Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXX
Comment Don Pedro, à son retour, remarqua la litière, et tout ce qui s'en suivit.

Cependant don Pedro avait gagné Ségovie, emportant au fond de son coeur une douleur amère.
Les premières atteintes portées à sa royauté de dix ans lui avaient été plus sensibles que ne le furent plus tard les échecs essuyés dans les batailles et les trahisons de ses meilleurs amis. Il lui semblait aussi que traverser l'Espagne avec précaution, lui, ce rôdeur de nuit, qui courait d'habitude Séville sans autre garde que son épée, sans autre déguisement que son manteau, c'était fuir, et qu'un roi est perdu lorsque, une seule fois, il transige avec son inviolabilité.
Mais à côté de lui, pareil au génie antique soufflant la colère au coeur d'Achille, galopant lorsqu'il hâtait sa course, s'arrêtant lorsqu'il ralentissait le pas, Mothril, véritable génie de haine et de fureur, conseiller incessant d'amertume, qui lui offrait les fruits délicieusement âpres de la vengeance, Mothril, toujours fécond à imaginer le mal et à fuir le danger, Mothril, dont l'éloquence intarissable, puisant pour ainsi dire aux trésors inconnus de l'Orient, montrait à ce roi fugitif plus de trésors, plus de ressources, plus de puissance qu'il n'en avait rêvé dans ses plus beaux jours.
Grâce à lui, la route poudreuse et longue s'absorbait comme le ruban que roule la fileuse. Mothril, l'homme du désert, savait trouver en plein midi la source glacée cachée sous les chênes et les platanes. Mothril savait, à son passage dans les villes, attirer sur don Pedro quelques cris d'allégresse, quelques démonstrations de fidélité, derniers reflets de la royauté mourante.
- On m'aime donc encore, disait le roi, ou l'on me craint toujours, ce qui vaut peut-être mieux.
- Redevenez véritablement roi, et vous verrez si l'on ne vous adore pas, ou si l'on ne tremble pas devant vous, répliquait Mothril avec une insaisissable ironie.
Cependant au milieu de ces craintes et de ces espérances, de ces interrogations de don Pedro, Mothril avait remarqué une chose avec joie, c'était le silence complet du roi à l'égard de Maria Padilla. Cette enchanteresse, qui, présente, avait une si grande influence que l'on attribuait son pouvoir à la magie, absente, semblait non seulement exilée de son coeur, mais encore oubliée de son souvenir. C'est que don Pedro, imagination ardente, roi capricieux, homme du Midi, c'est-à-dire homme passionné dans toute l'acception du mot, était, depuis le commencement de son voyage avec Mothril soumis à l'influence d'une autre pensée : cette litière constamment fermée de Bordeaux à Vittoria, cette femme fuyant entraînée par Mothril à travers les montagnes, et dont le voile deux ou trois fois soulevé par le vent avait laissé entrevoir une de ces adorables péris de l'Orient aux yeux de velours, aux cheveux bleus à force d'être noirs, au teint mat et harmonieux ; ce son de la guzla qui dans les ténèbres veillait avec amour, tandis que don Pedro, lui, veillait avec anxiété, tout cela avait peu à peu écarté de don Pedro le souvenir de Maria Padilla, et c'était moins encore l'éloignement qui avait fait tort à la maîtresse absente que la présence de cet être inconnu et mystérieux, que don Pedro, avec son imagination pittoresque et exaltée, semblait tout prêt à prendre pour quelque génie soumis à Mothril, enchanteur plus puissant que lui.
On arriva ainsi à Ségovie sans qu'aucun obstacle sérieux se fût opposé à la marche du roi. Là, rien n'était changé. Le roi retrouva tout comme il l'avait laissé : un trône dans un palais, des archers dans une bonne ville, des sujets respectueux autour des archers.
Le roi respira.
Le lendemain de son arrivée, on signala une troupe considérable ; c'était Caverley et ses compagnons, qui, fidèles aux serments faits à leur souverain, venaient avec cette nationalité qui a toujours fait la puissance de l'Angleterre se joindre à l'allié du prince Noir, qui lui-même était attendu par don Pedro.
La veille déjà, sur la route, on avait rallié un corps considérable d'Andalous, de Grenadins et de Mores, qui accouraient au secours du roi.
Bientôt arriva un émissaire du prince de Galles, cet éternel et infatigable ennemi du nom français, que Jean et Charles V rencontrèrent partout où, pendant leurs deux règnes, la France eut un échec à subir. Cet émissaire apportait de riches nouvelles au roi don Pedro.
Le prince Noir avait rassemblé une armée à Auch, et depuis douze jours il était en marche avec cette armée : du centre de la Navarre, allié que le prince anglais venait de détacher de don Henri, il avait envoyé cet émissaire au roi don Pedro pour lui annoncer sa prochaine arrivée.
Le trône de don Pedro, un instant ébranlé par la proclamation de Henri de Transtamare à Burgos, se raffermissait donc de plus en plus. Et à mesure qu'il se raffermissait accouraient de toutes parts ces immuables partisans du pouvoir, bonnes gens qui s'apprêtaient déjà à marcher vers Burgos pour saluer don Henri, quand ils avaient appris qu'il n'était pas encore temps de se mettre en route, et qu'ils pourraient bien, en se pressant trop, laisser un roi mal détrôné derrière eux.
A ceux-là, nombreux toujours, se joignait le groupe moins compact mais mieux choisi des fidèles, des purs coeurs transparents et solides comme le diamant, pour lesquels le roi sacré est roi jusqu'à ce qu'il meure, attendu qu'ils se sont faits esclaves de leur serment le jour où ils ont juré fidélité à leur roi. Ces hommes-là peuvent souffrir, craindre et même haïr l'homme dans le prince, mais ils attendent patiemment et loyalement que Dieu les délie de leur promesse en appelant à lui son élu.
Ces hommes loyaux sont faciles à reconnaître dans tous les temps et dans toutes les époques. Ils ont de moins beaux semblants que les autres, ils parlent avec moins d'emphase, et après avoir humblement et respectueusement salué le roi rétabli sur son trône, ils se rangent à l'écart, à la tête de leurs vassaux, et attendent là l'heure de se faire tuer pour ce principe vivant.
La seule chose qui jetait un peu de froideur dans l'accueil que faisaient à don Pedro ces fidèles serviteurs, c'était la présence des Mores, plus puissants que jamais auprès du roi.
Celte race belliqueuse de Sarrasins abondait autour de Mothril, comme les abeilles autour de la ruche qui renferme leur reine. Ils sentaient que c'était le More habile et audacieux qui les ralliait à coté du roi chrétien, audacieux et habile ; aussi composaient-ils un corps d'armée redoutable, et comme ils avaient tout à gagner à la faveur des guerres civiles, ils accouraient avec un enthousiasme et une activité que les sujets chrétiens admiraient et jalousaient dans une muette inaction.
Don Pedro retrouva de l'or dans les caisses publiques ; il s'entoura aussitôt de ce luxe prestigieux qui prend les coeurs par les regards, l'ambition par l'intérêt. Comme le prince de Galles devait bientôt faire son entrée à Ségovie, il avait été décidé que des fêtes magnifiques, dont l'éclat ferait pâlir les grandeurs éphémères du sacre de Henri, rendraient la confiance au peuple et lui feraient confesser que celui-là est le seul et véritable roi qui possède et qui dépense le plus.
Pendant ce temps Mothril suivait ce projet conçu de longue main, qui devait lui livrer par les sens don Pedro qu'il tenait déjà par l'esprit. Chaque nuit la guzla d'Aïssa se faisait entendre, et comme en véritable fille de l'Orient, tous ses chants étaient des chants d'amour, leurs notes envolées sur la brise venaient caresser la solitude du prince, et apportaient à son sang brûlé par la fièvre ces magnifiques voluptés, passager sommeil des infatigables organisations du Midi.
Mothril attendait chaque jour un mot de don Pedro qui lui révélât la présence de cette ardeur secrète qu'il sentait brûler en lui, mais ce mot il l'attendait vainement.
Cependant un jour don Pedro lui dit brusquement sans préparation, comme s'il eût fait un effort violent pour briser le lien qui semblait enchaîner sa langue :
- Eh bien, Mothril, pas de nouvelles de Séville.
Ce mot révélait toutes les inquiétudes de don Pedro. Ce mot Séville voulait dire Maria Padilla.
Mothril tressaillit : le matin même il avait fait saisir sur la route de Tolède à Ségovie, et il avait fait jeter dans l'Adaja, un esclave nubien chargé d'une lettre de Maria Padilla pour le roi.
- Non, sire, dit-il.
Don Pedro tomba dans une sombre rêverie. Puis, répondant tout haut à la voix qui lui parlait tout bas :
- Ainsi donc s'est effacé de l'esprit de la femme la passion dévorante à laquelle il m'a fallu sacrifier frère, femme, honneur et couronne, murmura don Pedro, car la couronne, qui me l'arrache de la tête, ? – ce n'est point le bâtard don Henri, c'est le connétable aussi.
Don Pedro fit un geste de menace qui ne promettait rien de bon à Duguesclin, si jamais sa mauvaise fortune le faisait retomber entre les mains de don Pedro.
Mothril ne suivit pas le roi de ce côté-là, c'était sur un autre but que s'arrêtait son regard.
- Dona Maria, reprit-il, voulait être reine avant tout, et comme on peut croire à Séville que Votre Altesse n'est plus roi...
- Tu m'as déjà dit cela, Mothril, et je ne t'ai pas cru.
- Je vous le répète, sire, et vous commencez à me croire. Je vous l'ai déjà dit, quand l'ordre me fut donné par vous d'aller chercher à Coïmbre l'infortuné don Frédéric...
- Mothril !
- Vous savez avec quelle lenteur, je dirai presque avec quelle répugnance, j'ai accompli cet ordre.
- Tais-toi ! Mothril, tais-toi ! s'écria don Pedro.
- Cependant votre honneur était bien compromis, mon roi.
- Oui, sans doute ; mais on ne peut attribuer ces crimes à Maria Padilla ; ce sont eux, les infâmes.
- Sans doute ; mais sans Maria Padilla vous n'eussiez rien su, car je me taisais, moi, et cependant ce n'était point par ignorance.
- Elle m'aimait donc alors, puisqu'elle était jalouse !
- Vous êtes roi, et à la mort de la malheureuse Blanche, elle pouvait devenir reine. D'ailleurs, on est jaloux sans aimer. Vous étiez jaloux de dona Bianca, l'aimiez-vous, sire ?
En ce moment, comme si les paroles prononcées par Mothril eussent été un signal donné, les sons de la guzla se firent entendre, et les paroles d'Aïssa, trop éloignées pour être comprises, vinrent bruire aux oreilles de don Pedro comme un murmure harmonieux.
- Aïssa ! murmura le roi, n'est-ce pas Aïssa qui chante ?
- Je le crois, oui seigneur, dit Mothril.
- Ta fille ou ton esclave favorite, n'est-ce pas ? demanda don Pedro avec distraction.
Mothril secoua la tête en souriant.
- Oh ! non ! dit-il ; devant une fille on ne s'agenouille pas, sire ; devant une esclave achetée pour de l'or, un homme sage et vieux ne joint point les mains.
- Qui donc est-elle alors ? s'écria don Pedro, dont toutes les pensées concentrées un instant sur la mystérieuse jeune fille rompaient leurs digues. Te joues-tu de moi, More damné, ou me brûles-tu à plaisir d'un fer rouge pour avoir le plaisir de me voir bondir comme un taureau ?
Mothril recula presque effrayé, tant la sortie avait été brusque et violente.
- Répondras-tu ! s'écria don Pedro en proie à une de ces frénésies qui changeaient le roi en insensé, l'homme en bête fauve.
- Sire, je n'ose vous le dire.
- Amène-moi cette femme alors, s'écria don Pedro, que je le lui demande à elle-même.
- Oh ! seigneur ! fit Mothril, comme épouvanté d'un ordre pareil.
- Je suis le maître, je le veux !
- Seigneur, par grâce !
- Qu'elle soit ici sur l'heure, ou je vais l'arracher moi-même à son appartement.
- Seigneur, dit Mothril en se redressant avec la gravité calme et solennelle des Orientaux, Aïssa est d'un sang trop élevé pour qu'on porte sur elle des mains profanes ; n'offense point Aïssa, roi don Pedro !
- Et en quoi la Moresque peut-elle être offensée de mon amour ? demanda le roi don Pedro ; mes femmes étaient filles de princes, et plus d'une fois mes maîtresses ont valu mes femmes.
- Seigneur, dit Mothril, si Aïssa était ma fille, comme tu le penses, je te dirais : Roi don Pedro, épargne mon enfant, ne déshonore pas ton serviteur. Et peut-être, en reconnaissant la voix de tant et de si bons conseils, épargnerais-tu mon enfant. Mais Aïssa a dans les veines un sang plus noble que le sang de tes femmes et de tes maîtresses ; Aïssa est plus noble qu'une princesse, Aïssa est la fille du roi Muhammed, descendant du grand Muhammed le prophète. Tu le vois, Aïssa est plus qu'une princesse, plus qu'une reine, et je t'ordonne, roi don Pedro, de respecter Aïssa.
Don Pedro s'arrêta, subjugué par la fière autorité du More.
- Fille de Muhammed, roi de Grenade ! murmura-t-il.
- Oui, fille de Muhammed, roi de Grenade, que tu fis assassiner. J'étais au service de ce grand prince, tu le sais, et je la sauvai alors que tes soldats pillaient son palais, et qu'un esclave l'emportait dans son manteau pour la vendre, il y a neuf ans de cela. – Aïssa avait sept ans à peine ; tu entendis raconter que j'étais un fidèle conseiller, et tu m'appelas à ta cour. – Dieu voulait que je te servisse. – Tu es mon maître, tu es grand parmi les grands, j'ai obéi. – Mais près du maître nouveau la fille de mon maître ancien m'a suivi ; – elle me croit son père ; pauvre enfant ! élevée dans le harem sans avoir jamais vu la face majestueuse du sultan qui n'est plus. – Maintenant, tu as mon secret, ta violence me l'a arraché. – Mais souviens-toi, roi don Pedro, que je veille, esclave dévoué à tes moindres caprices, – mais que je me redresserai comme le serpent pour défendre contre toi le seul objet que je te préfère.
- Mais j'aime Aïssa, s'écria don Pedro hors de lui.
- Aime-la, roi don Pedro, tu le peux, car elle est d'un sang au moins égal au tien ; aime-la, mais obtiens-la d'elle-même, répliqua le More, je ne t'en empêcherai pas. Tu es jeune, tu es beau, tu es puissant, pourquoi cette jeune vierge ne t'aimerait-elle pas, et n'accorderait-elle pas à l'amour ce que tu veux obtenir par la violence !
A ces mots, lancés comme la flèche d'un Parthe, et qui entrèrent au plus profond du coeur de don Pedro, Mothril souleva la tapisserie et sortit à reculons de la chambre.
- Mais elle me haïra, elle doit me haïr, si elle sait que c'est moi qui ai tué son père.
- Je ne parle jamais mal du maître que je sers, dit Mothril en tenant la tapisserie levée, et Aïssa ne sait rien de toi, sinon que tu es un bon roi et un grand sultan.
Mothril laissa retomber la tapisserie, et don Pedro put entendre pendant quelque temps, sur les dalles, le bruit de sa marche lente et solennelle qui se dirigeait vers la chambre d'Aïssa.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente