Les aventures de John Davys Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXIV


Le lendemain, lorsque nous nous réveillâmes, nous nous trouvâmes au milieu de la mer égée, et voguant vers un groupe d'îles que je reconnus pour les Cyclades. Le même soir, nous nous engagions dans le canal qui sépare Tenos de Myconi, et, l'ayant franchi, nous jetâmes l'ancre dans le port d'une petite île de trois milles de long sur un mille de large, à peu près. Constantin me dit que nous y passerions la nuit, et m'invita, si je voulais voir chasser les cailles au filet, à suivre quelques-uns de ses hommes qui descendaient à terre pour se livrer à ce divertissement ; je devais ensuite revenir souper avec lui et Fortunato. Je n'avais pas grand plaisir à me livrer à cet amusement, le cœur triste comme je l'avais de la mort de mon pauvre Apostoli ; mais lorsque je sus que cette petite langue de terre, sous le nom moderne d'Ortygie, cachait le nom antique de Délos, je descendis dans la chaloupe, non pas pour chasser les cailles, mais pour visiter le berceau flottant de Diane et d'Apollon.

Cette île, qui autrefois, dit Pline, était fertile en palmiers, et sur laquelle on chercherait vainement aujourd'hui un seul de ces arbres, vint recevoir Latone au moment où, poursuivie par le serpent Python, et ne trouvant plus d'asile sur la terre, qui refusait de la porter, elle allait se jeter à la mer. C'était Neptune qui l'avait fait naître du sein des vagues ; de là son nom de Délos, et qui, après l'avoir fait flotter pendant assez longtemps pour mettre la pauvre déesse à l'abri du monstre, lui ordonna de se fixer, cachée comme elle l'est à tous les yeux, entre Scyros et Myconi. Là, les douleurs de l'enfantement la prirent, et, aux premiers cris qu'elle jeta, Théa, Dioné et Amphitrite montèrent du fond des eaux ; et accoururent auprès d'elle ; mais elles restèrent neuf jours sans pouvoir lui porter aucun secours ; car, séduite par Junon, Illithye, la déesse de la délivrance, ne voulait pas quitter le ciel. Il fallut la corrompre, et, comme Iris était venue, de la part de Jupiter, demander des nouvelles de Latone, les déesses lui donnèrent, pour Illithye, un ruban de neuf aunes, broché d'or ; Illithye, ne pouvant résister à un don si précieux, descendit aussitôt dans l'île de Délos, et Latone fut délivrée.

En vertu de cette tradition qui la faisait sacrée, les Grecs avaient choisi Délos pour y déposer le trésor public. Tous les ans, les Athéniens y envoyaient un vaisseau pour faire des sacrifices. Ce voyage s'appelait théorie, ce qui veut dire visite au dieu ; et il était défendu de faire mourir personne dans Athènes, depuis le moment où le prêtre d'Apollon avait couronné de fleurs la poupe du vaisseau jusqu'à celui où il rentrait dans le port. Ce fut ainsi que l'arrêt de mort de Socrate fut retardé de trente jours, parce qu'il avait été prononcé le lendemain du départ, et qu'il fallut attendre le retour.

En une heure, j'eus fait le tour entier de l'île, qui, aujourd'hui, est inhabitée, et sur laquelle on ne rencontre que des ruines. Je retrouvai les matelots, qui avaient fait une chasse superbe : ils s'étaient servis d'appeaux qui imitent le cri de la femelle de la caille, et qui attirent le mâle sous des filets. C'est l'abondance de ces oiseaux qui a fait donner à l'île son nom moderne d'Ortygie (île aux cailles).

Je retrouvai Fortunato et Constantin ensemble ; ils m'attendaient pour souper. C'était la première fois qu'une même table nous réunissait, et ils avaient mis à ce repas une certaine solennité. Au reste, depuis le moment où j'avais entrepris si heureusement la cure de Fortunato, je n'avais pas eu un seul instant à me plaindre de leurs procédés à mon égard ; il y avait même dans ces deux hommes une instruction et une délicatesse qui semblaient si mal s'accorder avec leur état, que plusieurs fois je m'étais étonné de cette anomalie. Ce soir-là, ils se montrèrent encore meilleurs pour moi que de coutume ; aussi, après le souper, lorsque le vin de Samos eut deux fois, pour chacun de nous, rempli une coupe d'argent, et que les domestiques qui nous servaient nous eurent remis à chacun une longue pipe tout allumée, je ne pus m'empêcher de leur témoigner ma surprise de cette disposition ; tous deux se regardèrent en souriant.

– Nous nous attendions à cette question, me dit Constantin ; tu nous juges comme tout autre nous jugerait à ta place. Nous n'avons donc rien à dire.

Alors il me raconta son histoire, cette vieille histoire, toujours nouvelle et toujours pleine d'intérêt, des existences exceptionnelles qui, rejetées hors de la société par une injustice, ne se remettent en contact avec elle que pour rendre aux hommes le mal qu'elles en ont reçu. Constantin était d'origine maïniote ; ses ancêtres étaient de ces loups du Taygète que les Turcs n'étaient jamais parvenus à apprivoiser, et avaient fini par laisser tranquilles dans leurs montagnes, n'ayant pu les en chasser. Démétrius, son père, était devenu amoureux d'une jeune Grecque qui avait suivi ses parents à Constantinople. Alors il avait accompagné sa maîtresse, et s'était établi à Péra. Il y vivait au milieu de ses enfants, plein de jours et de bonheur, lorsqu'un incendie éclata dans la maison d'un Turc, située à quelques pas de la sienne. Huit jours après, les bruits qui s'éveillent toujours en pareille occasion se répandirent.

On dit que c'étaient les Grecs qui avaient incendié la demeure d'un de leurs ennemis ; et, comme on ne demandait qu'une cause à la persécution, une nuit, la populace cerna le quartier, et toutes les maisons des Grecs furent envahies. Fortunato et Constantin se défendirent quelque temps ; mais, ayant vu tomber à leurs pieds leur père et leur aïeul assassinés, ils s'échappèrent, avec le reste de leur famille, par une porte dérobée, emportant tout l'or qu'ils purent ramasser et abandonnant leurs maisons et leurs marchandises. Ils parvinrent à gagner la mer de Marmara, et, de là, l'Archipel, où ils se firent pirates. Depuis ce temps, ils couraient les mers, pillant les cargaisons et brûlant les vaisseaux, comme on avait pillé leurs marchandises et brûlé leurs maisons, et, lorsqu'un Turc leur tombait sous la main, ils vengeaient sur lui la mort de leurs parents.

– Maintenant, me dit Fortunato, lorsque son père eut achevé ce récit, tu dois comprendre notre inquiétude comme nous avons compris ta curiosité. Après m'avoir frappé, tu as guéri, comme Achille, la blessure que tu m'avais faite. Pour nous, tu es donc devenu un frère ; mais, pour toi, nous ne sommes toujours que des pirates et des brigands. Nous n'avons rien à craindre des Grecs nos compatriotes, qui, au fond du cœur, font des vœux pour nous. Nous n'avons rien à craindre des Turcs, aux vaisseaux desquels nous échappons avec la même facilité que l'hirondelle échappe au hibou, et qui n'oseraient venir nous attaquer dans notre fort. Mais, toi, John, tu es d'un peuple dont la puissance s'étend sur le monde ; ses vaisseaux ont des ailes aussi rapides que celles de nos misticks (46) les plus légers. Une offense faite à l'un de ses enfants est une offense faite à tous, que ton roi ne laisse jamais impunie. Jure-nous donc, John, comme jamais tu n'auras à te plaindre de nous, que jamais tu ne dénonceras la retraite où nous allons t'introduire. Nous ne te demandons pas ton amitié, que tu ne dois pas à des pirates ; mais nous te demandons le secret, que tu dois à tout homme qui t'a introduit dans sa maison et dans sa famille. Si tu refuses de nous faire cette promesse, nous demeurerons ici, et sans aller plus loin, jusqu'à ce que je sois guéri. Une fois que je serai guéri, selon nos conventions, tu seras libre. Nous te donnerons ce que tu nous demanderas en or et en bijoux, car, ajouta Fortunato en poussant du pied une cassette, nous avons dans ce coffre de quoi payer Esculape lui-même. Alors tu nous quitteras, et tu pourras aller te plaindre à tes consuls et peut-être nous nous retrouverons encore face à face et les armes à la main. Dans le cas contraire...

Il détacha un chapelet de son cou et le jeta sur la table.

– Fais-nous serment, sur cette relique, que mon grand-père a reçue des mains du patriarche de Constantinople, de ne jamais te plaindre, ni nous dénoncer, et, ce soir même, nous levons l'ancre ; demain, tu es notre ami, notre hôte, notre frère, notre maison est la tienne, et rien n'est plus caché pour toi.

– Hélas ! répondis-je à Fortunato, ne sais-tu pas qu'à cette heure je suis, comme toi, proscrit, et qu'au lieu de penser à réclamer l'appui de ma nation, il faut que je me cache moi-même pour me soustraire à sa vengeance ?... Tu me parles de récompense ? Tiens, lui dis-je en détachant la ceinture pleine d'or et de lettres de change qui ne m'avait pas quitté, tu vois que je n'en ai pas besoin. Je suis d'une famille noble et riche, et je n'ai qu'un mot à écrire à mon père pour que, tous les ans, il m'envoie le double de cette somme, qui est le revenu de l'un de vos princes. Je n'ai donc qu'un seul devoir à accomplir : c'est d'aller moi-même, en personne, annoncer la mort d'Apostoli à sa mère et à sa sœur, et leur remettre à toutes deux les reliques funèbres qui m'ont été confiées. Promets-moi que, le jour où je voudrai accomplir cette mission sacrée, je serai libre, et alors je ferai sur cette relique le serment que tu me demandes.

Fortunato regarda son père, qui lui fit un signe d'assentiment. Alors, prenant la relique, il murmura une prière, la baisa ; puis, la replaçant sur la table, il se leva, et, étendant la main sur le chapelet :

– Je jure, me dit-il, en mon nom et au nom de mon père, et je prends la Vierge à témoin de mon serment, que, le jour où tu réclameras ta liberté, tu seras libre, et que nous te fournirons tous les moyens, qui seront en notre pouvoir, de te rendre à Smyrne, ou en tout autre lieu où il te plaira d'aller.

Je me levai à mon tour.

– Et moi, dis-je, je te jure, par la tombe d'Apostoli, notre lien commun, ce frère qui nous fait frères, que pas un mot ne sortira de ma bouche qui puisse vous compromettre, à moins que vous n'ayez plus rien à craindre, ou que vous ne m'ayez rendu ma parole.

– C'est bien, dit Fortunato en me tendant la main. Tu l'as entendu, père ; donne donc l'ordre du départ ; car, ainsi que moi, je pense que tu es pressé de revoir ceux qui nous attendent et de rassurer ceux qui ne savent pas ce que nous sommes devenus, et qui prient pour nous.

Aussitôt Constantin donna quelques ordres en grec, et un instant après, au mouvement de la felouque, je m'aperçus que nous nous remettions en marche.

Lorsque je me réveillai, le lendemain matin, et que je montai sur le pont, nous faisions force de voiles et de rames vers une grande île qui étendait de notre côté les deux langues de terre, abri de son port, comme deux bras ouverts pour nous recevoir. Derrière le port s'élevait une montagne, qui me parut avoir plus de six cents mètres de hauteur. Les matelots étaient pleins d'ardeur, et faisaient entendre des chansons joyeuses, tandis qu'à la vue du bâtiment la population commençait à s'amasser sur le port, et répondait, par des cris, aux chansons de nos rameurs. Il était évident que ce retour était une fête pour toute l'île.

Quoique très faible et très pâle encore, Fortunato était monté sur le pont, vêtu, ainsi que son père, de ses plus beaux et de ses plus riches habits. Enfin, nous entrâmes dans le port, et nous allâmes jeter l'ancre devant une très belle maison, bâtie aux flancs de la montagne, au milieu d'un bois de mûriers. En ce moment, un bras passa à travers une des jalousies de cette maison, et agita un mouchoir blanc, brodé d'or. Fortunato et Constantin répondirent à ce salut en tirant chacun, en l'air, un coup de pistolet : c'était le signal d'un heureux retour. Aussi les cris de joie redoublèrent, et nous mîmes pied à terre au milieu des acclamations.

Nous étions dans l'île de Zéa, l'antique Céos, où Nestor aborda en revenant de la guerre de Troie, et où naquit le poète Simonide.

(46) Bateau grec léger.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente