Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XIX
Amour.

Mais s'il ne pouvait parler, Mauléon pouvait agir. Il entraîna rapidement Aïssa sous le berceau de chèvrefeuille qui la veille avait protégé Henri de Transtamare, et là, asseyant la belle Moresque sur un banc de gazon, il tomba à ses genoux.
- Je t'attendais, répéta Aïssa.
- Me suis-je donc fait attendre ! demanda Agénor.
- Oui, répondit la jeune fille, car je t'attends non seulement depuis hier, mais depuis le premier jour où je t'ai vu.
- Tu m'aimes donc ! s'écria Agénor au comble de la joie.
- Je t'aime, reprit la jeune fille, et toi, m'aimes-tu ?
- Oh ! oui, oui, je t'aime, reprit le jeune homme.
- Moi, je t'aime, parce que tu es brave, dit Aïssa, et toi, pourquoi m'aimes tu ?
- Parce que tu es belle, dit Agénor.
- C'est vrai :tu ne connais de moi que mon visage ; tandis que moi, je me suis fait raconter ce que tu as fait.
- Alors, tu sais que je suis l'ennemi de ton père ?
- Oui.
- Alors, tu sais que non seulement je suis son ennemi, mais, qu'entre nous, c'est une guerre à mort.
- Je sais cela.
- Et tu ne me hais point de ce que je hais Mothril ?
- Je t'aime !
- En effet, tu as raison. Je hais cet homme, parce qu'il a traîné don Frédéric, mon frère d'armes, à la boucherie ! je hais cet homme, parce qu'il a assassiné la malheureuse Blanche de Bourbon ! je hais cet homme enfin, parce qu'il te garde plus comme une maîtresse que comme une fille. Es-tu bien sa fille, Aïssa ?
- Ecoute, je n'en sais rien. Il me semble qu'un jour, tout enfant, je me suis éveillée après un long sommeil, et qu'en ouvrant les yeux, le premier visage que j'ai vu était celui de cet homme, il m'a appelée sa fille et je l'ai appelé mon père. Mais lui, je ne l'aime pas ; il me fait peur.
- Est-il donc méchant ou sévère pour toi ?
- Au contraire : une reine n'est pas servie plus ponctuellement que je ne le suis. Chacun de mes désirs est un ordre. Je n'ai qu'à faire un signe, je suis obéie. Toutes ses pensées semblent se rapporter à moi. Je ne sais quels projets il a bâti sur ma tête, mais parfois je m'épouvante de cette sombre et jalouse tendresse.
- Ainsi tu ne l'aimes pas comme une fille doit aimer son père ?
- J'en ai peur, Agénor. Ecoute, quelquefois il entre la nuit dans ma chambre, pareil à un esprit, et je frissonne. Il approche du lit sur lequel je repose, et son pas est si léger qu'il ne réveille pas même mes femmes endormies sur les nattes, au milieu desquelles il passe, comme si ses pieds ne touchaient pas la terre. Mais moi pourtant, moi je ne dors pas, et derrière mes paupières que la terreur fait vaciller, je vois son effrayant sourire. Il s'approche alors, il se courbe sur mon lit. Son souffle dévore mon visage, et le baiser, baiser étrange, moitié de père, moitié d'amant, le baiser par lequel il croit protéger mon sommeil, laisse à mon front ou à ma lèvre une empreinte douloureuse comme celle d'un fer rouge. Voilà les visions qui m'assiègent, visions pleines de réalité. Voici les craintes avec lesquelles je m'endors chaque nuit, et cependant quelque chose me dit que j'ai tort de trembler, car, je te le répète, endormie ou éveillée, j'exerce sur lui un étrange empire ; souvent je l'ai vu frémir quand je fronçais le sourcil, et jamais son oeil si perçant et si fier n'a pu soutenir le feu de mon regard. Mais pourquoi me parles-tu de Mothril, mon brave chevalier ; tu n'as pas peur de lui, toi qui n'as peur de rien.
- Non, sans doute, et je ne crains que pour toi.
- Tu crains pour moi, c'est que tu m'aimes bien, dit Aïssa avec un ravissant sourire.
- Aïssa, je n'ai jamais aimé les femmes de mon pays, où cependant les femmes sont belles, et souvent je me suis étonné de cette indifférence, mais je sais pourquoi maintenant. C'était afin que le trésor de mon coeur t'appartint tout entier. Tu demandes si je t'aime, Aïssa ; écoute et juge de mon amour : tu me dirais de tout quitter pour toi, de tout renier pour toi, excepté mon honneur, eh bien ! Aïssa, je te ferais ce sacrifice.
- Et moi, dit la jeune fille avec un divin sourire, je ferais mieux encore, car moi je te sacrifierais mon Dieu et mon honneur.
Agénor ne connaissait point encore cette ardente poésie de la passion orientale, et venait seulement de la comprendre en regardant le sourire d'Aïssa.
- Eh bien, dit-il en l'enlaçant de ses deux bras, je ne veux pas que tu me sacrifies ton Dieu et ton honneur sans que moi j'attache ma vie à la tienne. Dans mon pays, les femmes qu'on aime, Aïssa, deviennent des amies près desquelles l'on vit et l'on meurt, et qui, quand elles ont reçu notre foi, sont sûres de n'être jamais abandonnées au fond de quelque harem pour y servir les nouvelles maîtresses de celui qu'elles ont aimé. Fais-toi chrétienne, Aïssa, abandonne Mothril, et tu seras ma femme.
- J'allais te le demander, dit la jeune fille.
Agénor se releva, et en se relevant, du même coup il enleva sa maîtresse entre ses bras nerveux, et le coeur battant contre son coeur, le visage doucement caressé par ses cheveux frais et parfumés, la joie dans l'âme, l'ivresse au front, il s'en alla toujours courant vers l'endroit de la muraille où il avait posé l'échelle.
En effet, le doux fardeau ne pesait guère au jeune homme qui franchissait avec la rapidité d'une flèche les massifs d'arbres et les bordures des allées.
Déjà il apercevait le mur plus sombre, car il était perdu dans une haie d'arbres, quand tout à coup Aïssa, plus agile qu'une couleuvre, glissa des bras d'Agénor en effleurant de tout son corps le corps du jeune homme.
Mauléon s'arrêta ; la Moresque était accroupie à ses pieds ; elle étendit les mains dans la direction du mur.
- Vois, dit-elle.
Et Mauléon, suivant le doigt indicateur, aperçut une forme blanche accroupie derrière les premiers échelons.
- Oh ! oh ! se dit en lui-même Agénor, serait-ce Musaron qui a eu peur pour moi, et qui veille sur nous ? Non, non, ajouta-t-il en secouant la tête ; Musaron est trop prudent pour s'exposer à recevoir par mégarde un coup d'épée.
L'ombre se dressa, et un éclair bleuâtre s'échappa de sa ceinture.
- Mothril ! s'écria Aïssa.
Réveillé par ce mot terrible, Agénor mit l'épée à la main.
Sans doute que le More n'avait pas encore aperçu la jeune fille, ou plutôt ne l'avait pas reconnue dans le groupe étrange que formait le chrétien emportant la Moresque dans ses bras ; mais aussitôt qu'il eut entendu le cri de la jeune fille, aussitôt que sa taille haute et svelte se fut dégagée de l'ombre, il poussa un cri terrible, et s'élança en aveugle contre Agénor.
Mais l'amour fut encore plus agile que la haine. Par un mouvement rapide comme la pensée, Aïssa fit tomber la visière du casque sur le visage du chevalier, et le More se trouva en face d'une statue de fer enlacée par les bras de sa fille.
Mothril s'arrêta.
- Aïssa ! murmura-t-il abattu et les bras tombants.
- Oui, Aïssa ! dit-elle avec une énergie sauvage qui doubla l'amour de Mauléon et fit passer un frisson dans les veines du More ; veux-tu me tuer ? frappe. Quant à celui ci, tu sais bien, n'est-ce pas, qu'il n'a pas peur de toi ?
Et du geste elle désignait Agénor.
Mothril étendit une main pour la saisir, mais alors elle fit un pas en arrière et démasqua Mauléon debout, immobile et l'épée à la main.
Et son oeil rayonna d'une haine si violente que Mauléon leva son épée.
Mais alors ce fut lui, à son tour, qui sentit le bras d'Aïssa arrêtant le sien.
- Non, dit-elle, ne le frappe pas devant moi. Tu es fort, tu es armé, tu es invulnérable, passe devant lui et va-t-en.
- Ah ! dit Mothril renversant l'échelle d'un coup de pied, tu es fort, tu es armé, tu es invulnérable, nous allons voir cela.
Au même instant, un sifflement aigu se fit entendre, et une douzaine de Mores apparurent la hache et le cimeterre à la main.
- Ah ! chiens d'infidèles, s'écria Agénor, venez à moi, et nous verrons.
- A mort le Chrétien ! cria Mothril, à mort !
- Ne crains rien, dit Aïssa.
Et elle s'avança d'un pas calme et ferme entre le chevalier et ses adversaires.
- Mothril, dit-elle, je veux voir sortir d'ici ce jeune homme, entends-tu ? je veux le voir sortir sain et sauf, sans qu'il tombe, ou malheur à toi ! un cheveu de sa tête.
- Mais tu aimes donc ce misérable ? s'écria Mothril.
- Je l'aime, dit Aïssa.
- Alors, raison de plus pour qu'il meure ; frappez, dit Mothril en levant lui même le poignard.
- Mothril, s'écria la jeune fille en fronçant le sourcil, et en faisant jaillir un double éclair de ses yeux, n'as-tu pas compris ce que j'ai dit, et faut-il que je te répète une seconde fois que je veux que ce jeune homme sorte d'ici à l'instant même ?
- Frappez ! répéta Mothril furieux.
Agénor fit un mouvement pour se mettre en défense.
- Attends, dit-elle, et tu vas voir le tigre devenir agneau.
A ces mots elle tira de sa ceinture un poignard fin et acéré, et découvrant son beau sein doré comme les grenades de Valence, elle en appuya la pointe aigu sur la chair, qui céda sous la dangereuse pression.
Le More poussa un cri d'angoisse.
- Ecoute, dit-elle, par le Dieu des Arabes que je renie, par le Dieu des chrétiens qui sera désormais mon Dieu ! je te jure que s'il arrive malheur à ce jeune homme, je me tue.
- Aïssa ! s'écria le More, par grâce ! tu me rends fou.
- Jette ton cangiar, alors, dit la jeune fille.
Le More obéit.
- Ordonne à tes esclaves de s'éloigner.
Mothril fit un signe, et les esclaves s'éloignèrent.
Aïssa jeta un long regard autour d'elle, comme fait une reine qui s'assure qu'elle est obéie.
Puis arrêtant sur le jeune homme ce regard à la fois humide de tendresse et brûlant de désir :
- Viens, Agénor, dit-elle à voix basse, viens que je te dise adieu.
- ne me suis-tu pas ? demanda de même le jeune homme.
- Non, car il aimerait mieux me tuer que me perdre. Je reste pour nous sauver tous deux.
- Mais tu m'aimeras toujours ? demanda Mauléon.
- Regarde cette étoile, reprit Aïssa en montrant au jeune homme la plus brillante des constellations qui flamboyaient au firmament.
- Oh ! je la vois, dit Agénor.
- Eh bien ! répondit Aïssa, elle s'éteindra au ciel avant que l'amour s'éteigne dans mon coeur. Adieu !
Et levant la visière du casque de son amant, elle appuya un long baiser sur ses lèvres, tandis que le More déchirait ses mains à belles dents.
- Maintenant, pars, dit Aïssa au chevalier, mais tiens-toi prêt à tout.
Et, se plaçant au pied de l'échelle qu'Agénor venait de dresser contre le mur, elle sourit en regardant le jeune homme, et en étendant la main vers Mothril comme les dompteurs de tigres qui font coucher sous un geste l'animal qu'on croyait prêt à les dévorer.
- Adieu ! lui dit une dernière fois Agénor, songe à ta promesse.
- Au revoir, répondit la belle Moresque ; je la tiendrai.
Agénor envoya un dernier baiser à la jeune fille, et sauta de l'autre côté du mur.
Un rugissement du More accompagna la proie qui lui échappait.
- Maintenant, dit Aïssa à Mothril, ne me fais pas voir que tu me surveilles de trop près, ne me laisse pas soupçonner que tu me traites en esclave, car, tu le sais, j'ai le moyen de m'affranchir. Allons ! il est tard, mon père, rentrons à la maison.
Mothril la laissa reprendre le chemin du pavillon, indolente et rêveuse. Il ramassa son long poignard, et passant une main sur son front :
- Enfant ! murmura-t-il, dans quelques mois, dans quelques jours peut-être, tu ne dompteras pas ainsi Mothril.
Au moment où la jeune fille mettait le pied sur le seuil de la porte, Mothril entendit des pas derrière lui.
- Rentrez vite, Aïssa dit-il ; voici le roi.
La jeune fille rentra et referma la porte sans se hâter davantage que si elle n'avait rien entendu. Mothril la vit disparaître ; un instant après, le roi était près de lui.
- Eh bien ! dit le roi, victoire ! ami Mothril, et nous l'avons emporté ; mais pourquoi as-tu quitté ainsi le conseil au moment où il allait entrer en délibération ?
- Parce que, dit Mothril, je n'ai point pensé que ce fût la place d'un pauvre esclave more, au milieu de si puissants princes chrétiens.
- Tu mens, Mothril, dit don Pedro, tu étais inquiet de ta fille, et tu es rentré pour veiller sur elle.
- Eh ! seigneur, dit Mothril, souriant à cette préoccupation du roi don Pedro, on dirait, sur mon honneur ! que vous y pensez encore plus que moi.
Et tous deux rentrèrent, mais non sans que don Pedro jetât un regard curieux sur la fenêtre du pavillon, derrière laquelle une ombre de femme se dessinait.

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