu'ils doivent être moins exigeants que les dieux antiques.

– Et comment appelles-tu cette île où tu veux me faire adorer ?

– Oh ! sois tranquille, me répondit-il, les hommages des hommes ne t'y fatigueront pas ; car, du temps de Strabon, elle était déjà déserte ; mais tu y entendras, nuit et jour, le murmure de la mer ; tu y seras visité par les alcyons de Délos et de Méconi, et, de temps en temps, quelque pirate qui n'osera pas jeter l'ancre dans le port d'une ville, et dont l'enfant chéri aura été blessé dans un combat, viendra mystérieusement y faire une prière à la Vierge et à toi Et puis un jour se lèvera où tu seras témoin d'un beau spectacle, crois-moi, celui de toutes ces îles qui nous environnent s'allumant comme des fanaux : c'est qu'alors la croix de feu aura été vue pour la troisième fois au-dessus de Constantinople, c'est qu'alors le cri d'indépendance retentira, de montagne en montagne, depuis l'Albanie jusqu'au cap Saint-Ange, et depuis le golfe de Salonique jusqu'à Candie. Alors tu verras passer, chargées non plus de pirates, mais de soldats, des barques rasant la mer comme des oiseaux aux longues ailes ; tu entendras des cris de désespoir et de mort, et ces cris suprêmes, ce ne seront plus les esclaves qui les pousseront. Quant à moi, continua Apostoli avec son doux sourire, si je devais mourir hors de ma patrie, je demanderais pour tombe un de ces beaux cercueils qui avaient déjà un nom il y a deux mille ans, afin que, si je n'avais pas contribué comme acteur à cette régénération tant attendue, mon ombre pût, du moins, y assister comme spectatrice.

– Et quelle est la sibylle aux paroles dorées qui t'a promis une pareille résurrection, pauvre fils des anciens jours ? lui demandai-je en secouant la tête.

– Celle qui n'a jamais cessé de rendre des oracles, dont le temple n'est ni à Dodone, ni à Delphes, mais dans le cœur de tous les hommes, l'Espérance !

– Celle-la, Apostoli, lui dis-je, est encore plus trompeuse que l'autre ; car ce n'est pas même sur des feuilles qu'elle écrit ses prédictions, mais sur des nuages : le vent ne faisait que disperser les unes, et l'on en retrouvait au moins quelque chose ; le moindre souffle emporte les autres ; ils se fondent dans l'azur du ciel ou se mêlent à la tempête, et l'on n'en retrouve jamais rien.

Apostoli me regarda un instant ; puis, avec un sourire :

– Tu es donc bien heureux, que tu ne crois pas ? écoute, John, continua-t-il, l'extrême infortune touche au bonheur comme l'extrême bonheur touche à l'infortune : tu vois Samos, – et il étendit la main du côté de la plus grande des deux îles vers lesquelles nous voguions ; – là vivait Polycrate, qui avait toujours été heureux ; partout où il avait fait la guerre, le succès l'avait accompagné ; il avait cent vaisseaux à cinquante rameurs, et mille archers, les meilleurs, les plus braves et les plus adroits de toute la Grèce ; il s'était rendu maître d'un grand nombre d'îles et de plusieurs villes du continent ; il avait vaincu les Lesbiens dans un combat naval, et il avait fait creuser, par ses prisonniers, autour de sa ville, un fossé d'enceinte si profond, que tu en verras encore aujourd'hui la trace ; si bien que l'on avait l'habitude de dire par toute la Grèce, quand on voulait désigner un homme parfaitement heureux, qu'il était heureux ; comme Polycrate. Or, au plus haut terme de sa prospérité, il reçut une lettre que lui envoyait Amasis, roi d'égypte, qui avait autrefois contracté une alliance avec lui ; elle était conçue en ces termes :

« Amasis écrit à Polycrate ce qui suit :

« Il est doux d'apprendre qu'un ami et allié est dans le bonheur ; cependant des succès aussi constants que les vôtres ne me plaisent point, à moi, qui sais combien la Divinité est jalouse. Je souhaite donc, pour moi et pour tous ceux que j'aime, tantôt des succès, tantôt des revers, et je préfère que la vie soit accompagnée d'une suite de biens et de maux, plutôt que de s'écouler dans un bonheur sans mélange ; car je ne connais personne, ni par moi-même, ni par ce que j'ai entendu dire, qui, ayant réussi en tout, n'ait fini par quelque renversement total de sa fortune. Si, donc, vous m'en croyez, vous agirez vous-même contre vos prospérités, et vous ferez ce que je vais vous dire. Réfléchissez à ce que vous avez de plus précieux, à la chose dont la perte vous affligerait le plus vivement, et cherchez à vous en défaire de manière à l'anéantir ; si, après cette perte, les événements continuaient à se succéder en votre faveur, sans alternative de bien et de mal, pour y remédier, vous auriez recours de nouveau au moyen que je viens de vous indiquer. »

Voilà ce qu'écrivit Amasis, le pharaon égyptien, à Polycrate, le tyran de Samos, et celui-ci, pour la première fois, tomba dans une rêverie profonde, dont le résultat fut qu'il suivrait le conseil donné par son allié. L'objet le plus précieux qu'il possédât, celui qu'il aimait le plus au monde, était un anneau d'or dans lequel était enchâssée une émeraude gravée par Théodore, fils de Télècle ; et ce fut par la perte de cet anneau qu'il se décida à désarmer les dieux. Il fit donc équiper une de ses barques à cinquante rameurs, s'y embarqua, ordonna qu'on le conduisit en pleine mer, et, lorsqu'il fut arrivé là, à la vue de tout le monde, il jeta la bague dans les flots ; puis il fit voile vers Samos, où, rentré dans son palais, il versa sur sa belle émeraude perdue les premières larmes de douleur qui eussent mouillé sa paupière.

Quelques jours après, un pécheur demanda à être admis devant Polycrate pour lui offrir un poisson magnifique et inconnu qu'il venait de prendre. Curieux de voir cette merveille, Polycrate permit que le pécheur fût admis en sa présence ; celui-ci entra, et, déposant sa pêche aux pieds du roi :

– Quoique je ne vive que du travail de mes mains, lui dit-il, je n'ai pas voulu vendre ce poisson au marché ; il m'a paru digne de toi ; je te l'apporte et te le donne.

– On ne peut mieux dire ni faire, répondit le roi, et je suis doublement reconnaissant, et de ce que tu fais et de ce que tu dis ; remets ce poisson à mes cuisiniers, et viens souper avec moi, je t'y invite.

Le pêcheur obéit, et se prépara à revenir le soir. Mais, avant que le soir fût venu, le cuisinier avait rapporté à Polycrate l'anneau d'or jeté à la mer, et qu'il avait retrouvé dans les entrailles du poisson ; ce qu'ayant appris Amasis, il écrivit à Polycrate qu'il rompait l'alliance contractée avec lui, craignant que la paix de son âme ne fût troublée par les malheurs qui ne pouvaient manquer de lui arriver.

– Eh bien, dis-je en riant à Apostoli, qu'est-ce que cela prouve, frère ? C'est qu'il y avait, à cette époque, comme de nos jours, des hommes qui ne savaient pas porter la moitié du malheur d'un ami, et qu'Amasis était un drôle à qui je suis fâché que Cambyse n'ait pas coupé les oreilles.

– Il n'en avait pas moins raison, me répondit Apostoli ; car, un jour qu'Orètes et Mitrobate, deux capitaines de Cyrus, se trouvaient ensemble à la porte du palais, ils eurent, pour savoir lequel des deux entrerait le premier, une dispute dans laquelle chacun exalta son mérite et abaissa celui de son rival. Je ne sais ce qu'Orètes reprocha à Mitrobate ; mais voici ce que Mitrobate reprocha à Orètes :

« C'est bien à vous, lui dit-il, de vous compter au nombre des capitaines d'un aussi grand roi que le nôtre, quand vous n'avez pas même pu lui acquérir cette île de Samos qui touche à votre province ! Il est cependant si facile de la soumettre, que Polycrate, aidé de quinze hommes armés seulement, a trouvé le moyen de s'en faire le roi. »

Ce reproche était d'autant plus terrible qu'il était vrai, et, par quelque moyen que ce fût, Orètes, à compter de ce jour, résolut de s'emparer de Samos. Or, ayant appris que Polycrate rêvait l'empire de la mer, il lui envoya Myrsas, fils de Gygès, avec un message ainsi conçu :

« Orètes à Polycrate :

« Je sais que vous avez formé de grands projets ; mais, comme je sais aussi que vous n'avez pas l'argent nécessaire pour les exécuter, je vous offre un moyen d'élever votre puissance, et, en même temps, de me sauver la vie. Cambyse menace mes jours, et je suis instruit de ses desseins contre moi. Je vous propose donc de venir me chercher pour me transporter hors d'ici, moi et toutes les richesses que je possède. De ces richesses, une partie vous appartiendra, et vous me laisserez jouir du reste ; mais, avec les trésors que je vous abandonne, vous vous rendrez aisément maître de toute la Grèce. Si vous avez des doutes sur l'existence de mes biens, vous pouvez envoyer ici quelqu'un à qui je les ferai voir. »

Polycrate envoya Meandrius, l'un des principaux citoyens de Samos, et Orètes lui montra huit grandes caisses remplies de pierres, mais à la surface desquelles il avait étendu une couche de lingots d'or ; puis Meandrius retourna vers Polycrate, et lui raconta ce qu'il avait vu.

Polycrate résolut d'aller lui-même à Magnésie ; en vain sa fille voulut-elle l'arrêter en lui racontant un songe qu'elle avait fait, et dans lequel elle avait vu le corps de son père lavé par Jupiter et oint par le soleil. Tout fut inutile : l'or avait ébloui Polycrate, ses jours de prospérité étaient arrivés à leur terme ; il quitta Samos et remonta le Méandre, ayant près de lui Démocède, fils de Calliphonte, son médecin, qui ne le quittait jamais, et une grande suite de courtisans et de serviteurs. En arrivant à Magnésie, il fut arrêté par Orètes et cloué sur une croix, et, sur cette croix, il accomplit le rêve de sa fille ; car il fut lavé par Jupiter, qui versa sur lui les eaux de la pluie, et oint par le soleil, qui le sécha de ses rayons.

Eh bien, continua Apostoli, nous sommes aussi malheureux, nous, que Polycrate était heureux. Si nous jetions à la mer le fouet avec lequel on nous frappe, nous trouverions aussi quelque poisson qui le rapporterait à notre maître. Rien ne présage notre bonheur, comme rien ne présageait son infortune. Mais il y a peut-être, à cette heure, se disputant à la porte du sultan Mahmoud, un vizir et un pacha dont l'un ou l'autre aura besoin de notre liberté pour sauver sa tête. D'où nous viendra la résurrection ? Je ne le sais pas encore ; mais elle viendra avant qu'il soit longtemps, crois-moi, John, et puisses-tu être un de ceux qui marcheront à cette lumière !

J'avoue que de pareils oracles, dans la bouche d'Apostoli, me causaient quelque émotion ; j'ai toujours cru aux prédictions des mourants ; on n'est pas si près de la tombe sans distinguer ce qui s'étend au delà, on ne touche pas à l'éternité sans pouvoir lire dans l'avenir.

Tandis que, les yeux sur Samos, nous évoquions ses antiques traditions, nous nous étions approchés de notre but, et nous étions entrés dans une espèce de petit port où les deux bâtiments étaient sûrs d'un bon ancrage.

à l'instant même, les pirates avaient transporté à terre deux tentes, qu'ils avaient placées à quelque distance l'une de l'autre, la première près d'un ruisseau, la seconde sous l'ombrage d'un petit bois. Ils avaient transporté dans ces tentes des coussins et des tapis ; puis ils avaient tourné l'ouverture vers la terre, afin que, de leur lit, les malades pussent voir Samos ; derrière Samos, le sommet bleuâtre du mont Mycale, et, de chaque côté de Samos, éphèse et Milet, ou plutôt la place où furent ces villes ; puis, autour de ces deux tentes, les pirates établirent leur camp.

Ces préparatifs terminés, on descendit Fortunato à terre, et on le transporta vers l'une des deux tentes ; l'autre fut abandonnée à Apostoli ; puis on me fit jurer une seconde fois de ne pas chercher à fuir avant que Fortunato fût guéri, et on me laissa libre. Ce serment était inutile ; car pour rien au monde je n'eusse quitté Apostoli.

Sous cette délicieuse température, qui n'a point changé depuis qu'Athénée y vit, dans la même année, fleurir deux fois la vigne et mûrir deux fois le raisin, le froid de la nuit n'était point à craindre. Je voulus m'en assurer moi-même en couchant dans la même tente qu'Apostoli, tandis que Constantin couchait sous celle de Fortunato. Quant aux pirates, moitié campèrent autour de nous, et moitié restèrent sur le bâtiment.

Dès le lendemain, Constantin envoya une barque à Samos pour acheter des vivres frais et des fruits. Je demandai que l'on me ramenât une chèvre pour Apostoli ; elle me fut aussitôt accordée, et, dès le même jour, je ne lui permis que le lait pour toute nourriture.

J'avais levé le second appareil de Fortunato, et il allait de mieux en mieux. La plaie commençait à se joindre vers le centre, et promettait une prompte cicatrisation. Je n'avais donc plus aucune inquiétude de ce côté. Il n'en était pas de même d'Apostoli : chaque soir, il se couchait avec plus de fièvre, et, chaque matin, il se levait plus faible. Dans les premiers jours, nous montions quelquefois, pour voir se lever ou se coucher le soleil, jusqu'au sommet d'une petite colline qui était le point culminant de l'île ; mais bientôt cette promenade, si courte qu'elle fût, devint trop fatigante pour lui. Chaque jour, il faisait quelques pas de moins, et s'asseyait sur quelque point plus rapproché que celui d'où il était parti. Enfin, il finit par être enchaîné à la porte de sa tente, et ce fut alors seulement qu'il commença à comprendre l'extrémité de sa position.

Apostoli était un de ces hommes qui éveillent, chez tous ceux qui les entourent, les sentiments doux et tendres ; aussi tout le monde l'aimait-il et le plaignait-il. Je ne doutai donc pas qu'en demandant à Constantin qu'il le laissât retourner à Smyrne, pour mourir dans les bras de sa famille, il ne le lui permit à l'instant même. Je ne m'étais pas trompé : le pirate ne fit aucune difficulté, et m'offrit même, comme la traversée était courte, de le faire reconduire, par une barque, jusqu'à Théos, d'où on le transporterait facilement à Smyrne. J'allai porter à Apostoli cette bonne nouvelle ; mais, à mon grand étonnement, il la reçut avec une certaine froideur.

– Et toi ? me dit-il.

– Comment, lui dis-je, et moi ?

– M'accompagnes-tu, frère ?

– Je ne le lui ai pas demandé.

Apostoli sourit tristement.

– Ah ! continuai-je vivement, crois bien que c'est parce que je suis sûr qu'il ne m'accorderait pas ma liberté.

– Informe-t'en d'abord, nous verrons ce que je ferai après.

Je retournai près du pirate, qui se consulta un instant avec Fortunato. Bientôt il revint me dire que je lui avais donné ma parole de ne point quitter son fils qu'il ne fût guéri, et que, comme son fils était encore étendu sur son lit de douleur il ne pouvait pas me laisser partir.

Je rapportai cette réponse à Apostoli. Il réfléchit un instant ; puis, me prenant les mains et me faisant asseoir près de lui, devant la porte de sa tente :

– écoute, frère, me dit-il ; si j'avais pu, en allant dire adieu à ma mère, laisser, à ma place, un fils, et à ma sœur un frère, je l'aurais fait, vois-tu ; car j'aurais espéré que, leur donnant plus qu'elles ne perdaient, elles seraient bientôt consolées. Mais, puisqu'il n'en peut pas être ainsi, il vaut mieux que je leur épargne la douleur des derniers moments. J'ai vu mourir mon père, John, et je sais ce que c'est que d'attendre jour par jour, heure par heure, au chevet d'un lit, une guérison qui ne vient jamais, et une mort qui tarde à venir. L'agonie est plus longue pour celui qui regarde que pour celui qui souffre. Je perdrais ma force à la vue de leur douleur. Là-bas, je serais mort sous les larmes de ma mère ; ici, je mourrai sous le sourire de Dieu. Puis, ajouta-t-il, ce sera toujours, pour elle, quelques heures de tranquillité de plus. J'avais même pensé à une chose : c'était à lui cacher ma mort, à lui faire dire que je voyageais, et à te laisser des lettres, que, de temps en temps, tu lui eusses envoyées comme si je vivais toujours. Ma mère est âgée et souffrante ; peut-être eussions-nous pu la conduire ainsi jusqu'au moment où, sur son lit de mort, à son tour, on lui eût dit qu'elle n'allait pas me quitter, mais me rejoindre. Cependant, je n'ai point osé, John ; j'ai trouvé qu'il était étrange à un mort de mentir, et j'ai reculé devant cette idée.

Je me jetai dans ses bras.

– Mais, lui dis-je, mon cher Apostoli, pourquoi t'arrêter à de si tristes pensées ? Tu es jeune, tu habites un pays où l'air est si doux, la nature si belle ; le mal dont tu es atteint, mortel dans nos climats d'Occident, ne l'est point ici. Ne pensons plus à la mort, pensons à ta guérison ; puis, lorsque tu seras guéri, nous irons ensemble retrouver ta mère, et, au lieu d'un fils, elle en aura deux.

– Merci, frère, me répondit Apostoli avec son doux sourire ; mais il est inutile que tu essayes de me tromper. Je suis jeune, dis-tu ?

Il essaya de se lever, et retomba sans force.

– Tu le vois... Qu'importe le compte de mes années, si, à dix-neuf ans, je suis faible comme un vieillard. J'habite un pays où l'air est doux et où la nature est belle ; cet air si doux me brûle la poitrine, cette nature si belle commence à s'effacer à mes yeux... Chaque jour, frère, un voile s'épaissit entre moi et les objets qui m'entourent ; chaque jour, ils perdent de leur forme et de leur couleur. Bientôt le soleil le plus ardent ne les éclairera plus que comme un crépuscule, et, du crépuscule, je passerai doucement à la nuit. Alors, écoute, John, et promets-moi de faire de point en point ce que je vais te demander.

Je lui fis signe de la tête qu'il pouvait parler ; car, à moi, les larmes m'étouffaient la voix.

– Quand je serai mort, me dit-il, tu me couperas les cheveux, et tu tireras cet anneau de mon doigt. Les cheveux seront pour ma mère, l'anneau sera pour ma sœur ; c'est toi qui leur apprendras ma mort : car tu leur diras cette triste nouvelle mieux et plus doucement que tout autre. Tu entreras dans la maison comme les messagers antiques, une branche de verveine à la main ; et, comme elles n'auront point entendu parler de moi depuis longtemps, comme elles ne sauront pas ce que je suis devenu, elles comprendront que je suis mort.

– Je ferai tout ce que tu voudras, lui répondis-je. Mais ne me dis plus de pareilles choses, tu me fais mourir.

Et je me levai en secouant la tête pour me retirer, car je sentais que j'allais éclater en sanglots.

– Reste donc, me dit-il, et ne t'afflige point ainsi. Tu sais bien que nous ne mourons que pour revivre et que, nous autres Grecs, nous nous sommes toujours crus immortels, quels que fussent nos dieux. à mille ans de distance, Orphée et saint Jérôme nous ont laissé, dans la même langue, des hymnes à Pluton et des prières au Christ.

Et alors il commença, dans sa belle langue mélodieuse, l'hymne antique à Pluton :

« Magnanime Pluton, toi qui parcours les espaces sombres des enfers, le Tartare obscur et les immensités silencieuses voilées par les ténèbres, je t'implore en t'offrant un don favorable. Toi, qui environnes de tous côtés la terre qui produit toutes choses ; toi qui as obtenu, par le sort, l'empire de l'Averne (45), demeure des immortels et dernière demeure des hommes, toi qui tiens tes droits des largesses de la Mort ; dieu puissant qui, vaincu par l'Amour, enlevas la fille de Cérès au milieu d'un pré fleuri et l'entraînas, sur ton char, à travers les plaines azurées de la mer jusqu'à l'antre d'Athide, où sont les portes de l'Averne ; dieu qui sais toutes les choses connues et inconnues, dieu puissant, dieu illustre, dieu très saint, qui te réjouis des louanges et du culte sacré de tes autels, sois-moi propice, je t'en supplie, Pluton, ô divin Pluton ! »

Je chercherais en vain à exprimer ce qui se passait en moi, tandis que le descendant d'Agamemnon disait cette prière dans la langue d'Orphée : il me semblait avoir reculé de deux mille ans dans le passé, et assister à la fin de quelques-uns de ces philosophes grecs dont la vie et la mort étaient un enseignement. Tout ajoutait à cette illusion, tout, jusqu'à cette bande de pirates qui s'étaient abattus sur l'île d'Icare, comme une volée d'oiseaux de mer fatigués, et qui semblaient n'attendre que la fin du chant du cygne pour reprendre leur vol vers le rocher où était leur nid.

En ce moment, le soleil se couchait entre les îles d'Andros et de Ténos, et ses derniers rayons éclairaient si vivement l'horizon, qu'à cinq lieues de distance, on distinguait les cabanes de pécheurs éparses sur les rivages de Samos. Je me retournai vers Apostoli, et, pour essayer de le distraire, je lui dis de regarder le magnifique paysage qui se déroulait à nos yeux.

– Oui, me dit-il, tu vois tout cela ; et, moi aussi je le vois encore avec les yeux de l'esprit ; mais je ne le vois plus avec ceux du corps ; car tout cela est, pour moi, couvert d'un voile qui sera levé demain. Demain, je verrai, non-seulement les choses qui sont maintenant, mais encore les choses qui ne sont plus depuis longtemps et les choses qui seront un jour. Crois-moi, John, celui qui meurt dans une telle foi est plus heureux que celui qui vit sans croire.

– Tu ne dis pas cela pour moi, Apostoli, répondis-je ; car, quoique notre religion diffère dans quelques-uns de ses dogmes, ainsi que toi, je fus élevé par une mère pieuse et croyante, dont je suis, hélas ! peut-être séparé plus éternellement que tu ne l'es de la tienne ; et, ainsi que toi, je crois et j'espère.

– Eh bien, écoute, me dit Apostoli, je voudrais un prêtre. Dis à Constantin de venir me parler ; j'ai cela à lui demander, et beaucoup d'autres choses encore.

– Que veux tu donc demander à cet homme ? Songe bien que tout ce que tu demandes à un autre, c'est un vol que tu me fais.

– Je veux lui demander la liberté des malheureux matelots et des pauvres passagers qu'il retient captifs ; je veux lui demander que le jour de ma mort soit celui de leur délivrance, afin qu'ils bénissent ce jour, afin qu'eux et ceux qui les aiment prient pour moi qui les aurai délivrés.

– Et tu crois qu'il t'accordera cette grâce ?

– Aide-moi à rentrer dans la tente, John, car l'air est froid, et puis tu l'iras chercher, et tu me l'amèneras.

J'aidai Apostoli à marcher jusqu'à son lit, car il était si faible, qu'il ne pouvait plus se soutenir seul, et j'allai chercher Constantin, que je ramenai près de lui.

Ils restèrent une demi-heure à peu près ensemble, causant en romaïque, langue que je n'entendais point ; mais il m'était facile de voir, à leur accent, que Constantin accordait à Apostoli tout ce qu'il lui demandait. Sur un seul point, ils discutèrent un instant ; mais Constantin dit quelques paroles avec un accent qui ressemblait à la prière, et Apostoli cessa d'insister.

– Eh bien ? lui demandai-je quand Constantin fut parti.

– Eh bien, me dit Apostoli, demain matin, j'aurai un prêtre, et, le jour de ma mort, tous les prisonniers seront libres ; il n'y a que toi, John qu'il m'a supplié, au nom de ma mère, de lui laisser jusqu'à ce que Fortunato soit guéri. Pardonne-moi ; mais, au nom de ma mère, j'ai cédé, et j'ai promis, en ton nom, que tu l'accompagnerais à Céos.

– J'acquitterai ta promesse, Apostoli ; peu m'importe où je vais... Ne suis-je pas exilé ? Mais comment as-tu obtenu un pareil sacrifice de cet homme ?

– Nous sommes tous deux, me répondit Apostoli, de la société des hétéristes, fondée pour la régénération de la Grèce, et l'un de nos premiers règlements est de ne rien refuser de ce que nous demande un ami au lit de mort... Donc, à mon lit de mort, je lui ai demandé la liberté des captifs, et il me l'a accordée.

– Et voilà ce qui te fait plus grand que tes ancêtres, m'écriai-je. Un ancien Grec eût demandé une hécatombe... tandis que, toi, pauvre agneau sans tache, tu as demandé une amnistie... car tu ne veux pas seulement qu'on te pleure, tu veux encore qu'on te bénisse.

Apostoli sourit tristement ; puis, comme je vis qu'il disait tout bas quelques prières, je le laissai seul s'entretenir avec le Dieu que, dans quelques heures, ainsi que Moïse, il allait voir face à face.

Je montai au sommet de la colline qui marquait le centre de l'île ; c'était, comme je l'ai dit, notre promenade habituelle, lorsque Apostoli avait encore quelques forces.

Souvent il m'avait dit, en brisant une branche de laurier-rose et en l'enfonçant dans un petit tertre qui dominait la source d'un ruisseau qui descendait dans la mer :

– Si j'étais libre de choisir ma tombe, je voudrais être enterré ici.

La dernière branche qu'il avait plantée, en me disant ces paroles, était encore là, fanée et mourante, comme si elle eût gardé sa place. Je me couchai près de la branche ; et, voyant au-dessus de ma tête ces milliers d'étoiles, que nous ne soupçonnons même pas dans notre ciel d'Occident, et autour de moi ces myriades d'îles bercées sur la mer comme des corbeilles de fleurs, je compris qu'il y avait quelque douceur, pour un mourant, à choisir sa dernière couche dans un pareil lieu. Du reste, ainsi sont les Orientaux, insouciants du lieu où passe leur vie mortelle et éphémère, mais recherchés pour la tombe où ils doivent mourir éternellement.

Quand je rentrai dans la tente, Apostoli dormait d'un sommeil assez calme ; mais, au bout d'une demi-heure, ce sommeil fut interrompu par une toux qui amena un vomissement de sang terrible. Deux ou trois fois, pendant cette crise, le pauvre enfant s'évanouit dans mes bras, croyant, chaque fois, qu'il allait expirer, et, chaque fois, revenant à la vie avec ce sourire triste et angélique que je n'ai connu qu'à ceux qui doivent mourir jeunes. Enfin, vers les deux heures du matin, cette dernière lutte de la mort et de la vie se calma. La vie était vaincue, et semblait ne plus demander à son ennemie que le temps de s'éteindre chrétiennement.

Au jour entra le prêtre grec, que l'on avait envoyé chercher à Samos ; ce fut un moment de pure joie pour Apostoli. Je voulus les laisser seuls ; mais, se tournant vers moi :

– Reste, John, me dit-il ; nous n'avons pas assez longtemps à demeurer ensemble pour que tu me quittes ainsi.

Alors il raconta, devant moi, au vieux moine, sa vie pure comme celle d'un enfant. Le prêtre était profondément attendri, et, me montrant tour à tour Apostoli mourant, et les pirates qui, de temps en temps, venaient regarder à la porte :

– Voilà, me dit-il, ceux qui s'en vont, et voilà ceux qui restent.

– Dieu a ses desseins, mon père, dit Apostoli ; moi, faible, il m'appelle auprès de lui pour prier, et il laisse ici-bas les forts pour combattre. Mon père, quand je serai mort, vous prierez pour moi, n'est-ce pas ? et moi, je prierai pour la liberté.

– Sois tranquille, mon fils, répondit le moine, avant qu'il soit longtemps, les cris vengeurs de tes frères te feront tressaillir dans ta tombe ; mort et aux pieds de Dieu, tu pourras plus pour ta patrie que tu n'aurais pu vivant.

– Vienne donc la mort, mon père ! dit Apostoli avec une exaltation sublime ; car, à cette condition, je l'attends et la bénis.

– Amen ! dit Constantin en entrant dans la tente et en s'agenouillant près du lit du mourant.

Alors le prêtre lui donna la communion. Et moi, je commençais à croire à cette résurrection prochaine en voyant un jeune homme, un vieux moine et un chef de pirates, entre lesquels Dieu avait mis la distance qui s'étend de l'enfance à la vieillesse et creusé l'abîme qu'il y a du crime à la vertu, réunis par un lien mystérieux, par un amour unique, par une espérance commune, que celui qui montait au ciel léguait à ceux qui restaient sur la terre, et dont le corps du Christ était le pacte et le garant.

Cette cérémonie achevée, Apostoli parut encore plus calme qu'auparavant, soit que cet acte religieux lui eût effectivement fait du bien, soit que l'on dise des phthisiques, avec raison, qu'au moment où leur dernière heure approche, elle conduit la mort voilée et couronnée comme l'espérance.

Le vieux moine fut à peine sorti, que le malade se trouva mieux et demanda à être conduit au seuil de sa tente ; nous l'y portâmes, Constantin et moi, en prenant par les quatre coins le matelas sur lequel il était couché ; et à peine y fut-il, qu'il s'écria avec extase qu'il n'avait plus devant les yeux le voile funèbre dont il se plaignait depuis quelques jours, mais qu'il revoyait le ciel, la mer de Samos, et jusqu'à la côte qui, noyée dans les premiers rayons du soleil, ne nous paraissait à nous-mêmes qu'une vapeur flottante et indécise. Il y avait alors une telle joie dans ses yeux, une telle expression de bonheur sur son visage, que je doutai de sa mort prochaine pour croire en un miracle. Apostoli lui-même semblait visité intérieurement par quelque ange consolateur. Je m'assis près de lui ; alors il me parla de sa mère et de sa sœur, non plus comme il l'avait fait les jours précédents, mais comme un voyageur longtemps absent de son toit, qui va y rentrer et retrouver, sur le seuil, les personnes qui lui sont chères.

Toute la journée s'écoula ainsi ; cependant il était visible que la faiblesse physique s'augmentait en raison de l'exaltation morale. Le soir vint, un de ces beaux soirs d'Orient, avec de douces brises, qui vous apportent des bouffées de parfums, avec de beaux nuages roses qui se reflètent dans la mer, avec un soleil qui quitte le monde en souriant. Depuis quelque temps, Apostoli ne nous parlait plus, et semblait abîmé dans son extase ; toute la journée, il avait suivi le soleil, et, le soir venu, il avait désiré que je le tournasse vers l'astre enflammé. Au moment où le bord du disque toucha aux montagnes d'Andros, la force parut lui revenir ; il se souleva, comme pour le suivre des yeux plus longtemps, se soutenant davantage et avec une force plus grande à mesure qu'il disparaissait ; enfin, lorsqu'on ne vit plus que ses derniers rayons, il étendit encore les bras vers le soleil, murmura le mot adieu, et laissa retomber sa tête sur mon épaule.

Le pauvre Apostoli était mort, mort sans crise, sans secousse, sans douleur, mort comme une flamme qui expire, comme un son qui s'envole, comme un parfum qui monte au ciel.

Je coupai ses cheveux, ainsi qu'il m'avait dit de le faire, et je pris sa bague, que je passai à mon doigt.

Toute la nuit, je le veillai. Le matin, deux femmes vinrent de Samos ; elles lavèrent le cadavre, le frottèrent avec des parfums, couronnèrent sa tête d'iris et de nymphéas, et lui mirent sur la poitrine un lis, comme celui que tenait l'ange Gabriel, lorsqu'il vint annoncer à la Vierge qu'elle portait dans ses flancs le Sauveur du monde. Puis j'allai, avec deux pirates, au sommet de la colline, et, à l'endroit même où était plantée la branche de laurier-rose, je fis creuser une fosse.

Toute la journée, on transporta les marchandises qui étaient à bord de la Belle-Levantine à bord de la felouque grecque. Le soir, le vieux moine revint, s'agenouilla près du lit, et commença les prières. Alors on fit sortir les prisonniers, et on les amena devant la tente : ils reconnurent Apostoli, et, comme tout le monde l'aimait, tout le monde le pleura.

Quand les prières furent dites, on déposa le corps dans la bière, que l'on plaça découverte sur les épaules de quatre pirates. Le prêtre sortit le premier, suivi de deux enfants de chœur portant des torches allumées ; ensuite venait le corps, puis les deux femmes de Samos, portant chacune sur la tête un grand plat de froment à demi bouilli, surmonté de la figure d'une colombe, faite d'amandes blanches ; les bords du plat étaient garnis de raisins, de figues et de grenades. Arrivé au lieu de la sépulture, on déposa les deux plats sur le corps, où ils restèrent tout le temps que le prêtre dit l'office des morts ; puis, les prières étant terminées, tandis que l'on clouait le couvercle de la bière et que chaque coup de marteau me retentissait jusqu'au fond du cœur, on passa les plats à la ronde, et chacun en mangea un morceau ; bientôt on entendit rouler la première pelletée de terre, suivie de toutes les autres, qui allèrent s'assourdissant ; enfin, lorsque les fossoyeurs eurent fait leur office, Constantin étendit le bras, et, avec une dignité étrange :

– Celui qui repose ici, dit-il en se tournant vers les prisonniers, m'a demandé votre liberté avant de mourir. Voici votre bâtiment qui vous est rendu, voici la mer qui vous est ouverte, voici la brise qui se lève ; partez, vous êtes libres.

Ce fut la seule oraison funèbre qui retentit sur la tombe d'Apostoli.

Chacun fit alors ses préparatifs de départ. Les passagers, trop heureux d'en être quittes pour la perte de leurs marchandises, et le capitaine, à qui on rendait son bâtiment, ne comprenaient rien à cette générosité inouïe dans un chef de pirates. Moi même, je l'avoue, je commençais à envisager cet homme sous un autre aspect. Fortunato, qui n'avait pas pu suivre le convoi, s'était fait conduire à la porte de sa tente, et, de cet endroit, l'avait vu passer. J'allai à Fortunato, et je lui tendis la main en pleurant.

– Oui, oui, me dit-il, c'était un digne enfant de la Grèce ; aussi, vous voyez que nous avons fidèlement accompli la première parole que nous lui avons donnée ; et, quand le jour sera venu de tenir la seconde, croyez-moi, monsieur, ce sera avec la même fidélité.

Ainsi, au fond de tous ces cœurs, une dernière flamme veillait : c'était l'espérance de la liberté.

Il n'y avait plus rien à craindre du roulis de la mer pour Fortunato, dont la blessure commençait à se cicatriser ; aussi, le même soir, fut-il transporté à bord de la felouque. Je l'y suivis, pour accomplir en tout point les dernières volontés de celui que nous allions abandonner seul au milieu de cette île, où il voulait bâtir un temple à Esculape ; puis, au dernier rayon du jour, les deux bâtiments sortirent du petit port, et, faisant voile en sens opposé, s'éloignèrent de Nicaria.

Au moment où le soleil se couchait, à l'heure même où, la veille, Apostoli avait rendu le dernier soupir, une volée de cygnes, qui allaient du nord au midi, s'abattit sur la tombe.

– Vois-tu, me dit Fortunato, ce sont les âmes des Martyrs qui viennent chercher l'âme d'un bienheureux.

Puis la nuit vint ; et, comme le vent était bon, et que nos matelots faisaient force de rames, nous perdîmes bientôt de vue l'île de Nicaria.

(43) Onguent de cire et d'huile.

(44) Additionnée d'une substance végétale gélatineuse.

(45) Lieux infernaux.

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