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Chapitre III
Comment, sans le secours du More, le chevalier Agénor de Mauléon trouva Coïmbre et le palais de don Frédéric, grand-maître de Saint-Jacques

Agénor, furieux de ce qu'il avait entendu et de ce que lui répéta son écuyer, eut un instant l'idée d'obtenir par la force ce que le More avait refusé à sa courtoisie. Mais lorsqu'il fit sentir l'éperon à son cheval pour courir après l'impertinent Sarrazin, le pauvre animal montra si peu de disposition à seconder les désirs de son maître, que le chevalier dût s'arrêter sur la pente semée de cailloux qui formait le chemin à peine indiqué d'ailleurs. L'arrière- garde du more observait les démarches des deux Francs, et se retournait par intervalles pour n'être pas surprise.
- Messire Agénor, criait Musaron alarmé de cette démonstration à laquelle la lassitude du cheval ôtait cependant toute chance de danger, messire Agénor, ne vous ai-je point dit que ce More ne comprenait pas le français, et ne vous ai-je pas avoué que, scandalisé comme vous de son silence, l'idée de l'interroger en espagnol m'était venue, mais quand il se trouvait déjà trop loin pour que cette idée fût mise à exécution. Ce n'est donc pas à lui qu'il faut en vouloir, mais à moi qui n'ai pas eu cette bienheureuse idée plus tôt. D'ailleurs, ajouta-t-il en voyant que le chevalier avait été obligé de faire une halte, d'ailleurs, nous sommes seuls, et vous voyez que votre cheval est harassé.
Mauléon secoua la tête.
- Tout cela est bel et bon, dit-il, mais ce More n'a pas agi naturellement ; on peut ne pas entendre le français, mais dans tous les pays du monde, on comprend la langue universelle du geste. Or, en prononçant le mot Coïmbre, tu as montré alternativement les deux villes, et il a dû nécessairement deviner que tu demandais ton chemin. – Je ne puis point rejoindre à cette heure ce More insolent. Mais, par le sang de Notre-Seigneur qui crie vengeance contre ces infidèles ! qu'il ne se retrouve jamais sur mon chemin.
- Au contraire, messire, dit Musaron, chez lequel la prudence n'excluait ni le courage ni la rancune. – Au contraire, rencontrez-le, mais dans d'autres conditions. Rencontrez-le seul à seul, avec les valets qui gardent sa litière, par exemple. Vous vous chargerez du maître et moi des valets ; puis ensuite nous verrons ce qu'il garde dans cette boîte de bois doré.
- Quelque idole, sans doute, répondit le chevalier.
- Ou bien son trésor, dit Musaron, un grand coffre avec des diamants, des perles, des rubis à remuer à deux mains. Car ces infidèles maudits connaissent les conjurations à l'aide desquelles on retrouve les trésors cachés. Oh ! si nous avions été six seulement, quatre même, nous vous en aurions fait voir, monsieur le More ! O France ! France ! poursuivit Musaron, où es-tu ? Vaillants gens d'armes, où êtes-vous ? Respectables aventuriers, mes compagnons, que n'êtes-vous là ?
- Ah ! mais, dit tout à coup le chevalier, qui avait réfléchi pendant cette sortie de son écuyer ; j'y songe...
- A quoi ? demanda Musaron.
- A la lettre de don Frédéric.
- Eh bien ?
- Eh bien ! dans cette lettre, peut-être nous donne-t-il sur la route de Coïmbre quelque renseignement que j'ai oublié.
- Ah ! vrai Dieu ! voilà qui est parler juste et penser sainement. La lettre, sire Agénor, la lettre, quand elle ne servirait qu'à nous réconforter par les belles promesses qu'on vous y fait.
Le chevalier décrocha de l'arçon de sa selle un petit rouleau de cuir parfumé, et, de ce rouleau, tira un parchemin. C'était la lettre de don Frédéric, qu'il conservait à la fois comme un passeport et un talisman.
Voici ce qu'elle contenait :

« Noble et généreux chevalier don Agénor de Mauléon, te souvient-il du beau coup de lance que tu échangeas à Narbonne avec don Frédéric, grand- maître de Saint-Jacques, alors que les Castillans venaient chercher en France dona Bianca de Bourbon ? »

- Il veut dire madame Blanche de Bourbon, interrompit l'écuyer, secouant la tête de haut en bas en homme qui a la prétention de comprendre l'espagnol, et qui ne veut pas laisser passer une occasion de faire connaître ce qu'il sait.
Le chevalier regarda Musaron de côté avec cette expression dont il avait l'habitude d'accueillir les fanfaronnades de tout genre que se permettait son écuyer ; puis, reportant ses yeux sur le parchemin :

« Je t'ai promis un bon souvenir, car tu fus noble et courtois envers moi. »

- Le fait est, interrompit une seconde fois Musaron, que Votre Seigneurie pouvait parfaitement bien lui introduire son poignard dans la gorge comme elle a fait si délicatement au Mongat de Lourdes dans le combat du pas de Larre, où elle a débuté. Car dans ce fameux tournoi où vous le désarçonnâtes et où, furieux d'être désarçonné, il demanda de continuer le combat à armes émoulues en place des armes courtoises dont vous vous étiez servi jusque-là, vous le teniez parfaitement sous votre genou. Et au lieu d'abuser de votre victoire, vous lui dites généreusement, j'entends encore ces belles paroles :
          « Relevez-vous, grand-maître de Saint-Jacques, pour être l'honneur de la chevalerie castillane. »
Et Musaron accompagna ces dernières paroles d'un geste plein de majesté, par lequel il parodiait sans s'en douter le geste qu'avait dû faire son maître en cette solennelle occasion.
- S'il fut désarçonné, dit Mauléon, ce fut la faute de son cheval qui ne put soutenir le coup. Ces chevaux demi-arabes, demi-castillans, valent mieux que les nôtres à la course, mais valent moins au combat. Et s'il tomba sous moi, c'est la faute de son éperon qui accrocha une racine d'arbre au moment où je lui portais un coup de hache sur la tête ; car c'est un chevalier intrépide et adroit. N'importe, continua Agénor avec un sentiment d'orgueil que toute cette modestie dont il venait de faire preuve ne lui permettait point de réprimer tout à fait, le jour dans lequel eut lieu cette mémorable passe d'armes de Narbonne fut un beau jour pour moi.
- Sans compter que vous en reçûtes le prix de madame Blanche de Bourbon, qui même était devenue fort pâle et fort tremblante, la douce princesse, en voyant que le tournoi auquel elle croyait assister s'était changé en un véritable combat. Oui, seigneur, répliqua Musaron tout palpitant à l'idée des grandeurs qui attendaient à Coïmbre son maître et lui-même, vous avez raison de dire que ce fut un beau jour, car votre fortune en est née.
- Je l'espère, répondit modestement Agénor ; mais continuons.
Et il reprit sa lecture.

« Aujourd'hui, je te rappelle, moi, – la promesse que tu me fis de n'accorder qu'à moi la fraternité d'armes. – Nous sommes tous deux chrétiens, viens auprès de moi en Portugal, à Coïmbre, que je viens de conquérir sur les infidèles. – Je te procurerai l'occasion de faire contre les ennemis de notre sainte religion de beaux faits d'armes. – Tu vivras dans mon palais comme moi-même, et à ma cour comme mon frère. – Viens donc, mon frère, – car j'ai bien besoin d'un homme qui m'aime, moi qui vis entouré d'ennemis adroits et dangereux.
Coïmbre est une ville que tu dois connaître de nom, sise, je te l'ai déjà dit, en Portugal, à deux lieues de la mer, sur le fleuve Mondego. – Tu n'auras à traverser que des pays amis. – D'abord, l'Aragon, qui est le domaine primitif laissé par don Sanche le Grand à Ramire, qui était un fils naturel comme toi, et qui fut un grand roi comme tu es un brave chevalier ; puis la Castille- Nouvelle, que le roi Alphonse VI a commencé de reconquérir sur les Mores, et que ses successeurs ont reconquise tout à fait après lui. Puis, Léon, théâtre des grands faits d'armes de l'illustre Pélage, ce preux chevalier dont je t'ai raconté l'histoire. Puis enfin tu traverseras l'Acqueda, et tu te trouveras dans le Portugal, où je t'attends. N'approche pas trop des montagnes que tu verras à ta gauche, si tu n'as pas une suite considérable, et ne te fie ni aux Juifs ni aux Mores que tu trouveras sur ton chemin.
Adieu ! souviens-toi que je me suis appelé tout un jour Agénor en ton honneur, comme tu t'es appelé tout un jour Fédérigo pour m'honorer.
J'ai marché sous tes couleurs ce jour aussi, et toi, tu as marché sous les miennes. C'est ainsi que nous allâmes, toi portant mon écharpe, moi portant la tienne, côte à côte, jusqu'à Urgel, escortant notre bien-aimée reine dona Bianca de Bourbon. Viens, don Agénor ; j'ai besoin d'un frère et d'un ami : viens. »

- Rien, dit Musaron, rien dans cette lettre qui puisse nous guider.
- Si fait ; tout au contraire, tout, dit Agénor. N'as-tu pas entendu ! et c'est vrai, que tout un jour j'ai porté son écharpe.
- Eh bien ?
- Eh bien ! ces couleurs étaient jaune et rouge. Cherche bien, Musaron ; toi dont la vue est si perçante, cherche bien, s'il n'y a pas dans les deux villes un édifice sur lequel flotte une bannière jaune comme l'or, rouge comme le sang, et cet édifice sera le palais de mon ami don Frédéric et tout autour de ce palais la ville de Coïmbre.
Musaron appliqua une main sur ses yeux pour briser les rayons du soleil qui confondaient tous les objets dans des flots de lumière formant une mer embrasée, et après avoir laissé errer son regard de gauche à droite et de droite à gauche, il fixa définitivement ses yeux sur la ville située à droite du fleuve, dans une des sinuosités que dessinait son cours.
- Sire Agénor, dit Musaron, en ce cas, voici Coïmbre ici à droite au pied de ce coteau et derrière cette muraille de platanes et d'aloès, car sur l'édifice principal flotte la bannière que vous dites ; seulement elle est surmontée d'une croix rouge.
- La croix de Saint-Jacques ! s'écria le chevalier ; c'est bien cela. Mais ne fais-tu pas quelque erreur, Musaron ?
- Que Votre Seigneurie regarde elle-même.
- Le soleil est si ardent que je distingue mal ; guide un peu mon regard.
- Par là, messire, par là.. suivez le chemin... là, entre ces deux bras du fleuve. Il se sépare en deux branches, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Suivez la branche droite qui côtoie le fleuve ; voyez la troupe du More entrer par l'une des portes...Tenez, tenez...
Juste en ce moment, le soleil, qui jusque là avait été un obstacle pour les deux voyageurs, vint au secours de Musaron en faisant jaillir un rayon de feu des armures moresques toutes damasquinées d'or.
- Bien ! bien !... je vois, dit-il. Puis, après un moment de réflexion :
- Ah ! le More allait à Coïmbre, et il n'a pas compris le mot Coïmbre ; à merveille ! Il faudra pour première courtoisie que don Frédéric me fasse avoir raison de cette insolence.
Mais comment se fait-il, continua le chevalier toujours se parlant à lui- même, que don Frédéric, ce prince si pieux, que son titre met au rang des premiers défenseurs de la religion, souffre des Mores dans sa ville nouvellement conquise, dans la ville d'où il les a chassés ?
- Que voulez-vous, messire ? répondit Musaron sans être interrogé. Don Frédéric n'est-il pas le frère naturel du seigneur don Pedro, roi de Castille ?
- Eh bien ? demanda Agénor.
- Eh bien ! ne savez-vous point, et cela m'étonnerait, car le bruit en est venu en France, ne savez-vous point que l'amour des Mores est inné dans cette famille. Le roi ne peut plus se passer d'eux, assure-t-on. Il a des Mores pour conseillers, il a des Mores pour médecins, il a des Mores pour gardes du corps, enfin il a des Moresques pour maîtresses...
- Taisez-vous, maître Musaron, dit le chevalier, et ne vous mêlez point des affaires du roi don Pedro, fort grand prince et frère de mon illustre ami.
- Frère ! frère ! murmura Musaron, j'ai encore entendu dire que c'était là une de ces fraternités moresques, qui finissent un jour ou l'autre par le cordon ou le cimeterre. J'aime mieux avoir pour frère Guillonnet, qui garde les chèvres dans le val d'Andorre, en chantant :
          Là haut sur la montage,
          Un berger malheureux.....
que d'avoir le roi don Pedro de Castille. C'est mon avis moi.
- Il est possible que ce soit ton avis, dit le chevalier, mais le mien à moi est que tu n'ajoutes pas un mot sur cette matière. Quand on vient demander l'hospitalité aux gens, c'est bien le moins qu'on ne parle pas mal d'eux.
- Nous ne venons pas chez le roi don Pedro de Castille, dit l'intraitable Musaron, puisque nous venons chez don Frédéric, seigneur de Coïmbre en Portugal.
- Chez l'un ou chez l'autre, dit le chevalier, tais-toi, je le veux.
Musaron leva son béret blanc à gland rouge, et s'inclina avec un rire goguenard que dissimulèrent ses longs cheveux, noirs comme l'ébène, retombant sur ses joues maigres.
- Quand Votre Seigneurie voudra partir, dit-il après un moment de silence, son très humble serviteur est à ses ordres.
- C'est à ton cheval, dit Mauléon, qu'il faut demander cela. En tous cas, s'il ne veut partir, nous le laisserons où il est ; et quand viendra le soir, et qu'il entendra hurler les loups, il gagnera bien la ville tout seul.
Et en effet, comme si l'animal, qui devait le nom que lui donnait l'écuyer au val dans lequel il avait vu le jour, eût entendu la menace qui lui était faite, il se leva plus allègrement qu'on eût pu le croire, et vint présenter à son maître son garrot encore tout ruisselant de sueur.
- Partons donc, dit Agénor.
Et il se mit en route, relevant pour la seconde fois la visière de son casque, qu'il avait baissée au passage du More.
Si le chef arabe eût été là, son regard perçant eût pu voir alors, par l'ouverture du casque, une belle et noble physionomie toute échauffée, toute poudreuse, mais pleine de caractère, un regard assuré, des lèvres fines et rusées, des dents blanches comme l'ivoire, un menton sans barbe encore, mais creusé avec cette vigueur qui annonce la plus opiniâtre volonté.
En somme, c'était donc un jeune et beau chevalier que messire Agénor de Mauléon, et c'est ce qu'il put se dire lui-même, en se mirant dans la surface polie de son écu qu'il venait de reprendre aux mains de Musaron.
Cette halte d'un instant avait rendu quelque vigueur aux deux chevaux. Ce fut donc d'un pas assez rapide qu'ils reprirent leur chemin, indiqué désormais d'une manière infaillible par la bannière aux couleurs du grand maître de Saint-Jacques flottant sur le palais.
A mesure qu'ils avançaient, on voyait les habitants sortir des portes malgré la chaleur du jour. On entendait les trompettes retentir, et le carillon des cloches épanouissait dans l'air ses grappes de notes joyeuses et vibrantes,.
- Si j'eusse envoyé Musaron en avant, se dit Agénor, je pourrais croire en vérité que toute cette rumeur et cette cérémonie se font en mon honneur. Mais, si flatteuse que serait cette réception pour mon amour-propre, il faut bien que j'attribue tout ce bruit à une autre cause.
Quant à Musaron, qui voyait dans tout ce bruit des signes patents d'allégresse, il relevait gaiement la tête, aimant mieux en tout cas être reçu par des gens joyeux que par des gens attristés.
Les deux voyageurs ne s'étaient pas trompés. Une grande agitation remuait la ville, et si la figure des habitants ne portait pas précisément le masque souriant de la joie que semblaient leur commander le son des cloches et les fanfares des trompettes, leur physionomie était au moins celle de gens au milieu desquels vient de tomber une nouvelle importante et inattendue.
Quant à demander leur chemin, c'était chose inutile pour Agénor et son écuyer, car ils n'avaient besoin que de suivre la foule qui le précipitait vers la place principale.
Au moment où ils fendaient la presse pour arriver sur cette place, et où Musaron distribuait à droite et à gauche, pour ouvrir un chemin au noble seigneur qui le suivait, quelques coups du manche de son fouet, ils virent tout à coup se dresser devant eux, ombragé par de hauts palmiers et par des sycomores touffus et inclinés dans la direction que leur imprimait, dans les jours d'orage, le vent de la mer, le magnifique alcazar moresque bâti pour le roi Mohamed, et qui servait de demeure au jeune conquérant don Frédéric.
Si grande hâte qu'ils eussent d'arriver, Agénor et son écuyer demeurèrent un instant en admiration devant le vaste et capricieux monument tout brodé de la plus fine dentelle de pierre, et tout incrusté de mosaïques de marbre qui semblaient de larges plaques de topaze, de saphir et de lapis-lazuli, montées par quelque architecte de Bagdad pour un palais de fées ou de houris. L'Occident, ou même cette partie de l'Occident qu'on appelle, relativement à l'Espagne, le Midi de la France, ne connaissait encore que ses cathédrales romanes de Sainte-Trophime, ou ses ponts et ses arches antiques, mais n'avait aucune idée de ces ogives et de ces trèfles de granit que l'Orient devait venir dessiner, cent ans plus tard, au front des cathédrales et au sommet des tours. C'était donc une magnifique vue que l'alcazar de Coïmbre, même pour nos ignorants et barbares aïeux, qui méprisaient à cette époque la civilisation arabe et italienne qui devait les enrichir plus tard.
Pendant qu'ils demeuraient ainsi immobiles et en contemplation, ils virent sortir par les deux portes latérales du palais une troupe de gardes et de pages conduisant en main des mules et des chevaux.
Ces deux troupes, décrivant chacune un quart de cercle, vinrent se rejoindre en repoussant devant elles le peuple, et en ménageant, en face de la porte du milieu à laquelle on montait par un escalier de dix degrés, une large place vide en forme d'arc, dont la façade du palais formait la corde. Le mélange du luxe éblouissant de l'Afrique avec l'élégance plus sévère du costume d'occident, donnait à ce spectacle un attrait irrésistible, et dont Agénor et son écuyer subissaient l'influence, en voyant d'un côté ruisseler l'or et la pourpre sur le caparaçon des chevaux arabes et les habits des cavaliers mores, et de l'autre la soie et les ciselures, et surtout cette fierté franque incrustée, pour ainsi dire, dans le maintien même des bêtes de somme.
Quand au peuple, en voyant se déployer tout ce spectacle, il criait : Viva ! comme il fait à la vue de tous les spectacles.
Tout à coup la bannière du grand-maître de Saint-Jacques apparut sous la haute voûte découpée en trèfles qui formait la porte du milieu de l'alcazar ; cette bannière, accompagnée de six gardes, et portée par un puissant homme d'armes, vint se placer au centre de l'espace vide.
Agénor comprit que don Frédéric allait faire quelque procession par les rues, ou quelque voyage d'une ville à une autre, et il fut tenté, malgré la pénurie de sa bourse, d'aller chercher quelque hôtellerie où il pût attendre son retour : car il ne voulait pas troubler par sa présence inopportune l'ordonnance de cette sortie.
Mais au même instant, par une des voûtes latérales, il vit sortir l'avant-garde du chef more, puis cette fameuse litière de bois doré toujours fermée, toujours balancée sur le dos des mules blanches, et qui donnait des tentations si fortes et si religieuses à Musaron.
Enfin un plus grand bruit de buccins et de trompettes annonça que le grand- maître allait paraître, et vingt-quatre musiciens, sur huit de front, s'avancèrent à leur tour de la voûte jusqu'aux degrés, qu'ils descendirent toujours sonnant.
Derrière eux s'élança un chien bondissant : c'était un de ces vigoureux mais sveltes chiens de la Sierra, à la tête pointue comme celle de l'ours, à l'oeil étincelant comme celui du lynx, aux jambes nerveuses comme celles du daim. Tout son corps était couvert de soies lisses et longues qui faisaient chatoyer au soleil leurs reflets d'argent ; il avait au cou un large collier d'or incrusté de rubis, avec une petite sonnette du même métal ; sa joie se trahissait par ses élans, et ses élans avaient un but visible et un but caché. Le but visible était un cheval blanc comme la neige, couvert d'une grande housse de pourpre et de brocart, qui recevait ses caresses en hennissant, comme pour répondre. Le but caché était sans doute quelque noble seigneur, retenu sous la voûte dans laquelle le chien s'enfonçait impatient, pour reparaître, bondissant et joyeux. quelques secondes après.
Enfin, celui pour lequel hennissait le cheval, celui pour lequel bondissait le chien, celui pour lequel le peuple criait : Viva ! parut à son tour, et un seul cri retentit, répété par mille voix :
- Vive don Frédéric !
En effet, don Frédéric s'avançait, causant avec le chef arabe qui marchait à sa droite, tandis qu'un jeune page d'une charmante figure, bien que ses sourcils noirs et la légère contraction de ses lèvres vermeilles donnassent à ses traits l'expression de la fermeté, marchait à sa gauche, lui tenant toute ouverte une bourse pleine de pièces d'or, dans laquelle don Frédéric, en arrivant sur le premier degré, puisa à poignées, et que, de sa main blanche et délicate comme la main d'une femme, il envoya en pluie éblouissante sur les têtes agitées de la multitude, qui redoubla de cris à ces largesses inaccoutumées sous les prédécesseurs de son nouveau maître.
Ce nouveau maître était d'une taille qui même à cheval semblait majestueuse. Le mélange du sang de la Gaule avec le sang espagnol lui avait donné de longs cheveux noirs, des yeux bleus et un teint blanc ; et de ces yeux bleus sortaient des regards si doux et si bienveillants que beaucoup, pour ne pas le perdre de vue un instant, ne songèrent pas même à ramasser les sequins, et que l'air tout autour du palais retentit de bénédictions.
Tout à coup, au milieu de cette joie expansive, soit hasard, soit influence de quitter momentanément un si bon maître, les trompettes et les buccins, qui s'étaient interrompus un instant, reprirent leurs fanfares ; mais au lieu des sons gais et joyeux qu'ils avaient fait entendre, ne jetèrent plus au peuple qu'un air triste et mélancolique, tandis que les cloches, cette invention nouvelle pour servir d'intermédiaire entre l'homme et Dieu, firent entendre, au lieu de leur vif et brillant carillon, un tintement sourd, lugubre et prolonge, qui ressemblait au tocsin.
En même temps, le chien, se dressant devant son maître, appuya ses deux pattes sur sa poitrine, et fit entendre un hurlement si sombre, si prolongé, si lamentable, que les plus braves en frissonnèrent.
La foule resta muette ; et, du milieu de ce silence, une voix cria :
- Ne sortez pas, grand-maître ; restez avec nous, don Frédéric.
Mais personne ne put savoir qui avait donné ce conseil.
A ce cri, Agénor vit le More tressaillir, et son visage se couvrit d'une couleur terreuse, qui est la pâleur de ces enfants du soleil, tandis que son regard inquiet cherchait à lire jusqu'au fond du coeur de don Frédéric la réponse qu'il allait faire à cette stupeur si générale et à ce cri isolé.
Mais don Frédéric, flattant de la main son chien hurlant, faisant un doux signe à son page, et saluant avec un triste sourire la multitude qui le regardait les yeux suppliants et les mains jointes :
- Mes bons amis, dit-il, le roi mon frère me mande à Séville, où les fêtes et les tournois m'attendent en réjouissance de notre réconciliation. Au lieu de vouloir m'empêcher de rejoindre mon frère et mon roi, bénissez bien plutôt l'accord de deux frères qui s'aiment.
Mais au lieu d'accueillir ces paroles avec joie, le peuple les reçut dans son morne silence. Le page glissa quelques mots à son maître, et le chien continua ses hurlements.
Pendant ce temps, le More ne perdait pas de vue ni le peuple, ni le page, ni le chien, ni don Frédéric lui-même.
Cependant, le front du grand-maître s'assombrit un instant. – Le More crut qu'il hésitait.
- Seigneur, dit-il, vous savez que tout homme a son destin écrit d'avance : les uns sur le livre d'or, les autres sur le livre d'airain. Le vôtre est écrit sur le livre d'or ; accomplissez donc hardiment votre destin.
Don Frédéric leva les yeux, qu'il avait tenus baissés un instant, comme pour chercher dans toute cette multitude un visage ami, un regard encourageant.
Juste en ce moment, de son côté, Agénor se dressait sur ses arçons, pour ne pas perdre le moindre détail de la scène qui s'accomplissait devant lui. Comme s'il eût deviné ce que cherchait le grand-maître, il leva d'une main la visière de son casque et de l'autre agita sa lance.
Le grand-maître poussa un cri de joie, ses yeux étincelèrent, et un sourire d'allégresse, épanoui sur ses lèvres, roses comme celles d'une jeune fille, se répandit par tout son visage.
- Don Agénor ! s'écria-t-il en étendant la main vers le chevalier.
Comme si le page avait le privilège de lire dans son coeur, il n'eût point besoin d'en entendre davantage, et s'élança des côtés de don Frédéric, courant au chevalier en criant : Venez, don Agénor, venez !
La foule s'écartait, car elle aimait tout ce qu'aimait don Frédéric, et au même instant tous les yeux se fixèrent sur le chevalier, que le grand-maître accueillait avec autant de joie que le jeune Tobie accueillit le compagnon divin que lui envoyait le ciel.
Agénor mit pied à terre, jeta la bride de son cheval au bras de Musaron, lui donna sa lance, accrocha son écu à l'arçon de sa selle, et traversa la foule conduit par le page.
Le More pâlit de nouveau. Il venait de reconnaître à son tour ce même chevalier franc qu'il avait rencontré sur la route de Coïmbre, et à l'écuyer duquel il n'avait point répondu.
Cependant Frédéric avait tendu ses bras à Agénor, et celui-ci s'y était précipité avec l'effusion d'un coeur de vingt ans.
C'était merveille que de voir ces deux beaux jeunes gens dont le visage respirait tous les nobles sentiments qui font si rarement complète l'image de la beauté sur la terre.
- Me suis-tu ? demanda don Frédéric à Agénor.
- Partout, répondit le chevalier.
- Mes amis, répondit le grand-maître de sa voix sonore et vibrante qui était l'amour de la multitude, je puis partir maintenant, et vous n'avez rien à craindre, don Agénor de Mauléon, mon frère, mon ami, la fleur des chevaliers francs, vient avec moi.
Et sur un signe du grand-maître, les tambours battirent une marche vive, les trompettes sonnèrent une fanfare joyeuse, l'écuyer amena à don Frédéric son beau cheval, blanc comme la neige, et tout le peuple cria d'une seule voix :
- Vive don Frédéric, grand-maître de Saint-Jacques ! Vive don Agénor, le chevalier franc !
En ce moment le chien de don Frédéric vint regarder en face le chevalier et le More. – Au More, il montra ses dents blanches avec un grognement sournois et menaçant ; au chevalier il fit mille caresses.
Le page passa avec un sourire triste sa main sur le cou du chien.
- Seigneur, dit Agénor au jeune prince, quand vous m'avez prié de vous suivre et que je vous ai répondu que je vous suivrais, je n'ai consulté que mon zèle, ainsi que j'ai fait en venant de Tarbes ici. De Tarbes ici je suis venu en seize jours, c'est une rude marche ; aussi mes chevaux sont-ils morts de fatigue, et je ne pourrais accompagner Votre Seigneurie bien loin.
- Eh ! s'écria don Frédéric, ne t'ai-je pas dit que mon palais était le tien ? Mes armes et mes chevaux sont à toi comme tout ce qui est à Coïmbre. Va choisir dans mes écuries des chevaux pour toi, des mules pour ton écuyer, ou plutôt, non, non, ne me quitte pas même un instant, Fernand se chargera de tout. Va faire seller Antrim, mon cheval de bataille, et demande en passant à l'écuyer de don Agénor ce qu'il préfère d'un cheval ou d'une mule. Quant à tes montures fatiguées, tu y tiens, et tout bon chevalier tient à la sienne, elles suivront à l'arrière-garde et on les ménagera.
Le page ne fit qu'un bond et disparut.
Pendant ce temps, le More qui croyait qu'on allait partir, était descendu pour aller faire le tour de sa litière et donner quelques ordres à ceux qui la gardaient. Mais voyant que le départ tardait et que les deux amis restés seuls s'apprêtaient à échanger quelques paroles confidentielles, il remonta vivement près d'eux et revint prendre sa place aux côtés du grand-maître.
- Seigneur Mothril, dit celui-ci, le chevalier que vous voyez est un de mes amis. C'est plus qu'un de mes amis, c'est mon frère d'armes, je l'emmène avec moi à Séville, car je veux l'offrir à mon seigneur le roi de Castille pour capitaine, et si le roi consent à me le laisser après que je le lui aurai offert, je le bénirai. Car c'est une lame incomparable et un coeur plus vaillant encore que sa lame.
Le More répondit en excellent espagnol, quoique sa prononciation se ressentît de cet accent guttural qu'Agénor avait déjà remarqué quand, sur la route de Coïmbre, il avait prononcé ce seul mot arabe à la suite duquel il s'était remis en marche :
- Je remercie Votre Seigneurie de m'avoir appris le nom et la qualité du seigneur chevalier, – mais le hasard m'avait déjà présenté le noble Français. Malheureusement, un étranger, un voyageur, quand il est comme moi d'une race ennemie, doit souvent se défier du hasard, – aussi n'ai-je point accueilli avec la courtoisie que j'eusse dû y mettre le seigneur Agénor, que tantôt je rencontrai dans la montagne.
- Ah ! ah ! dit Frédéric avec curiosité, Vos Seigneuries se sont déjà rencontrées.
- Oui, seigneur, répliqua Agénor en français, et je l'avoue, la négligence du seigneur More à répondre à une simple question que je lui avais fait faire par mon écuyer pour lui demander mon chemin, m'a quelque peu blessé. Nous sommes plus civils de l'autre côté des Pyrénées avec les étrangers nos hôtes.
- Messire, répondit Mothril en espagnol, vous faites erreur sur un point. Les Mores sont encore en Espagne, c'est vrai, mais ils ne sont déjà plus chez eux, et de ce côté-ci des Pyrénées, excepté à Grenade, les Mores ne sont plus eux-mêmes que les hôtes des Espagnols.
- Tiens, fit tout bas Musaron, qui s'était insensiblement approché des degrés, il comprend donc le français, maintenant.
- Que ce nuage se dissipe entre vous ; le seigneur Mothril, ami, ministre de mon seigneur le roi de Castille, voudra bien, je l'espère, avoir quelque faveur pour le chevalier de Mauléon, ami et frère de son frère.
Le More s'inclina sans répondre, et comme Musaron, toujours curieux de savoir ce que renfermait la litière, s'en approchait plus près que Mothril ne désirait sans doute qu'on en approchât, il descendit les degrés ; et, sous prétexte d'aller faire à l'un de ses valets quelque recommandation oubliée, il alla se placer entre la litière et l'écuyer.
Frédéric profita de ce moment pour se pencher vers Agénor.
- Tu vois, lui dit-il, dans ce More, celui qui gouverne mon frère, et, par conséquent, celui qui me gouverne.
- Ah ! reprit Agénor, pourquoi cette parole amère ? Un prince de votre race, un chevalier de votre valeur, souvenez-vous-en toujours, don Frédéric, ne doit être gouverné que par Dieu.
- Et pourtant je vais à Séville, répondit en soupirant le grand-maître.
- Et pourquoi y allez-vous ?
- Le roi don Pedro m'en prie et les prières du roi don Pedro sont des ordres.
Le More paraissait partagé entre l'ennui de quitter sa litière et la crainte de laisser don Frédéric en dire trop au chevalier français. La crainte l'emporta, il revint près des deux amis.
- Seigneur, dit-il à don Frédéric, je viens annoncer à Votre Seigneurie une nouvelle qui contrariera ses projets. J'ai dû m'en éclaircir auprès de mon secrétaire, bien que j'en eusse déjà presque la certitude. – Le roi don Pedro a pour officier de ses gardes un capitaine de Tariffa, vaillant homme dans lequel il a mis toute sa confiance, quoiqu'il soit né ou plutôt quoique ses aïeux soient nés de l'autre côté du détroit. – Je craindrais donc que le seigneur français ne prit une peine inutile en venant à la cour du roi don Pedro. – Ce qui fait que je lui donnerai le conseil de rester à Coïmbre, d'autant plus que dona Padilla n'aime point les Français, la chose est sue.
- En vérité, dit Frédéric, c'est comme cela, seigneur Mothril ? Eh bien ! alors tant mieux, je garderai mon ami avec moi.
- Je ne suis pas venu en Espagne, mais en Portugal. Je ne suis pas venu pour servir le roi don Pedro, mais le grand-maître don Frédéric, dit Agénor avec fierté. Le service que je cherchais, je le tiens et n'en veux point d'autre. Voici mon maître.
Et il salua courtoisement son ami.
Le More sourit. Ses dents blanches étincelèrent sous sa barbe noire.
- Oh ! les belles dents, dit Musaron. Comme il doit bien mordre.
En ce moment le page amena Antrim, le cheval de guerre du grand-maître, et la Coronella, la mule de Musaron. L'échange se fit aussitôt : Agénor de Mauléon monta sur le cheval frais, Musaron enfourcha la mule fraîche ; on remit les montures fatiguées aux mains des valets de suite, et, sur l'invitation du More, don Frédéric descendit les degrés et voulait monter à cheval à son tour.
Mais une seconde fois le beau chien aux longues soies blanches parut s'opposer à ce dessein. Il se plaça entre son maître et son cheval, repoussant son maître en hurlant.
Mais don Frédéric l'écarta du pied, et malgré toutes ces démonstrations de son chien fidèle, se mit en selle et donna l'ordre du départ. Alors, comme s'il eût compris cet ordre et que cet ordre l'eût désespéré, le chien sauta à la gorge du destrier et le mordit cruellement.
Le cheval se cabra en hennissant de douleur, et fit un bond de côté qui eût désarçonné tout autre qu'un cavalier aussi expérimenté que don Frédéric.
- Eh bien ! Allan, s'écria-t-il, – donnant à son chien le nom sous lequel on désignait sa race. – Méchant animal, deviens-tu enragé ?
Et il l'enveloppa avec la lanière du fouet qu'il tenait à la main d'un coup si violent que l'animal terrassé alla rouler à dix pas de là.
- Il faut tuer ce chien, dit Mothril.
Fernand regarda le More de travers.
Allan vint s'asseoir sur les degrés de l'alcazar, leva la tête, ouvrit la gueule, et hurla lamentablement une seconde fois.
Alors tout le peuple, qui avait assisté en silence à cette longue scène, éleva la voix, et le cri qui avait déjà retenti, sortant d'une seule bouche devint un cri général.
- Ne partez pas, grand-maître don Frédéric, restez avec nous, grand- maître ! Qu'avez-vous besoin d'un frère quand vous avez un peuple ? Que vous promet donc Séville, que ne vous offre pas Coïmbre ?
- Monseigneur, dit Mothril, faut-il que je retourne près du roi, mon maître, et que je lui dise que votre chien, votre page et votre peuple ne veulent pas que vous veniez ?
- Non, seigneur Mothril, dit don Frédéric, nous partons ; en route mes amis.
Et saluant de la main le peuple, il se plaça en tête de la cavalcade, fendant la multitude silencieuse qui s'ouvrait devant lui.
On ferma les grilles dorées de l'alcazar, qui grinçèrent en se refermant comme les portes rouillées d'un sépulcre vide.
Le chien resta sur les degrés tant qu'il put voir son maître, tant qu'il put espérer qu'il changerait de résolution et qu'il reviendrait, mais lorsqu'il eut perdu cet espoir, lorsque don Frédéric eut disparu au tournant de la rue qui conduisait à la porte de Séville, il s'élança à sa poursuite et en quelques élans le rejoignit, comme si n'ayant pu l'empêcher de marcher au danger, il voulait au moins partager ce danger avec lui.
Dix minutes après on sortait de Coïmbre, et l'on reprenait la route par laquelle étaient venus le matin le More Mothril et Agénor de Mauléon.

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