Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XVII
Comment Agénor retrouva celle qu'il cherchait, et le prince Henri celui qu'il ne cherchait pas.

Agénor, une fois certain que c'était la voix d'Aïssa qu'il avait entendue, cédant à ce premier mouvement bien naturel dans un jeune homme de vingt ans, prit son épée, s'enveloppa de son manteau, et s'apprêta à pénétrer dans le jardin. Mais au moment où il enjambait la fenêtre, il sentit une main se poser sur son épaule ; il se retourna, c'était son écuyer.
- Seigneur, lui dit celui-ci, j'ai toujours remarqué une chose, c'est que quelques-unes des folies qui se font dans ce monde se font en passant par les portes, mais que le reste, c'est-à-dire la majeure partie, se fait en passant par les fenêtres.
Agénor fit un mouvement pour continuer son chemin. Musaron l'arrêta avec une respectueuse violence.
- Laisse-moi, dit le jeune homme.
- Seigneur, dit Musaron, je vous demande cinq minutes. Dans cinq minutes, vous serez libre de faire toutes les folies que vous voudrez.
- Sais-tu où je vais ? dit Mauléon.
- Je m'en doute.
- Sais-tu qui est là dans ce jardin ?
- La Moresque.
- Aïssa elle-même, tu l'as dit. Maintenant comptes-tu me tenir encore ?
- C'est selon comme vous serez raisonnable ou insensé.
- Que veux-tu dire ?
- Que la Moresque n'est pas seule.
- Non, sans doute, elle est avec son père qui ne la quitte jamais.
- Et son père lui-même est toujours gardé par une douzaine de Mores ?
- Eh bien ?
- Eh bien ! ils sont là rodant sous l'ombre de ces arbres. Vous allez vous heurter à l'un d'eux et vous le tuerez. Un autre viendra aux cris de celui-ci, vous le tuerez encore. Mais un troisième, un quatrième, un cinquième accourront ; il y aura lutte, combat, cliquetis d'épées ; vous serez reconnu, pris, tué peut-être.
- Soit ! mais je la verrai.
- Fi donc ! une Moresque !
- Je veux la revoir.
- Je ne vous empêche pas de la revoir, mais revoyez-la sans risque.
- As-tu un moyen ?
- Je n'en ai pas, mais le prince vous en donnera un.
- Comment, le prince ?
- Sans doute. Croyez-vous qu'il soit moins intéressé que vous à la présence de Mothril à Bordeaux, et qu'il n'aura pas un aussi grand désir, lorsqu'il le saura ici, de savoir ce que vient y chercher le père, que vous de savoir ce qu'y vient faire la fille ?
- Tu as raison, dit Agénor.
- Ah ! vous voyez bien, dit Musaron satisfait.
- Eh bien ! va prévenir le prince. Moi, je reste ici pour ne pas perdre de vue cette petite lumière.
- Et vous aurez la patience de nous attendre ?
- J'écouterai, dit Agénor.
En effet, la voix douce continuait de résonner dans la nuit, et la guzla vibra frémissante en l'accompagnant. Ce n'était plus le jardin de Bordeaux qu'il avait devant les yeux, c'était le jardin de l'alcazar ; ce n'était plus la blanche maison du prince de Galles, mais le kiosque moresque au rideau de verdure. Chaque son de la guzla pénétrait plus profondément dans son coeur, qui s'emplissait peu à peu d'ivresse. A peine se croyait-il seul, qu'il entendit la porte s'ouvrir et qu'il vit entrer Musaron, suivi du prince, enveloppé comme lui de son manteau, et portant comme lui l'épée à la main.
En quelques mots, le prince fut au fait de la situation, Agénor lui ayant raconté sans restriction ses relations antérieures avec la belle moresque, ainsi que la jalousie furieuse de Mothril.
- Ainsi, dit le prince, vous devez essayer de parler à cette femme ; par elle, nous saurons plus de choses que par tous les espions de la terre. Une femme que l'on tient en esclavage domine souvent son despote.
- Oui, oui, s'écria Mauléon, qui brûlait d'impatience de joindre Aïssa, et me voilà prêt à obéir aux ordres de Votre Altesse.
- Vous êtes sûr de l'avoir entendue ?
- Entendue comme je vous entends, monseigneur. Sa voix venait de là ; elle vibre encore à mon oreille, et me guiderait au milieu des ténèbres de l'enfer.
- Soit ! mais l'embarras pour nous est de pénétrer dans cette maison sans tomber au milieu de quelque troupe armée.
- Vous avez dit pour nous, monseigneur !
- Sans doute, je vous accompagne ; bien entendu que je me tiens à l'écart, et que je vous laisse entretenir librement votre maîtresse.
- Alors, il n'y a plus de crainte, monseigneur. Deux champions comme vous et moi valent dix chrétiens et vingt Mores.
- Oui, mais ils font scandale, mais ils tuent, et le lendemain, forcés de fuir, ils ont sacrifié à une vaine fanfaronnade le succès d'une importante affaire. Soyons donc sages, chevalier ; revoyez votre maîtresse, mais avec toutes les précautions nécessaires. Prenez garde surtout de perdre votre poignard, ou dans les jardins, ou dans les appartements d'un père ou d'un mari jaloux. Il m'en a coûté la femme que j'ai le plus aimée pour avoir laissé tomber le mien dans la chambre de don Guttière.
- Oui, prudence ! prudence ! murmura Musaron.
- Oui ; mais avec trop de prudence, nous la perdrons peut-être, répondit Agénor.
- Soyez tranquilles, dit Henri. Ce sera, foi de prince ! ma première confiscation sur les Mores, si jamais je monte sur le trône de Castille. En attendant, ménageons-nous ce trône.
- J'attends les ordres de Votre Altesse, dit Mauléon, réprimant avec peine son impatience.
- Bien, bien, dit Henri. Je vois que vous êtes un soldat discipliné, et tout n'en ira que mieux pour vous être soumis à mon obéissance. Nous sommes capitaines, et nous devons savoir reconnaître le côté faible d'une place. Descendons au jardin, examinons les murs, et quand nous aurons trouvé un endroit favorable à l'escalade, eh bien ! nous escaladerons.
- Eh ! seigneur, dit Musaron, ce ne sera pas l'escalade qui sera difficile, car j'ai vu une échelle dans la cour. Tous les endroits du mur seront donc aussi favorables les uns que les autres. Mais derrière le mur, il y a des Mores à cimeterre, des forêts de piques. Mon maître sait que je suis brave, mais quand il s'agit de la vie d'un prince si illustre et d'un si illustre chevalier...
- Parle pour le prince, dit Agénor.
- Ce bon écuyer me plaît, dit Henri ; il est prudent et fera une arrière-garde des plus utiles.
Puis élevant la voix :
- Pérajo, continua-t-il, s'adressant à son écuyer qui attendait à la porte, êtes-vous armé ?
- Oui, monseigneur, répondit celui auquel s'adressait cette question.
- Alors, suivez-nous.
Musaron vit qu'il n'y avait point à répliquer. Tout ce qu'il gagna fut que l'on sortît par la porte, et que l'on descendît par l'escalier au lieu de descendre par la fenêtre. Au reste, comme toujours, une fois son parti pris, il alla bravement au but. En effet, il y avait une échelle dans la cour ; il l'appliqua contre le mur. Le prince voulut passer le premier ; Agénor le suivit, puis Pérajo ; enfin Musaron passa le dernier, et tira l'échelle de l'autre coté du mur.
- Garde cette échelle, dit le prince ; car la façon dont tu as parlé m'a donné toute confiance en toi. Musaron s'assit sur le dernier échelon ; Pérajo fut placé vingt pas plus loin, en embuscade dans un figuier, et Henri et Agénor continuèrent de s'avancer suivant les grandes ombres des arbres qui les dérobaient naturellement aux regards de ceux qui pouvaient être placés dans la lumière.
Bientôt l'on se trouva si près de la maison, qu'à défaut des sons de la guzla qui avaient cessé, on entendait les soupirs de la musicienne.
- Prince, dit Agénor, qui ne pouvait contenir plus longtemps son impatience, attendez-moi sous ce berceau de chèvrefeuille ; avant dix minutes, j'aurai parlé à la Moresque, et je saurai ce que son père est venu faire à Bordeaux. Si j'étais attaqué, ne compromettez pas votre existence et regagnez l'échelle. Je vous avertirai par ce seul cri : Au mur !
- Si vous êtes attaqué, dit Henri, souvenez-vous, chevalier, que nul peut- être, excepté le roi don Pedro mon frère, et messire Duguesclin mon maître, ne manie l'estoc comme je le sais faire. Alors, chevalier, je vous montrerai que je ne me vante pas à tort.
Agénor remercia le prince, qui disparut dans l'ombre où les yeux du chevalier le cherchèrent vainement. Quant à Agénor, il continua son chemin vers la maison ; mais entre elle et le bois il y avait à traverser un espace vide éclairé par la lune. Agénor hésita un instant avant de provoquer pour ainsi dire la lumière. Cependant il allait se hasarder à accepter ce passage, quand, d'une porte latérale de la maison qui s'ouvrit en criant, sortirent trois hommes qui causaient à voix basse. Celui qui devait passer le plus près d'Agénor, enseveli, immobile et muet sous l'ombre d'un platane, était Mothril, si facile à reconnaître, grâce à son burnous blanc ; celui du milieu était un chevalier revêtu d'une armure noire ; enfin celui qui devait passer le plus près de don Henri était un seigneur portant un riche costume castillan sous un manteau de pourpre.
- Seigneur, dit en riant ce dernier au chevalier noir, il ne faut pas en vouloir à Mothril de ce qu'il vous refuse de montrer sa fille ce soir. Moi, qui depuis près de six semaines voyage nuit et jour avec lui, à peine s'il a consenti à me la laisser voir.
Le chevalier noir répondit ; mais Agénor ne s'inquiéta pas de sa réponse. Ce qu'il désirait savoir, ce qu'il savait maintenant, c'est qu'Aïssa était seule. Au son de la voix paternelle, elle s'était même levée, et, curieuse comme une chrétienne, elle s'était penchée hors de sa fenêtre pour suivre de l'oeil les trois promeneurs mystérieux.
Le chevalier s'élança hors du massif, et en deux bonds fut au bas de la fenêtre, élevée d'une vingtaine de pieds.
- Aïssa, lui dit-il, me reconnais-tu ?
Si maîtresse d'elle-même qu'elle fût, la jeune fille se recula avec un petit cri involontaire. Mais presque aussitôt reconnaissant celui qui habitait toujours dans ses pensées, elle lui tendit ses bras à son tour en lui demandant :
- Est-ce toi, Agénor ?
- Oui, c'est moi, mon amour. Mais comment arriver jusqu'à toi que je retrouve si miraculeusement ? N'as-tu pas une échelle de soie ?
- Non, dit Aïssa, mais demain j'en aurai une. Mon père passera la nuit au château du prince. Viens demain ; mais ce soir prends garde, car ils sont aux environs.
- Qui cela ? demanda Agénor.
- Mon père, le prince Noir et le roi.
- Quel roi ?
- Le roi don Pedro.
Agénor songea à Henri, qui allait peut-être se trouver face à face avec son frère.
- A demain, dit-il, en s'élançant sous les arbres, où il disparut aussitôt.
Agénor ne se trompait qu'à moitié. Les trois promeneurs s'étaient dirigés vers l'endroit où Henri se tenait caché. Le prince reconnut d'abord Mothril.
- Seigneur, disait-il au moment où il arrivait à la portée de la voix, Votre Altesse a tort de revenir sans cesse à Aïssa. Le noble fils du roi d'Angleterre, le glorieux prince de Galles, n'est point venu pour voir une pauvre fille Africaine, mais pour décider avec vous de la destinée d'un grand royaume.
Henri, qui avait avancé le milieu du corps pour mieux entendre, fit une retraite en arrière.
- Le prince de Galles ! murmura-t-il avec une indicible surprise en regardant curieusement cette armure noire, si connue en Europe depuis les sanglantes batailles de Crécy et de Poitiers.
- Demain, dit le prince, je vous recevrai chez moi, et alors demain, avant que nous nous quittions, tout sera réglé, j'espère, et alors l'affaire pourra être rendue publique. Aujourd'hui, je devais me conformer aux désirs de mon hôte royal et ne pas éveiller la curiosité des courtisans ; je devais enfin, avant de rien conclure, savoir au juste les intentions de Son Altesse le roi don Pèdre de Castille.
A ces mots, le prince Noir s'inclina avec courtoisie du côté du cavalier au manteau de pourpre.
La sueur monta au front de Henri ; mais ce fut bien autre chose encore quand une voix bien connue de lui prononça ces paroles :
- Je ne suis pas le roi de Castille, monseigneur, mais un suppliant forcé de venir chercher du secours loin de son royaume, car mes plus cruels ennemis sont dans ma famille : de trois frères que j'avais, l'un en voulait à mon honneur, les deux autres à ma vie. Celui qui en voulait à mon honneur., je l'ai tué : restent Henri et Tello ; Tello est resté en Aragon pour lever une armée contre moi ; Henri est en France près du roi Charles, et le flatte de l'espoir de conquérir mon royaume, de sorte que la France, épuisée par vos victoires, voudrait prendre en Castille des forces nouvelles pour vous combattre. J'ai donc pensé que c'était votre politique, monseigneur, de secourir le bon droit d'un monarque légitime en continuant chez lui, avec les ressources d'hommes et d'argent qu'il vous offre, la guerre que cette hypocrite rupture de la trêve vous permet de faire à la France. J'attends la réponse de Votre Altesse pour savoir si je dois désespérer de ma cause.
- Certes, non, il ne faut point désespérer, monseigneur, car, ainsi que vous le dites, votre cause est légitime. Mais, presque vice-roi de la Guyenne, je n'ai pas voulu porter seul le poids de ma vice-royauté. J'ai demandé à mon père un conseil composé d'hommes sages. Ce conseil, il me l'a accordé. Ce conseil, il faut que je le consulte, mais soyez assuré que si l'avis de la majorité est le mien, et cède au penchant que j'ai de vous plaire, jamais allié plus fidèle, et j'ose le dire, plus énergique, n'aura combattu sous vos bannières. Demain, quand vous viendrez au palais, sire, ma réponse sera plus explicite. Jusque là ne vous montrez point. La réussite dépend surtout du secret.
- Oh ! soyez tranquille, personne ici ne nous connaît.
- Et cette maison est sûre, dit le prince, et même assez sûre, ajouta-t-il en riant, pour calmer les craintes du seigneur Mothril au sujet de sa fille.
Le More balbutia quelques mots que Henri n'entendit point, car déjà les trois promeneurs commençaient à s'éloigner de lui ; d'ailleurs une seule pensée, ardente, folle, presque insurmontable, le minait depuis qu'il avait entendu résonner cette voix maudite ; là, à deux pas de lui, était son ennemi mortel, le spectre dressé entre lui et le but qu'il voulait atteindre ; là, à la longueur de son épée, était l'homme altéré de son sang, et du sang duquel il était altéré ; un seul coup porté d'une main que sa haine eût guidée terminait la guerre, tranchait le doute. Cette idée faisait bondir le coeur du prince, et attirait son bras vers son ennemi.
Mais Henri n'était pas de ces hommes qui cèdent au premier sentiment, ce premier sentiment fût-il inspiré par une haine mortelle.
- Non, non, dit-il, je le tuerais, mais voilà tout. Et ce n'est point assez pour moi de le tuer, il faut que je lui succède. Je le tuerais, mais le prince de Galles vengerait son hôte assassiné, me ferait périr ignominieusement, ou me ferait enfermer dans une prison éternelle... Oui, continua Henri après un moment de silence, mais aussi je pourrais me sauver, et Tello qui est là-bas, reprit-il en souriant à lui-même de ce qu'il avait pu oublier un de ses frères, quoique ce frère fût son allié, Tello que je retrouverais sur le trône !... ce serait à recommencer !
Cette considération arrêta le bras de Henri ; son épée moitié tirée rentra dans le fourreau.
Certes, les esprits des ténèbres durent bien rire de leur infernale soeur l'Ambition, qui, pour la première fois, écartait la main de l'ambitieux de son poignard.
C'est en ce moment que les trois promeneurs, se trouvant hors de la portée de la voix, Mothril prononça ces paroles que le prince n'entendit pas.
Au même instant, Agénor le rejoignit : l'un était lugubre, l'autre rayonnant ; l'un venait d'oublier la guerre, les intrigues, les princes, le monde ; l'autre froissait les mailles de ses gants de fer, croyant déjà broyer ses ennemis et se cramponner aux marches du trône de Castille.

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