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Chapitre XXXIV


Deux des Albanais de mon escorte, qui se composait de cinquante hommes en tout, avaient accompagné lord Byron dans le même voyage que nous allions faire, et se le rappelaient parfaitement. Nous prîmes la même route qu'il avait suivie, c'était la plus courte : on la faisait ordinairement en douze jours ; mais les Albanais, qui sont des héros de fatigue, me promirent de la faire en huit. En effet, le lendemain de notre départ, nous vînmes coucher à Vonetza, qui se dispute, avec Anio, l'honneur d'être l'ancien Actium ; nous avions fait près de vingt-cinq lieues dans nos deux jours. Tout fatigué de la route et préoccupé d'une seule idée que je fusse, je pris une barque pour traverser le fleuve et me rendre à Nicopolis. Comme le vent était bon, mes mariniers me dirent qu'il ne me faudrait que deux heures, en allant, pour traverser le golfe ; quant au retour, nous le ferions en ramant, et il serait plus long. Mais peu m'importait, le fond de ma barque et mon manteau valaient mieux, comme ressources confortables, que la chambre que je quittais pour cette excursion.

Par un hasard extraordinaire, ce fut dans la nuit du 2 au 3 septembre, anniversaire de la bataille d'Actium, que nous traversâmes ce golfe si calme et si silencieux aujourd'hui, et qui, mil huit cent trente quatre ans auparavant et à la même heure, devait offrir un spectacle si terrible aux nombreux habitants qui, réunis comme pour une naumachie (58) immense, se pressaient sur ses bords maintenant si déserts. à cette même heure, le monde était joué, et Antoine avait perdu ; les débris de sa flotte se débattaient encore, mais lui déjà avait fui en voyant fuir Cléopâtre, et, de ce moment, Octave s'appelait réellement Auguste.

Nous abordâmes de l'autre côté du golfe, et j'errai quelque temps comme un ombre au milieu des débris de Nicopolis, la ville de la victoire, qu'Auguste fit bâtir en mémoire d'Actium, à la place même où, le matin de la bataille, ayant rencontré un paysan et son âne, et lui ayant demandé le nom de sa bête celui-ci lui répondit en langue latine :

– Je me nomme Eutychus, ce qui veut dire heureux, et mon âne s'appelle Nicon, ou vainqueur.

Auguste, l'homme aux présages, ne pouvait ni méconnaître ni oublier celui-là ; aussi fit-il fondre deux statues destinées à la place de Nicopolis, l'une représentant le paysan, et l'autre son âne.

Il y a peu de mes lecteurs qui n'aient erré, pendant l'obscurité, dans des ruines ; mais quand, aux ruines présentes, la mémoire rattache un gigantesque souvenir, le silence, la solitude et la nuit acquièrent une nouvelle solennité. Plein d'idées sombres et évocatrices, je m'étais assis sur un fût de colonne brisée, en face d'une masse de pierre, débris de quelque temple inconnu, et j'étais tombé dans une rêverie profonde, lorsqu'il me sembla voir, devant moi, grandir une ombre ; je restai les yeux fixes et la respiration suspendue, car ce que j'avais d'abord cru un jeu des rayons de la lune paraissait prendre une certaine réalité. C'était quelque chose d'indistinct dans ses contours, mais qui semblait une femme couverte d'un voile ou d'un linceul. Je suis, comme on se le rappelle, d'un pays fertile en légendes poétiques, et souvent, dans ma jeunesse, j'avais entendu raconter des apparitions ; elles étaient toujours causées, ou par l'âme d'une personne qui venait de mourir, ou par l'esprit de quelqu'un en danger. Alors, ce sont encore mes traditions maternelles que je cite, il y a un moyen bien certain de s'assurer si c'est réellement un dire surnaturel qui s'offre à nos yeux : c'est de se tourner immédiatement vers les quatre points cardinaux, et, si on voit toujours le fantôme parcourant le cercle avec la même rapidité que vous tournez au centre, il n'y a plus de doute que la vision ne vienne de Dieu. Je me levai, et après m'être assuré que ce que je voyais n'était point une erreur de mes sens, je me tournai successivement vers l'occident, vers le nord et l'orient, et, aux trois points indiqués, je vis la même apparition, toujours voilée, toujours debout et immobile, silencieuse comme le martre, rapide comme la pensée. Je me suis confessé assez complètement au lecteur pour qu'il ait, je crois, la conviction que je ne suis pas un lâche ; et, cependant, je l'avoue, je sentis mes cheveux se hérisser et la sueur de l'effroi me couler sur le front ; enfin, je restai un moment les yeux tendus vers cette étrange figure ; puis, ne pouvant supporter une plus longue indécision, je marchai droit au fantôme. Il me laissa approcher à une distance de quatre ou cinq pas ; puis, arrivé là, et comme j'étendais la main, il disparut, poussant un gémissement pareil à un dernier soupir d'agonie : il me sembla qu'une bouffée de vent qui passait emportait mon nom, prononcé avec un accent qui appelait au secours. Je m'élançai à la place où était l'ombre, je ne vis rien, pas même l'herbe froissée ; l'herbe était intacte et tout humide de rosée, et il n'y avait aux environs aucun mur, aucune ruine, aucune voûte où put se cacher quelqu'un, si l'être incompréhensible qui venait de m'apparaître eût été, non point un spectre, mais un corps mortel.

Je jetai un cri d'appel, et mes mariniers accoururent ; car je pouvais, dans ces ruines, avoir rencontré quelque voleur ou quelque bête sauvage. Ils me trouvèrent seul, et je leur racontai ce qui venait de m'arriver, les invitant à m'aider dans ma recherche ; ils secouèrent la tête, et firent quelques pas autour de l'endroit où l'événement venait d'avoir lieu, mais plus certainement dans l'intention d'obéir à mes ordres, que dans l'espérance de découvrir quelque chose. Toute investigation fut inutile, et nous ne trouvâmes rien qui pût fixer mon incertitude.

Il commençait à se faire tard, et cependant je ne pouvais m'arracher de ces ruines. Il fallut qu'à plusieurs reprises mes mariniers me rappelassent qu'il était temps de se retirer. Je leur ordonnai d'aller rejoindre leur barque, leur promettant de les suivre ; puis, resté seul, je priai Dieu vivement, si l'apparition était de lui, de la faire renaître et de lui permettre, cette fois, de me parler ; mais, malgré mes prières et mon évocation, tout resta désert et muet. Je me décidai alors à me retirer, jetant à chaque pas les yeux derrière moi ; mais je traversai toutes les ruines, et je me retrouvai au bord de la mer sans rien voir de pareil à ce que j'avais vu. Mes mariniers m'attendaient. Je me couchai au fond de la barque, non pour dormir, jamais le sommeil n'avait été si loin de moi, mais pour rêver à cette étrange aventure. Quant à mes rameurs, ils se courbaient sur leurs avirons, faisant voler la barque à la surface de l'eau ; comme un oiseau de mer attardé, mais sans prononcer une parole, et ce silence expressif, chez les Grecs surtout, dura depuis la côte de Nicopolis jusqu'à celle d'Actium.

Il était deux heures du matin, je n'avais pas l'espérance de dormir ; l'agitation de mon esprit avait chassé toute la fatigue de mon corps. Je réveillai mes Albanais et je leur demandai s'ils étaient prêts à partir ; ils me répondirent en prenant leurs armes, et nous nous remîmes en route avec l'espoir d'arriver le jour même à Vrachouri, l'ancienne Thermas. Cinq heures après notre départ, nous fîmes halte, pour déjeuner, au bord de l'Achéloüs ; puis, après deux heures de repos, ayant traversé le fleuve à l'endroit même où la tradition dit qu'Hercule dompta le taureau, nous entrâmes dans l'étolie.

à quatre heures, il nous fallut faire une nouvelle halte. Mes hommes étaient harassés de fatigue ; cependant, après deux heures de repos, ils purent se remettre en marche, et, sur les dix heures du soir, nous arrivâmes en vue de Vrachouri ; mais il était trop tard pour entrer dans le village. Les portes en avaient été fermées et il nous fallut coucher dehors. Ce n'était pas un grand malheur. La nuit était belle et encore sereine, car, ainsi que je l'ai dit, nous étions dans les premiers jours de septembre ; mais nous n'avions pas de vivres avec nous, et, après une pareille journée, un souper substantiel était chose nécessaire. En conséquence, deux de mes Albanais s'élancèrent comme des chevreaux vers quelques petites maisons de pâtres, pendant au bord d'un précipice, et au bout de quelques minutes ils reparurent, portant, l'un une branche de sapin enflammée à la main, l'autre une chèvre sur ses épaules Ils étaient suivis de cinq ou six montagnards amenant un mouton et portant du pain et du vin. Ils se mirent aussitôt en fonction ; chacun adopta la sienne : les uns égorgèrent le mouton et la chèvre, les autres allumèrent deux immenses brasiers, d'autres enfin coupèrent des lauriers destinés à faire des broches, et, au bout d'un instant, notre souper tourna, posé sur des fourches. Comme les montagnards nous avaient aidés dans ces préparatifs et que je les voyais regarder d'un œil d'envie le repas homérique qu'ils nous avaient fourni, je les invitai à le partager, ce qu'ils acceptèrent sans façon, et je fis distribuer à eux, et à mes hommes, quelques outres de vin pour les aider à prendre patience. Le cordial produisit son effet, et, autant pour me remercier, sans doute, que pour passer le temps, les montagnards commencèrent une danse à laquelle, au bout d'un instant, mes Albanais, tout harassés qu'ils étaient, ne purent s'empêcher de prendre part, si bien que le cercle qui avait commencé entre les huit montagnards s'agrandit bientôt de toute mon escorte ; ils enveloppèrent alors les deux brasiers dans une ronde immense, tournant rapidement autour du feu, tombant de temps en temps sur leurs genoux, puis se relevant et recommençant à tourner en répétant en chœur le refrain.

Voici ce qu'ils chantaient : c'était le fameux chant de guerre de Riga.

Le Coryphée :

Levez-vous, enfants de la Grèce ; voici le jour de gloire qui nous luit enfin. Montrez-vous dignes de votre nom, souvenez-vous de vos ancêtres.

Le Chœur :

Enfants de la Grèce, courons aux armes ! et que le sang de notre ennemi coule à flots jusqu'à ce qu'il nous monte aux genoux !

Le Coryphée :

Secouons le joug de nos tyrans ! Que l'insurrection éclate dans notre pays, et nous verrons bientôt se briser toutes nos chaînes. Ombres des sages, présidez à nos conseils ; ombres des guerriers, conduisez-nous aux combats ; Grecs des Thermopyles et de Marathon, réveillez-vous au son de nos trompettes, brisez la pierre de votre tombe, joignez-vous à nos bataillons, venez attaquer Istamboul, cette autre ville aux sept collines, et ne rentrez dans vos sépulcres que lorsque nous aurons conquis notre liberté !

Le Chœur :

Enfants de la Grèce, courons aux armes ! et que le sang de notre ennemi coule à flots jusqu'à ce qu'il nous monte aux genoux !

Le Coryphée :

ô Sparte ! Sparte ! pourquoi dors-tu ainsi d'un si froid sommeil ? Réveille-toi, et que tes enfants se joignent aux Athéniens, tes anciens alliés. Invoquons le chef, célèbre dans les hymnes antiques, qui te sauva de ta perte ; invoquons Léonidas et ses trois cents martyrs ; et, si nous sommes trahis par la victoire, mourons, du moins, comme eux dans les flots de sang que nous aurons versés.

Le Chœur :

Enfants de la Grèce, courons aux armes ! et que le sang de notre ennemi coule à flots jusqu'à ce qu'il nous monte aux genoux !

Ainsi, partout, sur les mers de l'Archipel comme dans l'antique étolie, chez le mourant prêt à paraître devant Dieu, comme chez l'homme plein de force et de santé, partout le même esprit d'indépendance, partout le même espoir de liberté. Ces chants et ces danses durèrent jusqu'à ce que le mouton et la chèvre fussent rôtis ; alors ils firent place à un repas que l'appétit nous fit trouver à tous excellent ; après le repas, vint le sommeil. Nous continuâmes notre route le lendemain, longeant le pied du Parnasse. Mes Albanais me montrèrent l'endroit où lord Byron avait fait lever les douze aigles dont il m'avait parlé, et qui lui avaient paru un si bon présage pour sa renommée de poète. Je ne pris pas même le temps de visiter la fameuse fontaine dont les eaux donnaient le don de prophétie, et, le soir, nous arrivâmes à Castri. Là, je pris congé de mes Albanais ; là expirait le pouvoir d'Ali-Pacha, et le reste du chemin n'offrait, d'ailleurs, aucun danger. En me séparant d'eux, je voulus leur faire accepter une riche récompense ; mais ils refusèrent, et le chef de l'escorte, parlant au nom de tous ses camarades :

– Nous voulons que vous nous aimiez, dit-il, et non que vous nous payiez.

Je l'embrassai et je serrai la main à tous les autres. à Castri, je pris une escorte de six hommes à cheval et un drogman, et, suivant toujours la chaîne du Parnasse, nous fîmes à peu près vingt-trois lieues dans la même journée. Nous voyagions avec une rapidité extrême, et cependant, à mesure que nous avancions, au lieu de sentir mon cœur s'épanouir, un sentiment de crainte et de tristesse inouï me serrait la poitrine. Le surlendemain de notre départ de Castri, nous couchâmes à Lefsina, l'ancienne éleusis ; c'était notre dernière étape avant d'arriver au bord de la mer égée.

Nous partîmes au jour. Vers midi, nous arrivâmes à Athènes, où nous fîmes une halte de deux heures, pendant laquelle, tout préoccupé d'une seule idée, celle de revoir Fatinitza, je ne sortis pas même de ma chambre. à mesure que je me rapprochais d'elle, mon cœur se reprenait tellement à son souvenir et à mon amour, que rien ne me paraissait digne d'intérêt ni de curiosité : aussi suis-je probablement le seul voyageur qui ait passé à Athènes sans la visiter.

Vers les cinq heures du soir, nous arrivâmes à une chaîne de montagnes qui, traversant l'Attique du nord au midi, prend naissance à Marathon, et va, par une pente insensible et montueuse, se perdre à l'extrémité du cap Sunium. Avant de s'engager dans la gorge qui s'ouvrait devant nous, mes hommes s'arrêtèrent, et, après s'être formés en conseil, déclarèrent que, le ciel promettant un orage prochain et terrible, il serait dangereux de nous enfoncer à cette heure dans les montagnes. En conséquence, ils me proposaient de nous arrêter dans un petit village que nous apercevions, et où nous laisserions passer la tempête. On comprend que, pressé d'arriver comme je l'étais, une pareille proposition ne pouvait me convenir. Je priai, je suppliai ; puis enfin, voyant que mes instances étaient inutiles, je montrai de l'or, et, payant le prix convenu, j'en offris à l'instant même le double, s'ils voulaient continuer la route sans s'arrêter. Je n'avais plus affaire à mes fiers Albanais ; mes hommes acceptèrent, et nous nous enfonçâmes dans cette sombre gorge, rendue plus sombre encore par les nuées épaisses qui s'amassaient au-dessus d'elle. Mais, arrivé où j'en étais, un mur de flamme ne m'eût point arrêté ; je savais que de l'autre côté de cette vallée était la mer, et à cinq lieues à peine l'île de Céos, d'où j'avais si souvent regardé les rivages de l'Attique aux rivages pourprés du soleil couchant.

Les prévisions de nos guides ne les trompaient pas ; à peine fûmes-nous engagés dans cette gorge, que quelques éclairs commencèrent à sillonner cet océan de nuages qui s'avançait au-dessus de nous, et que le grondement lointain de la foudre les accompagna, bondissant de rochers en rochers. à chaque présage, nos gens se regardaient, comme pour se demander s'ils ne devaient pas retourner en arrière ; mais, me voyant inébranlable dans ma résolution, ils pensèrent, sans doute, qu'il serait lâche à eux de m'abandonner, et ils continuèrent de pousser en avant. Bientôt des masses de vapeurs blanches parurent se détacher des nuages et s'abaisser vers la terre, s'arrêtant, par flocons gigantesques, aux pointes des rochers ; puis, toutes ces vagues séparées finirent par se réunir et former une mer qui commença de rouler vers nous, et en peu d'instants nous eut enveloppés. Dès ce moment, il nous fut impossible de décider si la foudre roulait sous nos pieds ou sur nos têtes ; car les lueurs et le bruit nous entouraient de tous côtés. Je commençai alors, en voyant nos chevaux hennir et souffler la fumée, à comprendre l'hésitation de nos gens : c'était la première fois que j'assistais à un orage dans les montagnes, et comme si, du premier coup, la nature avait voulu m'initier à tous les mystères de sa force et de sa grandeur, elle paraissait avoir, pour cette fois, déchaîné un de ses plus terribles messagers de destruction.

Malheureusement, la route que nous suivions, escarpée aux flancs de la montagne, ne nous offrait aucun abri contre la pluie qui commençait à tomber et contre le tonnerre qui, à tout moment, menaçait d'éclater sur nos têtes. Nos guides se souvinrent alors d'une caverne qui pouvait se trouver à peu près à une lieue en avant sur notre route, et mirent leurs chevaux au galop, pour l'atteindre avant que l'ouragan fût arrivé à son plus haut degré d'intensité ; les chevaux, encore plus effrayés que leurs maîtres, s'élancèrent comme s'ils voulaient dépasser le vent. Je retenais le mien, plus vif et d'une race supérieure aux autres, avec une peine infinie, lorsque, tout à coup, un éclair brilla si près de nous, que sa flamme nous aveugla, nous et nos montures. Mon cheval se cabra ; puis, comme je sentis que si je lui opposais quelque résistance, il allait se renverser avec moi dans le précipice, je lui lâchai la bride, et, lui enfonçant mes éperons dans le ventre, je le laissai maître de m'emporter à son gré dans le chemin qui s'étendait devant nous. Il usa de cette faculté avec une rapidité et une énergie effrayantes. J'entendis, pendant un instant, les cris de mes compagnons qui m'appelaient ; je voulus alors retenir mon cheval, mais il n'était plus temps ; un éclat de tonnerre effroyable, qui retentit dans ce moment même, augmenta encore sa terreur. Je dus disparaître à leurs yeux comme enlevé par le tourbillon ; j'allais avec une telle vitesse que l'air manquait à ma poitrine. On eût dit que le génie de la tempête m'avait fait don d'un de ses coursiers. Cette course insensée dura près d'une demi-heure. Pendant cette demi-heure, plusieurs éclairs brillèrent, qui me montrèrent, à leur flamme bleuâtre, des précipices sans fond et bizarrement éclairés, comme on en voit en rêve ; enfin, il me sembla que mon cheval ne suivait plus la route, et bondissant de rochers en rochers, je sortis mes pieds des étriers pour me jeter à terre à tout événement. à peine avais-je pris cette précaution, qu'il me sembla que ma monture s'enfonçait perpendiculairement, comme si la terre eût manqué sous elle. Au même instant, une branche d'arbre me fouetta le visage. Machinalement, j'étendis les bras, et je me cramponnai à ce bienheureux soutien. Je sentis mon cheval s'abîmer seul, et je restai suspendu au-dessus de l'abîme. Au bout d'une seconde, j'entendis le bruit de sa chute sur les rochers.

L'arbre auquel je m'étais si heureusement retenu était un figuier qui avait poussé dans les gerçures d'une roche. Aucun chemin ne conduisait à cet arbre ; mais, à l'aide des anfractuosités de la pierre, je parvins, au risque de me précipiter vingt fois, à une petite plate-forme où je me trouvai à peu près en sûreté. Lorsqu'on vient d'échapper à un grand danger, tout danger moindre disparaît : je me sentis donc sauvé, dès que je n'eus plus à craindre que la tempête.

Je restai sur cette plate-forme, n'osant m'aventurer plus loin dans l'obscurité ; car chaque éclair me montrait un gouffre de tous côtés. La pluie ruisselait par torrents, le tonnerre roulait sans interruption, et les échos de la montagne n'avaient pas fini de répéter un coup, qu'un autre éclatait sur ma tête avec un fracas digne du Jupiter de la Grèce. Il ne fallait pas penser au sommeil ; tout ce que je pouvais faire, c'était de me cramponner sur l'étroit espace où j'étais retiré, afin de combattre le vertige. Je m'adossai donc au rocher, et j'attendis. La nuit s'écoula avec une lenteur mortelle ; je crus entendre, mêlés au bruit de la foudre, quelques coups de fusil ; mais je ne pus y répondre que par mes cris, mes pistolets étant restés dans les fontes de mon cheval, et mes cris se perdirent, sans écho, dans le fracas terrible de l'ouragan.

Vers le matin, l'orage se calma. J'étais écrasé de fatigue ; je venais de faire cent trente lieues en huit jours, sans repos et presque sans sommeil : je cherchai alors un angle où m'asseoir ; je trouvai une pierre qui me servit de siège, et, tout ruisselant que j'étais, à peine me trouvai-je assis et adossé, que je m'endormis profondément. Lorsque je rouvris les yeux, je crus continuer un rêve. J'avais sur la tête un ciel brillant et devant moi une mer d'azur, puis, à quatre ou cinq lieues dans cette mer, une île bien connue, Céos, que je venais chercher de si loin, et où m'attendaient Fatinitza et le bonheur.

Je me levai plein de force et de joie, cherchant un chemin pour arriver au rivage. Je m'approchai du bord de la plate-forme, et, à deux cents pieds au dessous de moi, je vis mon cheval brisé, que les torrents avaient commencé d'entraîner vers la mer. Je me retournai de l'autre côté en frissonnant malgré moi, et je vis que la route dont avait dévié mon cheval passait à trente ou quarante pieds au-dessus de ma tête, mais qu'on pouvait y arriver à l'aide des lierres et des arbrisseaux qui tapissaient la paroi du rocher. Je me mis aussitôt à l'œuvre, et, après un quart d'heure d'une escalade pendant laquelle je faillis me tuer vingt fois, je parvins à prendre terre sur le sentier. Dès lors, j'étais sauvé ; le sentier conduisait à la mer.

Je descendis, toujours en courant, jusqu'à quelques petites cabanes de pêcheurs qui s'élevaient sur le rivage. J'y retrouvai mes hommes, qui me croyaient perdu, mais qui, sachant que c'était là le but de mon voyage, étaient, à tout hasard, venus m'y attendre. Ils n'étaient plus que quatre : le drogman s'était égaré, et ils n'avaient point encore de ses nouvelles ; un autre, ayant voulu traverser un torrent à gué, avait été entraîné par les eaux, et, selon toute probabilité, s'était noyé. Je leur donnai une nouvelle récompense, et demandai une barque avec les meilleurs rameurs que l'on pourrait trouver. Mon hôte voulait absolument me faire prendre part à son déjeuner et à celui de sa famille ; mais j'insistai pour que la barque fût prête l'instant même, et, au bout de cinq minutes, on vint me dire qu'elle m'attendait. Une pièce d'or que je donnai, outre le prix convenu, à mes quatre rameurs, nous fit voler sur l'eau. Du point où nous étions, Céos avait disparu ; la petite île d'Hélène, qui de la plate forme élevée où j'avais passé la nuit ne paraissait qu'un rocher, me la cachait alors entièrement ; mais à peine eûmes-nous doublé sa pointe méridionale, que je la revis devant moi. Bientôt même je pus distinguer les détails qui m'échappaient d'abord à cause de l'éloignement : le village, comme une ligne autour du port ; puis, pareille à un point, cette maison de Constantin que j'avais revue si souvent dans mes rêves, et qui, à mesure que nous approchions, se dessinait, au milieu de son bois d'oliviers, blanche, avec ses jalousies de roseau grisâtre. Bientôt je pus reconnaître la fenêtre d'où Fatinitza nous avait salués à notre arrivée et à notre départ. Je montai à l'avant de la petite barque, et, tirant mon mouchoir, je le fis flotter à mon tour comme elle avait fait flotter le sien ; mais, sans doute, Fatinitza était loin de sa fenêtre, car sa jalousie resta fermée et aucun signe ne répondit au mien. Je n'en demeurai pas moins à l'avant, mais commençant à m'inquiéter de cette absence de vie que l'on remarquait dans toute la maison. Personne ne montait ni ne descendait le chemin qui y conduisait ; personne ne passait au pied de ses murailles : on eût dit une vaste tombe.

Mon cœur se serrait étrangement, et pourtant je ne pouvais quitter ma place ; j'étais toujours debout, agitant machinalement mon mouchoir, auquel personne ne répondait. J'abordai ainsi dans le port, et je m'élançai sur le rivage. La, je restai un instant ébloui, et comme sans intention arrêtée, ne sachant ce que je devais faire, si je devais demander des nouvelles de Fatinitza ou courir à la maison en chercher moi-même. En ce moment, j'aperçus ma petite Grecque, toujours vêtue de ma robe de soie, alors en lambeaux ; je m'élançai vers elle, et, la saisissant par le bras :

– Fatinitza, lui dis-je, elle m'attend, n'est-ce pas ?

– Oui, oui, elle t'attend, répondit la jeune fille ; seulement, tu es venu bien tard.

– Où est-elle ? m'écriai-je.

– Je vais t'y conduire, dit l'enfant.

Et elle se mit à marcher devant moi.

Je la suivis d'abord ; mais, voyant qu'elle prenait une direction opposée à la maison de Constantin, je l'arrêtai.

– Où vas-tu ? lui demandai-je.

– Où elle est.

– Mais ce n'est point là le chemin de la maison !

– Il n'y a plus personne à la maison, dit l'enfant en secouant la tête ; la maison est vide, la tombe est pleine.

Je frissonnai de tout mon corps ; mais je me rappelai que la pauvre enfant passait pour être folle.

– Et Stéphana ? lui demandai-je.

– Voici sa maison, répondit la jeune fille en étendant la main.

Je laissai l'enfant au milieu de la rue, et je courus à la maison de Stéphana, car je n'osais point aller à celle de Constantin. J'entrai dans la première pièce, où il n'y avait que des servantes, et je la traversai sans répondre à leurs cris ; puis, trouvant l'escalier qui conduisait au premier étage, où se tiennent d'habitude les femmes, je m'y élançai, et, poussant la première porte qui se trouva devant moi, je vis Stéphana, vêtue de noir, assise à terre sur une natte, les bras pendants et la tête appuyée sur ses genoux. Au bruit que je fis, elle releva la tête, deux ruisseaux de larmes coulaient sur ses joues ; en m'apercevant, elle poussa un cri, et saisit ses cheveux avec un geste de suprême désespoir.

– Fatinitza ? m'écriai-je ; au nom du ciel, où est Fatinitza ?

Alors elle se leva sans dire une seule parole, prit, sous un coussin, un rouleau cacheté de noir, et me le donna.

– Qu'est-ce que cela ? demandai-je.

– Le testament de mort de ma sœur.

Je devins affreusement pâle, mes jambes faiblirent ; je m'appuyai contre la muraille et me laissai tomber sur le divan ; il me semblait que je venais d'être frappé de la foudre. Quand je sortis de cet état de torpeur, Stéphana avait quitté la chambre, laissant près de moi le fatal rouleau. Je l'ouvris, dans l'attente de quelque terrible catastrophe. Je ne m'étais pas trompé : voici ce qu'il contenait :

Journal de Fatinitza.

Tu es parti, mon bien-aimé ! je viens de suivre des yeux le navire qui t'emporte et qui te ramènera, je l'espère. Jusqu'à ce qu'il ait disparu, tout le temps que j'ai pu te voir, tes yeux ont été fixés sur moi. Merci !

Oui, tu m'aimes ; oui, je peux me reposer sur toi ; oui, ta parole est une réalité, ou il n'y aurait plus de foi sur la terre et il faudrait adorer le mensonge comme le plus puissant des dieux, s'il pouvait ainsi, pareil à Jupiter, prendre la forme d'un cygne au blanc plumage et au doux chant. Me voilà donc seule, et, comme je ne crains plus d'éveiller les soupçons, j'ai demandé tout ce qu'il faut pour écrire, et je t'écris : sans le souvenir et l'espoir, l'absence serait pire qu'une prison. Je t'écrirai tout ce qui me passera par le cœur, mon bien-aimé ; et, quand tu reviendras, tu seras sûr, au moins, que pas un jour, pas une heure, pas un instant, je n'aurai cessé de penser à toi.

Ma douleur est grande de te quitter, et cependant je crois qu'elle grandira encore ; il n'y a pas assez longtemps que tu m'as quittée pour que je croie à ton absence ; tout est encore ici plein de toi, comme mon souvenir, et le soleil n'est point couché tant que la terre garde un reflet de ses rayons. Toi, tu es mon soleil ; rien ne fleurissait dans ma vie avant que tu ne te levasses sur elle ; ta lumière en a fait épanouir les trois plus belles fleurs : la foi, l'espérance et l'amour. Sais-tu qui me distrait de toi ? Notre messagère chérie ; elle se pose sur la table, elle tire ma plume avec son bec, elle lève son aile, comme si son aile portait encore un billet ; elle vient de chez toi et ne t'a pas vu ; elle ne sait ce que cela veut dire, pauvre chère petite !

Ah ! j'étouffe, mon bien-aimé ; je n'ai point assez pleuré, et mes larmes me retombent sur le cœur.

Stéphana est venue passer la journée avec ta pauvre délaissée, et nous n'avons cessé de parler de toi : elle est heureuse, mais d'une félicité à laquelle je préfère ma douleur. Elle n'avait jamais vu, ainsi que c'est l'habitude chez nous, son mari avant de l'épouser, et, depuis qu'il l'a épousée, comme il est jeune et bon, elle l'a pris en amitié et l'aime comme un frère.

Comprends-tu cette manière d'aimer ? L'homme auquel elle donne sa vie, elle l'aime comme un frère ? Je ne puis pas m'imaginer ce qui se passerait en moi, si je t'aimais un seul jour comme j'aime Fortunato ; il me semble que, pendant tout ce jour, mon cœur cesserait de battre. Oh ! moi, je t'aime autrement que cela, sois tranquille ; je t'aime avec mon esprit, avec mon âme, avec mon corps ; je t'aime comme l'abeille aime les fleurs, c'est-à-dire que par toi je vis, et que sans toi je ne pourrais pas vivre.

Tu ne sais pas ce qu'elle me dit, Stéphana ? Qu'il ne faut pas se fier aux Francs, qu'ils sont d'une race sans parole ; elle dit que tu es parti pour ne pas revenir. Pauvre Stéphana ! il faut lui pardonner, mon ami, elle ne te connaît pas comme je te connais ; elle ne sait pas que je douterais du jour qui m'éclaire et de Dieu, qui fait ce jour, avant de douter de toi. Elle me quitte, car son mari l'envoie chercher. Quand tu seras mon mari, je ne te quitterai pas d'une heure, pas d'une seconde, et tu n'auras jamais à m'envoyer chercher, car je serai toujours là.

Je suis descendue, à l'heure accoutumée, pour aller au jardin : il y a trois jours encore, j'étais certaine de t'y voir ; que s'est-il donc passé, que je ne t'ai pas vu ? Tu es parti... hélas ! J'ai trouvé toutes mes belles fleurs qui souriaient à la nuit, et jetaient leurs parfums aux brises ; j'en ai fait un bouquet qui voulait dire : « Je t'aime et je t'attends, » et je l'ai jeté, comme d'habitude, à l'angle de la muraille ; mais tu n'étais plus là pour le recevoir et me répondre avec tes baisers : « Je t'aime et me voici... »

J'ai passé toute la soirée, jusqu'à minuit, sous notre berceau de jasmin ; hier, c'était un temple à l'amour et au bonheur ; aujourd'hui, c'est une solitude sans autre divinité que le souvenir. Adieu, mon bien-aimé ! je vais dormir, pour rêver que je te vois.

J'ai fait d'affreux rêves, mon bien-aimé, dans lesquels tu n'étais mêlé en rien : oh ! c'est vraiment trop, si tu es absent tout à la fois pour ma veille et pour mon sommeil ! J'ai rêvé de Constantinople, de notre maison en flammes, de ma pauvre mère mourante, de toutes choses enfin pleines de douleurs éloignées. N'ai-je donc point assez, ô mon Dieu ! de ma douleur présente, et voulez-vous m'accabler tout à fait ?

Dès le matin, j'ai fait seller Pretly, je me suis enveloppée de voiles plus épais que les nuages qui cachent aujourd'hui le soleil, et je me suis acheminée vers la grotte. C'est encore une partie de notre île où tout me parle de toi : le ruisseau qui frémit au fond de la vallée, les belles fleurs rouges qui fleurissent sur la route, et dont tu m'as dit le nom, les feuilles des arbres qui se plaignent au vent de ce qu'aujourd'hui le jour est triste et nébuleux. Une fois arrivée dans la grotte, j'ai abandonné Pretly à son caprice et je me suis mise à relire le poème des Tombeaux, que j'ai déjà relu tant de fois. Ne te semble-t-il pas étrange, mon bien-aimé, que ce soit dans un pareil livre que j'aie trouvé le premier gage de ton amour, cette branche de genêt, ce doux symbole d'espérance naissante et indécise qui, après s'y être fané, se sèche maintenant sur mon cœur ?

Si je mourais avant ton retour, mon bien-aimé, c'est devant cette grotte que je voudrais être ensevelie. Tu avais bien raison de préférer cet endroit à tout le reste de l'île ; il y a surtout une échappée qui donne sur la mer et qui semble une ouverture du ciel.

Quelle folle idée vient donc de me passer par la tête ? Mourir ! Pourquoi mourrais-je ? à ton retour, nous rirons ensemble de toutes ces folles idées et de bien d'autres encore. Sais-tu ce que j'ai fait ? J'ai ouvert mon livre à l'endroit où tu l'avais trouvé ouvert, j'y ai mis une branche de genêt pareille à celle que tu y avais mise ; puis, en faisant un grand détour, je suis revenue à la grotte par le même chemin que j'avais pris le jour où je l'ai trouvée. Je suis cependant fâchée que ce livre ait pour titre i Sepolcri.

Décidément, je me brouillerai avec Stéphana ; elle vient de venir me voir, et, comme elle m'a trouvée pleurant, elle m'a dit que j'étais une folle de t'aimer ainsi, et qu'à cette heure tu chantais, à bord de la felouque, quelque chanson joyeuse avec les matelots. N'est-ce pas que ce n'est point vrai, mon bien-aimé ? Et, si tu ne pleures pas, parce que tu es un homme, et cependant je t'ai vu pleurer des larmes plus précieuses pour moi que les perles de la mer, n'est-ce pas qu'au moins tu es triste et que tu ne chantes aucune chanson, à moins que ce ne soit ta chanson sicilienne, si douce et si mélancolique, la seule que je te permette de chanter ?

Comme j'écris cette ligne, une corde vient de se casser à ma guzla. On assure que c'est un mauvais présage ; mais tu m'as dit qu'il ne fallait croire ni aux songes ni aux présages, si bien que je ne crois plus en rien. Si fait, mon bien-aimé, je crois en toi, mon maître tout-puissant, créateur de mon existence nouvelle... oh ! que fais-je donc là ! Je parodie notre sainte prière. Pardonnez-moi, mon Dieu, mon Dieu ; mais ma religion, maintenant, c'est mon amour !

Oh ! je n'ose pas te dire ce que je crains et ce que j'espère, mon bien-aimé ; car ce serait à la fois une bien grande joie et un bien grand malheur. Je n'aime plus que deux choses au monde, toi, à part toujours : ces deux choses sont mes colombes et mes fleurs ; quant à Stéphana, je la déteste.

Mes colombes s'aiment ; mais ce que je ne savais pas, c'est que mes fleurs s'aiment aussi : il y en a qui poussent mieux et qui fleurissent mieux lorsqu'elles sont près les unes des autres, et d'autres, au contraire, qui languissent et se fanent lorsqu'on approche d'elles des plantes qui leur sont antipathiques. Chez les fleurs, comme chez les hommes, l'amour est donc la vie, et l'indifférence la mort ! Oh ! si tu étais près de moi, tu verrais comme ma tête pâlissante se relèverait, et comme mes joues reprendraient bientôt leurs plus belles couleurs. Mais cette pâleur et cette faiblesse ont peut-être une autre cause encore que ton absence ; dès que j'en serai sûre, je te le dirai.

Nous avons, nous autres Maniotes, une coutume terrible. Un voyageur français demandait, un jour, à mon aïeul, Nicétas Sophianos, de quelle peine on frappait, chez les descendants des Spartiates, celui qui séduisait une jeune fille.

– On l'oblige, répondit-il, à rendre à la famille un taureau si grand, qu'ayant les pieds de derrière dans la Messénie, il puisse boire dans l'Eurotas.

– Mais, répondit le voyageur, il n'y a pas de taureau de cette taille.

– Aussi, répondit mon aïeul, n'y a-t-il chez nous ni séducteur ni fille séduite.

Voilà ce que disait mon aïeul ; mais, depuis lors, les temps sont changés, et, pour ce crime, inconnu chez nos aïeux, nos pères ont inventé une vengeance inouïe. Si le séducteur n'a pas quitté le pays, les frères de la jeune fille vont le trouver, et il doit alors réparer sa faute ou se battre avec eux. L'aîné commence ; puis, s'il succombe, après l'aîné vient le cadet, après celui-ci le plus jeune, et après les enfants le père. Puis la vengeance se lègue au frère, à l'oncle ou au cousin, jusqu'à ce qu'enfin le coupable succombe.

Si, au contraire, le coupable est absent, la famille s'en prend à sa complice : son père ou son frère aîné, ou le chef de la famille enfin, lui demande combien de temps elle désire qu'on lui accorde pour que son amant revienne : alors elle fixe elle-même le temps qu'elle croit nécessaire à son retour, trois, six ou neuf mois, mais jamais plus d'un an.

Cette époque convenue, tout rentre dans la forme habituelle ; nul ne parle à la pauvre enfant de sa faute, et l'on attend patiemment l'époque où elle doit être réparée. Au jour dit, le chef de la famille vient demander à la jeune fille où est son époux, et, si son époux n'est pas de retour, il lui fait sauter la cervelle. Ne manque pas de revenir, mon bien-aimé ; car, si tu ne revenais pas, non seulement tu me tuerais, mais encore tu tuerais notre enfant !

Stéphana trouve que je change à vue d'œil ; ce matin, elle me disait de prendre garde, et qu'elle avait peur que je ne fusse atteinte de la maladie du pauvre Apostoli. Bonne Stéphana ! elle ne sait pas que je ne puis mourir, maintenant que je vis pour deux.

Où es-tu, maintenant ? à Smyrne, sans doute, mon bien-aimé. Une des plus terribles douleurs de l'absence est l'incertitude : comme si je l'avais prévu, plus le temps s'avance, plus je m'attriste ; j'ai peur que peu à peu le souvenir, si vif au moment de la séparation, ne s'émousse et ne se referme comme une blessure : la place où elle était se voit bien toujours par la cicatrice ; mais n'y a-t-il pas aussi des cicatrices qui arrivent à s'effacer tout à fait ? Ce que je dis ne peut pas s'appliquer à moi, mon bien-aimé : pour moi, chaque objet qui m'entoure a une langue qui me parle au cœur. Partout où je puis aller ici, tu as été ; tout est empreint de ta mémoire ; je voudrais t'oublier, que je ne le pourrais pas, enfermée que je suis dans le cercle tracé par ton souvenir, et, si ma blessure se cicatrise, ce sera en y enfermant ton amour. Mais toi, il n'en est point ainsi ; hors de mon île, nul ne m'a vue, aucun objet ne m'a touchée, rien ne me connaît ; et je suis si ignorante, pardonne moi, que, lorsque je devinerais le lieu que tu habites, je ne saurais pas de quel côté de l'horizon je dois confier au vent mes soupirs et mes baisers.

Et c'est cette ignorance même qui redouble mon amour : si j'étais savante comme toi, j'aurais des espaces immenses où perdre mon imagination ; je me demanderais quel pouvoir suspend les étoiles au dessus de ma tête, quel mouvement combiné ramène le cercle infini des saisons, quel génie providentiel veille à la chute et à l'élévation des empires ; et alors, perdue dans ces recherches profondes, je cesserais peut-être un instant de penser à toi en essayant de mesurer le pouvoir de Dieu et la science des hommes. Mais il n'en est point ainsi. à peine ai-je fait quelques pas devant moi, que je touche à la barrière, et que je suis ramenée par mon ignorance, des limites de mon esprit, vide d'instruction, à mon cœur tout plein d'amour.

Mon Dieu ! mon Dieu ! aucune nouvelle de toi, aucun espoir qu'il m'en arrive. Un passé lumineux, un présent sombre, un avenir noir. Ne pouvoir aider en rien aux événements qui doivent faire ma mort ou ma vie... Attendre ! Je ne doute pas de ton amour ; j'ai foi entière en ta parole : tout ce qu'il est humainement possible de faire pour revenir à moi, tu le feras ; mais le destin ne peut-il pas être plus fort que ta volonté ? Ne suis-je pas retenue ici, moi, sans pouvoir, quelque désir que j'en aie, aller à toi ? Il y a des moments où je voudrais mourir, pour que mon esprit fût libre des chaînes de mon corps.

Oh ! cette fois, je suis réellement souffrante, mon bien-aimé ; je ne sais quelle fièvre me dévore, et je passe incessamment d'une agitation terrible à une langueur mortelle. J'avais cru que je pourrais t'écrire chaque jour, et que je trouverais quelque consolation à te confier chacune des pensées de mon cœur ; mais le cercle en a été vite épuisé. Que te redire que je ne t'aie pas dit ? Je t'aime, je t'aime, je t'aime ! Que j'écrive ce mot chaque soir, et j'aurai écrit, chaque soir, la pensée de tout le jour.

Il n'y a plus de doute, mon bien-aimé, il y a un être qui vit en moi ; je l'ai senti tressaillir à l'instant même pour la première fois, et je reviens à toi pour te dire : « Nous t'aimons. », Oh ! songes-y bien, maintenant je ne suis plus seule ; ce n'est plus pour moi seule que tu reviens : il y a entre nous quelque chose de plus sacré que l'amour, il y a notre enfant. Je pleure, bien-aimé : est-ce de joie ? est-ce de crainte ? N'importe ! j'ai retrouvé mes larmes, et cela me fait du bien de pleurer.

Il y a aujourd'hui trois mois que tu m'as quittée ; trois mois, jour pour jour, dont pas une heure ne s'est écoulée sans que je pensasse à toi, trois mois pendant lesquels tout ce que j'ai interrogé sur toi est resté muet et sourd. Ne tarde pas à revenir, mon bien-aimé ; car tu ne reconnaîtras plus ta Fatinitza, tant elle est faible et pâle maintenant.

Dieu sait si j'étais bonne fille et tendre sœur, et si, dans ces longues et dangereuses absences de mon père et de mon frère, je passais un seul jour sans prier la Panagie pour eux. Eh bien, écoute-moi, et je m'en accuse comme d'un crime : à peine si, depuis le temps où vous êtes partis ensemble, j'ai pensé trois ou quatre fois à eux ; et, cependant, ce sont eux qui courent tous les périls, c'est pour eux que la mer a des tempêtes, c'est pour eux que le combat a des blessures, c'est pour eux que la justice a des châtiments. Mon Dieu, pardonnez-moi de ne plus penser à mon père et à Fortunato ! mon Dieu, pardonnez-moi de ne plus penser qu'à mon amant !

Oh ! que je voudrais tomber dans quelque léthargie profonde, et ne me réveiller que pour être heureuse ou mourir ! Le temps s'écoule, les heures se passent, sans que je les mesure autrement que par la succession des jours et des nuits. Qui empêche que cela ne dure toujours ainsi, puisque cela dure ainsi depuis cinq mois ? Le temps ne se calcule que selon la joie ou la douleur : cinq mois d'absence sont une éternité. Seigneur, mon Dieu ! qu'est-ce que je vois là-bas ?... Est-ce la felouque ? Mon Dieu ! soyez béni, c'est elle !

Je vais donc te revoir ! Mon Dieu ! donnez-moi la force ! Oh ! je mourrai de joie... ou de douleur. Sans toi ! sans toi ! Miséricorde !

Ils savent tout ! Dès que j'ai aperçu la felouque, j'ai couru à la fenêtre, et, à mesure qu'elle approchait, j'ai cherché à te reconnaître sur le pont. Pardonnez-moi, mon Dieu ! mais je crois que j'aurais mieux aimé que mon père ou mon frère y manquât que toi.

Enfin, tu n'y étais pas ; bien avant que la felouque fût entrée dans le port, j'avais acquis cette affreuse certitude. Tout le monde courut au-devant d'eux ; moi seule, je restai clouée à ma fenêtre, et je n'eus pas même la force de faire un signe pour leur indiquer que je les voyais. Ils montèrent le sentier, et je les aperçus de loin, soucieux et inquiets ; puis les acclamations que les domestiques poussèrent en les revoyant parvinrent jusqu'à moi ; puis je les entendis monter l'escalier, ouvrir la porte. J'essayai d'aller à au-devant d'eux ; au milieu de la chambre, je tombai à genoux en prononçant ton nom.

Je ne sais pas ce qu'ils me répondirent ; je compris seulement qu'ils t'avaient déposé à Smyrne, où tu devais les attendre ; que tu ne les avais pas attendus et que tu étais parti sans qu'ils eussent appris où tu étais allé, ni quand tu reviendrais. Je tombai évanouie. Quand je revins à moi, j'étais seule avec Stéphana. Elle pleurait ; car, jusqu'à ce moment, je lui avais caché que je fusse enceinte, et c'était elle qui, dans son ignorance, m'avait trahie en me portant du secours.

Oh ! quelle nuit longue et désespérée ! quelle nuit de tempête au ciel et dans mon cœur ?... Oh ! si toute la création pouvait s'abîmer, et que, sur ses débris, je te revisse une fois encore !

Je suis condamnée, mon bien-aimé. Si, d'ici à quatre mois, tu n'es pas revenu, je mourrai pour toi et par toi. Sois béni ! Ce matin, ils sont montés dans ma chambre, seuls et le front calme, mais sévère. Je me doutais de la cause qui les amenait, et, en les voyant entrer, je me suis mise à genoux. Alors ils m'ont interrogée comme des juges interrogent une criminelle. J'ai tout dit.

Ils m'ont demandé si je croyais que tu revinsses. Je leur ai répondu : « Oui, s'il n'est pas mort. » Ils m'ont demandé quel temps je voulais qu'ils m'accordassent. Je leur répondis : « Jusqu'à ce que j'aie embrassé mon enfant. » Ils m'ont accordé trois jours après sa naissance. Alors, mon bien-aimé, tu seras revenu, ou tu ne reviendras jamais ; et, si tu ne dois jamais revenir, tout est bien, et mieux vaut que je meure.

Je ne vis plus ; j'attends. Tout est, pour moi, dans ce mot. Je me lève, je vais à ma fenêtre, j'y reste les yeux fixés sur la mer. à chaque barque, je tressaille et j'espère... Elle s'approche, et tout est fini. Oh ! notre pauvre enfant, comment survivra-t-il à tout ce que je souffre ? Stéphana me gronde de ce que je ne lui ai pas avoué mon secret. Par son aide, j'aurais pu tromper mon père et Fortunato. Les tromper ! pourquoi faire ? Si tu ne reviens pas, est-ce que je veux vivre, moi !

Oh ! reviens, reviens, mon bien-aimé ! si ce n'est pas pour moi, que ce soit pour notre pauvre enfant ; et, si tu ne m'aimes plus, tu ne me reverras pas, tu attendras seulement qu'il soit né. Je te le jetterai dans ton manteau, tu l'emporteras, et tu me laisseras mourir.

Les jours ! les jours ! comme ils sont longs, lorsque je rêve ; comme ils sont courts, quand je réfléchis !... Sept mois écoulés déjà !... Déjà !... Mais que fais-tu donc, mon Dieu ? Où es-tu ? Tu me demandais trois mois, tu m'en demandais quatre au plus, et voilà sept mois ! Tu es prisonnier ou mort, mon bien-aimé... Ils t'auront arrêté, en Angleterre, ils t'auront fait ton procès... Ils t'auront condamné comme moi... Comme moi, tu attends l'heure de mourir.

J'ai oublié de te demander si tu étais certain que l'on se revît au ciel !

Tout est ici comme auparavant, et il y a des jours où je me demande si je n'ai point fait un rêve. Mon père et mon frère semblent avoir tout oublié !... Ils viennent me voir comme d'habitude ; comme d'habitude, ils sont bons et affectueux pour moi... Mais, de temps en temps, un tressaillement subit et douloureux me dit qu'ils se souviennent, et que, comme moi, ils attendent. Oh ! ta chanson sicilienne :

J'ai pris sur la plage
Une fleur sauvage ;
Comme son visage,
Je la vois pâlir.
C'est que toute plante
De sa tige absente,
Fanée et souffrante,
Doit bientôt mourir.

Ainsi mourra celle
Dont l'amour fidèle
Vainement m'appelle
La nuit et le jour,
Pauvre fleur de grève,
Plus pâle qu'un rêve,
Qui n'avait pour sève
Que mon seul amour !

Et cependant tu me disais qu'il ne fallait pas croire aux prophéties.

Se coucher tous les soirs avec une seule pensée, s'éveiller tous les matins avec une seule espérance, passer sa journée à voir s'envoler, les uns après les autres, tous les rêves de sa nuit, mon bien-aimé, c'est à en devenir folle. Le temps marche comme si la mort elle-même le poussait devant elle... Voilà huit mois que tu es parti ; un mois encore, pas même un mois... et alors, ou tu seras revenu, ou tout sera fini pour moi. J'ai composé une longue prière.

Dieu ; toute la journée, je me tiens debout à ma fenêtre, les yeux fixés sur la mer, et la répétant machinalement. Au reste, je vais là, maintenant, parce que c'est la place à laquelle j'ai l'habitude d'aller. Je ne crois plus à ton retour, je crois à ta mort. ô mon bien-aimé ! prie pour moi au ciel, et que mon passage de ce monde à l'autre ne soit pas trop douloureux.

Seigneur ! Seigneur ! le terme est-il arrivé ? Et ces douleurs que j'éprouve m'annoncent-elles que je vais être mère ? Je souffre tant, que je ne puis plus écrire ; ma main tremble. Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi. Mourrai-je donc sans te revoir ?... Mon bien aimé !... Oh ! un fils ! un fils ! Il est beau... il te ressemble... que je suis heureuse ! Misérable ! qu'est-ce que je dis là ?... Oh ! reviens, reviens, mon amour chéri, mon ange adoré ; reviens, tu n'as plus que trois jours !...

Tu n'es pas mort, j'en suis sûre ; je t'ai revu. Oh ! quel singulier rêve ! Non, la fièvre, si ardente qu'elle soit, n'a point de pareilles apparitions ; c'était une réalité, une permission de Dieu, un miracle. Je m'étais endormie brisée, mon enfant était couché près de moi, Stéphana veillait au pied de mon lit. Il me semblait alors que mon âme quittait mon corps, fluide et transparente comme une vapeur. Puis je me sentis emporter par le vent, comme un oiseau de l'air, comme un nuage du ciel. Je passai par-dessus des villes, des fleuves, des montagnes, tournant le dos à la mer. Au bout d'un instant, j'aperçus une autre mer que je ne connais point, un golfe que je ne me rappelle pas avoir jamais vu, même en songe. Je m'abattis sans bruit au milieu des ruines d'une ville morte.

à vingt pas de moi, sur un fût de colonne un homme était assis la tête dans ses mains. Au bout d'un instant, cet homme leva la tête. C'était toi, mon bien-aimé. Je voulus parler, étendre les bras. Hélas ! hélas ! je n'avais ni voix ni mouvement. Tu me reconnus, car tu prononças mon nom. Oh ! j'ai entendu ta voix, ta voix chérie ; elle est là encore, elle murmure à mon oreille. Trois fois tu te tournas vers différents points de l'horizon, et trois fois je me sentis emportée par une puissance supérieure, et je me retrouvai devant toi. Alors tu marchas à moi, je te vis t'approcher, tu étais près de m'atteindre, tu étendais le bras, tu allais me toucher. Je jetai un cri et je me réveillai. Tu vis, tu m'aimes, tu reviens ; mais arriveras-tu à temps, mon Dieu ? Pendant que je t'écris sur mon lit, Stéphana est à la fenêtre ; elle regarde. Notre enfant dort.

Oh ! si le vent ne le pousse pas assez rapidement, quitte ton vaisseau et prends une barque, et, si la barque ne va pas assez vite, jette-toi à la mer. Arrive, arrive ! C'est demain le troisième jour, nous n'avons plus qu'une nuit ; nous la passerons en prières, Stéphana et moi ; elle a obtenu, du prêtre qui l'a mariée, de transporter dans ma chambre une image miraculeuse de la Vierge. Nous sommes à genoux devant elle, et je lui fais baiser les pieds par notre pauvre enfant. Vierge sainte, ayez pitié de moi ! étoile d'amour, ayez pitié de moi ! Mère de douleurs, ayez pitié de moi !

Bonne Stéphana ! elle qui me disait toujours que je ne te reverrais plus, la voilà maintenant qui me dit que tu reviendras. Elle a donc perdu tout espoir ?

Le jour, mon bien-aimé, voilà le jour, beau, souriant, comme si tu étais là près de moi, comme si ça n'était pas mon dernier jour. Ils me laisseront toute la journée encore, ont-ils dit à Stéphana ; ils attendront que le soleil, qui se lève derrière l'île de Ténos, se couche derrière les montagnes de l'Attique, J'ai peur de la mort, car tu vis, je t'ai vu, j'en suis sûre ! Oh ! m'as-tu vue, toi, et te doutes-tu du danger que je cours ? sais-tu que je t'appelle ? sais-tu qu'à toi seul, tu peux me sauver, que je n'invoque plus la Vierge, que je n'invoque que toi ? Si je m'enfuyais avec mon enfant ? Mon Dieu, avant qu'ils arrivassent, pourquoi ne me suis-je pas enfuie ? C'est que je t'attendais.

Stéphana a voulu descendre ; un domestique a levé son voile pour s'assurer que ce n'était pas moi. Tout le village sait que c'est aujourd'hui mon dernier jour ; tout le monde prie. La cloche qui retentissait tout à l'heure, et dont je ne comprenais pas la voix, appelait les âmes pieuses à l'église ; elle leur disait de prier pour celle qui va mourir. Et celle qui va mourir, c'est moi, entends-tu, c'est moi, mon bien-aimé... c'est ta Fatinitza... c'est la mère de ton enfant... Oh ! ma pauvre tête ! Je ne sentirai pas le coup, je serai folle.

Rien sur la mer !... Aussi loin que le regard peut s'étendre, déserte ! déserte ! J'ai été écouter à la porte : il y a, de l'autre côté de ma porte, deux valets qui prient. Tout le monde prie : il n'y a que moi qui ne puis pas prier. Mon Dieu ! comme le soleil marche vite !

Stéphana est étendue sur mon lit ; elle s'arrache les cheveux. Moi, je tiens mon pauvre enfant dans mes bras ; je tourne autour de ma chambre comme une insensée ; puis, de temps en temps, je m'assieds pour t'écrire une ligne. Pauvre innocent, pourvu qu'ils l'épargnent ! Oh ! ne pleure pas ainsi, ma bonne Stéphana ; tu me brises le cœur ! Tu ne m'oublieras jamais, n'est-ce pas, mon bien-aimé ? Mon Dieu ! sauras-tu ce que j'ai souffert ? Ou tu es bien malheureux, ou tu es bien coupable ! Le soleil ne descend pas, il se précipite ; le voilà qui touche aux montagnes ; dans un instant, il sera caché derrière elles... Il me semble qu'il est couleur de sang.

J'ai soif. Je ne compte plus par jour, je ne compte plus par heure ; je compte par minute, je compte par seconde. Tout est fini : tu serais dans le port, que tu n'aurais pas le loisir d'arriver jusqu'à terre ; tu serais en bas, qu'ils ne te laisseraient pas le temps de monter jusqu'ici... écoute, Stéphana ! j'entends du bruit ; écoute si ce n'est pas eux !... Mon Dieu ! mon Dieu ! on ne voit plus que la moitié du disque du soleil ! Mon Dieu ! je voudrais cependant bien penser à vous ; mais, pardonnez-moi, je ne pense qu'à lui. Ce sont eux ! ce sont eux !... ils ont tenu parole... Le soleil est couché... Il fait nuit...

Ils montent... ils s'arrêtent à la porte... ils l'ouvrent... Je te pardonne... Adieu !... Reçois mon âme.

Ici finissait le manuscrit de Fatinitza. Je m'élançai dans la chambre de sa sœur.

– Eh bien, m'écriai-je, eh bien, après ?

– Après, me dit Stéphana, mon père lui a laissé le temps de faire sa prière ; puis, quand sa prière a été finie, il a tiré un pistolet de sa ceinture et il l'a tuée comme il lui avait dit qu'il le ferait.

– Et mon enfant ? m'écriai-je en me tordant les bras ; mon enfant, mon pauvre enfant ?

– Fortunato l'a pris par les pieds, et lui a brisé la tête contre la muraille.

Je jetai un cri terrible, et je tombai sans connaissance sur le pavé.

(58) Spectacle de combat naval.

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