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Chapitre IV
Comment Musaron s'aperçut que le More parlait à sa litière, et que la litière répondait.

La troupe du grand-maître se composait de trente-huit hommes en tout, y compris le chevalier franc et son écuyer, et sans compter le More et ses douze gardes, pages ou valets ; des mules de charge portaient des bagages riches et nombreux ; car depuis huit jours déjà, don Frédéric était prévenu qu'il était attendu par son frère à Séville, lorsque Mothril arriva. Il avait alors donné l'ordre de partir l'instant même espérant que le More serait trop fatigué pour le suivre et demeurerait en arrière. Mais la fatigue semblait chose inconnue à ces fils du désert et à leurs chevaux qui semblaient descendre de ces cavales dont parle Virgile et que le vent fécondait.
On fit encore dix lieues le même jour, puis la nuit venue, on posa les tentes sur le versant des montagnes à l'extrémité desquelles s'élève Pombal.
Le More avait, durant cette première étape, exercé sur les deux amis une surveillance des plus assidues. Sous prétexte d'abord de faire ses excuses au chevalier français, et ensuite de racheter son impolitesse passée par sa courtoisie présente, il n'avait quitté Agénor que le temps nécessaire pour aller échanger quelques paroles avec les gardiens de la litière. Mais si courtes que fussent ces absences auxquelles semblait le condamner un sentiment plus fort que tous les autres, Agénor eut le temps de dire au grand-maître :
- Seigneur don Frédéric, daignez m'apprendre, je vous prie, d'où vient cette insistance du seigneur Mothril à nous suivre et à nous entretenir. Il vous aime donc bien, monseigneur, car pour moi je ne crois pas avoir reçu ses avances un peu tardives de façon à lui inspirer une grande affection pour moi.
- Je ne sais si Mothril m'aime beaucoup, dit don Frédéric, mais je sais qu'il hait fort dona Padilla, maîtresse du roi.
Agénor regarda le grand-maître en homme qui a entendu mais qui n'a pas compris. Mais le More aux écoutes arriva aussitôt, et don Frédéric n'eut que le temps de dire au chevalier :
- Parlez d'autre chose.
Agénor s'empressa d'obéir, et comme cette pensée se présentait naturellement à son esprit :
- A propos, seigneur don Frédéric, dit-il, veuillez m'apprendre comment s'est accoutumée à l'Espagne notre dame honorée Blanche de Bourbon, reine de Castille. Il y a bien des inquiétudes en France sur cette bonne princesse, que tant de voeux ont accompagnée à son départ de Narbonne, où vous l'étiez venu prendre de la part du roi son époux.
Agénor n'avait pas achevé qu'il se sentit vivement heurté au genou gauche par le genou droit du page, qui, comme entraîné par son cheval, vint passer entre don Frédéric et son ami, et tout en s'excusant auprès du chevalier, pour lui et sa monture, lui adressa un regard capable de faire rentrer les paroles dans la gorge du plus indiscret.
Cependant don Frédéric comprit qu'il fallait répondre, car dans la situation où il se trouvait, le silence devait être interprété plus mal encore que ses paroles.
- Mais, interrompit Mothril, qui paraissait avoir à soutenir la conversation un intérêt pareil à celui qu'avait Frédéric à la laisser tomber ; le seigneur Agénor n'a-t-il donc point reçu de nouvelles de dona Bianca depuis qu'elle est en Espagne ?
- Seigneur More, répondit le chevalier tout surpris, – depuis deux ou trois ans je fais la guerre avec les Grandes compagnies contre l'Anglais, ennemi de mon maître le roi Jean, prisonnier à Londres, et de notre régent, le prince Charles, – qu'on appellera un jour Charles-le-Sage, tant il montre une précoce prudence et une haute vertu.
- Quelque part que vous fussiez, répondit Mothril, j'aurais cru cependant que l'affaire de Tolède avait fait assez de bruit pour que ce bruit fût parvenu jusqu'à vous.
Don Frédéric pâlit légèrement, et le page porta son doigt à ses lèvres pour faire signe à Agénor de se taire.
Agénor comprit parfaitement et se contenta de murmurer intérieurement : Espagne ! Espagne ! terre de mystères !
Mais ce n'était point là le compte de Mothril.
- Puisque vous n'êtes pas mieux renseigné que cela sur la belle-soeur de votre régent, seigneur chevalier, dit-il, c'est moi qui vais vous dire ce qu'elle est devenue.
- A quoi bon, seigneur Mothril, dit don Frédéric ; la question qu'a faite mon ami don Agénor est une de ces questions banales qui demandent une réponse par oui ou par non, et point un de ces longs récits qui n'auraient aucun intérêt pour un auditeur étranger à l'Espagne.
- Mais, dit Mothril, si le seigneur Agénor est étranger à l'Espagne, au moins n'est-il point étranger à la France, et la signora dona Bianca est française. D'ailleurs le récit ne sera pas long, et il est nécessaire qu'allant à la cour du roi de Castille, le seigneur Agénor sache ce qu'on y dit et ce qu'on n'y doit pas dire.
Don Frédéric poussa un soupir et rabattit son grand manteau blanc sur ses yeux, comme pour éviter les derniers rayons du soleil couchant.
- Vous avez accompagné dona Bianca de Narbonne à Urgel, reprit Mothril ; est-ce point la vérité, ou m'a-t-on trompé, seigneur Agénor ?
- C'est la vérité, dit le chevalier, devenu circonspect par l'avis du page et par la physionomie assombrie de don Frédéric, mais incapable cependant de dissimuler la vérité.
- Eh bien ! elle continua son chemin vers Madrid, traversant l'Aragon et une partie de la Castille Nouvelle sous la garde du seigneur don Frédéric, qui la conduisit à Alcala, où les noces royales furent célébrées avec une magnificence digne des illustres époux ; mais dès le lendemain, le motif est resté un mystère, continua Mothril en lançant sur Frédéric un de ces regards acérés et brillants qui lui étaient habituels, dès le lendemain le roi revint à Madrid laissant sa jeune femme plutôt prisonnière que reine au château d'Alcala.
Mothril s'interrompit un instant pour voir si l'un ou l'autre des deux amis dirait quelque chose en faveur de dona Bianca ; mais tous doux se turent. Le More continua donc :
- A partir de ce moment, il y eut séparation complète entre les deux époux. Bien plus, un concile d'évêques prononça le divorce ; il fallait, vous en conviendrez, chevalier, qu'il y eût de bien graves motifs de plaintes contre la femme étrangère, continua le More avec son rire ironique, pour qu'une société aussi respectable et aussi sainte qu'un concile rompit le lien que la politique et que la religion avaient formé.
- Ou bien, reprit Frédéric incapable de cacher plus longtemps ses sentiments secrets, on bien que ce concile fût tout dévoué au roi don Pedro.
- Oh ! fit Mothril avec cette naïveté qui rend la plaisanterie plus aigu et plus amère, comment supposer que quarante-deux saints personnages, dont la mission est de diriger la conscience des autres, auront ainsi manqué à la leur. C'est impossible, ou alors que penser d'une religion représentée par de pareils ministres.
Les deux amis gardèrent le silence.
- Vers ce temps, le roi tomba malade, et l'on crut qu'il allait mourir. Alors les ambitions cachées commencèrent se faire jour ; le seigneur don Henry de Transtamare...
- Seigneur Mothril, dit Frédéric saisissant cette occasion de répondre au More, n'oubliez pas que don Henry de Transtamare est mon frère jumeau, et que je ne permettrai pas plus qu'on en dise du mal devant moi que de mon frère don Pedro, roi de Castille.
- C'est juste, répondit Mothril ; excusez-moi, illustre grand-maître. J'avais oublié votre fraternité en voyant don Henry si rebelle et vous si affectionné au roi don Pedro. Je ne parlerai donc que de madame Blanche.
- More damné ! murmura don Frédéric.
Agénor lança au grand-maître un regard qui voulait dire : Faut-il vous débarrasser de cet homme, monseigneur ? ce sera bientôt fait.
Mothril fit semblant de ne pas entendre les paroles et de ne pas voir le regard.
- Je disais donc que les ambitions commencèrent à se faire jour, que les dévouements se relâchèrent, et qu'au moment où le roi don Pedro touchait presque à l'éternité, les portes du château d'Alcala s'ouvrirent, et qu'une nuit dona Bianca en sortit escortée d'un chevalier inconnu qui la conduisit jusqu'à Tolède où elle demeura cachée. Mais la Providence voulut que notre roi bien-aimé don Pedro, protégé par les prières de tous ses sujets et probablement par celles de sa famille, revint à la force et à la santé. Ce fut alors qu'il apprit la fuite de dona Bianca, l'aide du chevalier inconnu et le lieu où la fugitive s'était retirée, les uns disent que c'était pour la reconduire en France, et moi je suis de l'avis de ceux-là, d'autre disent que c'était pour la renfermer dans une prison plus étroite que la première. Mais en tous cas, quelle que fût l'intention du roi son époux, dona Bianca, prévenue à temps des ordres qui venaient d'être donnés, se réfugia dans la cathédrale de Tolède, un dimanche, au milieu du service divin, et là elle déclara aux habitants qu'elle réclamait le droit d'asile et qu'elle se mettait sous la sauvegarde du Dieu des chrétiens. Il paraît que dona Bianca est belle, continua le More en jetant successivement les yeux sur le chevalier et sur le grand-maître comme pour les interroger, – trop belle même. Quant à moi, je ne l'ai jamais vue. Sa beauté, le mystère attaché à ses malheurs, puis, qui sait ! peut-être des influences longuement préparées, émurent toutes les âmes en sa faveur. L'évêque, qui était un de ceux qui avaient déclaré le mariage nul, fut chassé de l'église, que l'on changea en une forteresse, et où l'on s'apprêta à défendre dona Bianca contre les gardes du roi qui s'approchaient.
- Comment, s'écria Agénor, les gardes comptaient enlever dona Bianca dans une église ! des chrétiens consentaient à violer le droit d'asile !
- Eh ! mon Dieu, oui ! répondit Mothril. Le roi don Pedro s'était adressé d'abord à ses archers Mores mais ceux-ci le supplièrent de considérer que le sacrilège serait plus grand encore en employant des Infidèles à une telle profanation, et don Pedro comprit leur scrupule. Il s'adressa donc à des chrétiens qui acceptèrent. Que voulez-vous, seigneur chevalier, toutes les religions sont pleines de pareilles contradictions, et celles qui en ont le moins sont les meilleures.
- Voudrais-tu dire, Infidèle que tu es, s'écria le grand-maître, que la religion du Prophète vaut mieux que la religion du Christ !
- Non, illustre grand-maître, je ne veux rien dire de pareil, et Dieu garde un pauvre atome de poussière comme je suis, d'avoir une opinion quelconque en une pareille matière ! Non. Dans ce moment je ne suis qu'un simple narrateur, et je raconte les aventures de madame Blanche de Bourbon, comme disent les Français, ou de dona Bianca de Bourbon, comme disent les Espagnols.
- Invulnérable ! murmura don Frédéric.
- Tant il y a, continua Mothril, que les gardes commirent cet affreux sacrilège de pénétrer dans l'église, et qu'ils allaient en arracher dona Bianca, quand tout à coup un chevalier tout couvert de fer, la visière baissée, sans doute le même chevalier inconnu qui avait aidé la prisonnière à fuir, s'élança à cheval dans l'église.
- A cheval ! s'écria Agénor.
- Oui, sans doute, reprit Mothril ; c'est une profanation, mais peut-être était-ce un chevalier à qui son nom, son rang, ou quelque ordre militaire donnait ce droit. Il existe plusieurs privilèges de ce genre en Espagne. Le grand-maître de Saint-Jacques, par exemple, a le droit d'entrer casqué et éperonné dans toutes les églises de la chrétienté. N'est-il pas vrai, seigneur don Frédéric ?
- Oui, répondit don Frédéric d'une voix sourde, c'est la vérité.
- Eh bien ! reprit le More, ce chevalier entra dans l'église, repoussa les gardes, appela toute la ville aux armes, et à sa voix la ville se révolta, chassa les soldats du roi don Pedro, et ferma ses portes.
- Mais depuis, le roi mon frère s'est bien vengé, dit don Frédéric, et les vingt-deux têtes qu'il a fait tomber, sur la place publique de Tolède, lui ont valu à juste titre le surnom de Justicier.
- Mais, mais dans ces vingt-deux têtes n'était point celle du chevalier rebelle, car nul n'a jamais su quel était ce chevalier.
- Et qu'a fait le roi de dona Bianca ? demanda Agénor.
- Dona Bianca a été envoyée au château de Xérès, où elle est retenue prisonnière, quoiqu'elle eût mérité un plus grand supplice peut-être que celui de la prison.
- Seigneur More, dit don Frédéric ce n'est point à nous à décider quelle peine ou quelle récompense ont mérité ceux-là que Dieu a élus pour les mettre à la tête des nations. Il n'y a que Dieu au-dessus d'eux ; c'est à Dieu seul à les punir ou à les récompenser.
- Notre seigneur parle dignement, répondit Mothril en croisant ses deux mains sur sa poitrine et en inclinant la tête jusque sur le cou de son cheval, et son humble esclave avait tort de parler ainsi qu'il l'a fait.
Ce fut en ce moment que l'on arriva au lieu fixé pour la halte du soir et que l'on s'arrêta pour dresser les tentes.
Comme le More s'éloignait pour assister à la descente de sa litière, don Frédéric s'approcha du chevalier.
- Ne me parlez plus ! dit-il vivement, de rien qui touche ni au roi ni à dona Bianca, ni à moi-même, devant ce More damné, qu'il me prend à chaque instant l'envie de faire étrangler par mon chien, ne m'en parlez plus jusqu'au repas du soir, car alors nous serons seuls et pourrons causer à loisir.
- Et Mothril le More sera forcé de nous laisser seuls, il ne mange pas avec les chrétiens ; – d'ailleurs, il a sa litière à surveiller.
- C'est donc un trésor que renferme cette litière ?
- Oui, répondit Frédéric en souriant, vous ne vous trompez point, c'est son trésor.
En ce moment Fernand s'approcha ; Agénor avait déjà commis dans cette journée assez d'indiscrétions pour craindre d'en commettre de nouvelles. – Mais sa curiosité, pour être comprimée, n'en fut que plus vive.
Fernand s'approchait pour prendre les ordres de son maître, – car la tente de don Frédéric venait d'être dressée au centre du camp.
- Fais-nous servir, mon bon Fernand, dit le prince au jeune homme, – le chevalier doit avoir faim et soif.
- Et je reviendrai, dit Fernand. Vous savez que j'ai promis de ne point vous quitter, et vous savez à qui je l'ai promis ?
Une rougeur fugitive monta aux joues du grand-maître.
- Reste donc avec nous, enfant, dit-il, car je n'ai pas de secret pour toi.
Le repas fut servi sous la tente du grand-maître. Mothril, en effet, n'y assista pas.
- Maintenant que nous sommes seuls, dit Agénor, car c'est comme si nous étions seuls, puisque, vous l'avez dit vous même, vous n'avez point de secrets pour ce jeune homme, dites-moi, cher seigneur, ce qui s'est passé, afin que je ne commette rien à l'avenir de semblable à ce que j'ai fait tout à l'heure.
Don Frédéric regarda avec inquiétude autour de lui.
- C'est un bien faible rempart pour garder un secret qu'une muraille de toile, dit-il. On peut voir par dessous, on peut entendre au travers.
- Alors, dit Mauléon, parlons d'autre chose ; malgré ma curiosité bien naturelle, j'attendrai. Et d'ailleurs, quand Satan prendrait à tâche de nous en empêcher, nous trouverons bien un moment d'ici à Séville pour échanger quelques paroles sans avoir rien à craindre.
- Si vous n'eussiez pas été si fatigué, dit don Frédéric, je vous eusse invité à sortir avec moi de ma tente, et à pied munis chacun de notre épée, enveloppés de nos manteaux accompagnés de Fernand ; nous eussions été causer dans quelque endroit de la plaine assez découvert pour être certains qu'à cinquante pas de nous, le More, se changeât-il en serpent, sa première forme, ne pourrait nous écouter.
- Seigneur, répondit Agénor avec ce sourire que donnent la vigueur et l'inépuisable confiance de la jeunesse, je ne suis jamais fatigué. Souvent, après avoir chassé l'isard toute la journée sur les pics les plus élevés de nos montagnes, lorsque je rentrais le soir, mon noble tuteur Ernauton de Sainte- Colombe me disait : Agénor, on a reconnu le pied d'un ours dans la montagne, je connais sa passée ; voulez-vous venir l'attendre avec moi ? – Je ne prenais que le temps de déposer le gibier que je rapportais, et quelque heure qu'il fût, je repartais pour cette nouvelle course.
- Allons donc, dit Frédéric.
Ils quittèrent leurs casques et leurs cuirasses, et s'enveloppèrent de leur manteau, moins encore à cause des nuits toujours froides entre les montagnes, que pour rester inconnus, et sortant de leurs tentes, ils s'acheminèrent dans la direction qui devait plus vite les conduire hors du camp.
Le chien voulut les suivre, mais don Frédéric lui fit un geste, et l'intelligent animal se coucha à la porte de la tente ; il était si connu de tout le monde, qu'il eût bientôt trahi l'incognito des deux amis. Dès les premiers pas ils furent arrêtés par une sentinelle.
- Quel est ce soldat ? demanda don Frédéric à Fernand en faisant un pas en arrière ?
- C'est Ramon l'arbalestrier, monseigneur, répondit le page ; j'ai voulu qu'on fit bonne garde autour du lit de Votre Seigneurie, et j'ai placé moi- même une ligne de sentinelles ; ;j'ai promis de veiller sur vous, vous le savez.
- Alors dis-lui qui nous sommes, dit le grand-maître, à celui-là il n'y a pas d'inconvénient de révéler notre nom.
Fernand s'approcha de la sentinelle et lui dit un mot tout bas. Le soldat releva son arbalète, et se rangeant respectueusement, laissa passer les promeneurs.
Mais à peine eurent-ils fait cinquante pas qu'une forme blanche et immobile se dessina dans l'osbcurité. Le grand-maître, ignorant qui ce pouvait être, marcha droit à l'espèce de fantôme. C'était une seconde sentinelle enveloppée d'un caban et qui abaissa sa lance en disant en espagnol, mais avec l'accent guttural des Arabes :
- On ne passe pas.
- Et celui-là, demanda don Frédéric à Fernand, qui est-il ?
- Je ne le connais pas, répondit Fernand.
- Ce n'est donc pas toi qui l'as placé ?
- Non, car c'est un More.
- Laisse-nous passer, dit don Frédéric en arabe.
Le More secoua la tête et continua de présenter à la poitrine du grand-maître la pointe large et acérée de sa hallebarde.
- Que signifie cela ? suis-je donc prisonnier, moi, le grand-maître, moi, le prince ? Holà ! mes gardes, à moi !
De son côté, Fernand tira un sifflet d'or de sa poche et siffla.
Mais, avant les gardes, avant même la sentinelle espagnole, placée à cinquante pas derrière les promeneurs, apparut, rapide et bondissant, le chien de don Frédéric, qui, reconnaissant la voix de son maître et comprenant qu'il appelait du secours, accourait tout hérissé, et, d'un seul élan, d'un élan de tigre, s'élança sur le More et l'étreignit si rudement à la gorge à travers les plis de son caban, que le soldat tomba en poussant un cri d'alarme.
Au cri de détresse, Mores et Espagnols sortirent des tentes. Les Espagnols, tenant un flambeau d'une main et leur épée de l'autre ; les Mores, silencieusement et sans lumière, se glissant dans l'ombre pareils à des animaux de proie.
- Ici, Allan ! cria le grand-maître.
Le chien, à cette voix, lâcha lentement et comme à regret sa proie, et revint, à reculons et les yeux fixés sur le More qui se relevait sur un genou, s'acculer aux jambes de son maître, prêt à s'élancer de nouveau sur un signe de lui.
En ce moment Mothril arriva.
Le grand-maître se retourna vers lui, et avec cette double majesté qui le faisait à la fois prince de coeur et de naissance :
- Qui donc, dit-il, a placé des sentinelles dans mon camp, répondez, Mothril ? Cet homme est à vous. Qui l'a mis où il est ?
- Dans votre camp, seigneur, répondit Mothril avec la plus grande humilité, oh ! jamais je n'aurais eu une telle audace ; j'ai ordonné seulement au fidèle serviteur que voici, et il montrait le More agenouillé sur un genou et tenant sa gorge sanglante entre ses deux mains, de faire la garde, de peur des surprises nocturnes, et il aura outrepassé mes ordres, ou n'aura pas reconnu Votre Seigneurie ; mais en tout cas, s'il a offensé le frère de mon roi, et qu'on juge que l'offense soit digne de mort, il mourra.
- Non pas, dit don Frédéric. C'est la mauvaise intention qui fait le coupable, et du moment où vous me répondez que la sienne était bonne, seigneur Mothril, c'est moi qui lui dois un dédommagement pour la vivacité de mon chien. Fernand, donne ta bourse à cet homme.
Fernand s'approcha avec répugnance du blessé, et lui jeta sa bourse qu'il ramassa.
- Maintenant, seigneur Mothril, dit don Frédéric, en homme qui n'admettra pas la moindre contradiction à sa volonté, – merci de votre sollicitude, mais elle est inutile, – mes gardes et mon épée suffisent pour me défendre ; – employez donc votre épée à vous garder, vous et votre litière ; – et maintenant que vous savez que je n'ai plus besoin ni de vous ni des vôtres, retournez sous votre tente, seigneur Mothril, et dormez en paix.
Le More s'inclina, et don Frédéric passa outre.
Mothril le laissa s'éloigner, et quand il eût vu les trois formes du prince, du chevalier et du page, se perdre dans l'obscurité, il s'approcha de la sentinelle.
- Es-tu blessé ? lui dit-il à voix basse.
- Oui, dit la sentinelle d'un air sombre.
- Gravement ?
- Les dents de l'animal maudit ont pénétré dans ma gorge de toute leur longueur.
- Souffres-tu ?
- Beaucoup.
- Trop pour que tu puisses te venger ?
- Qui se venge ne souffre plus ; ordonnez.
- J'ordonnerai quand il sera temps ; viens.
Et tous deux rentrèrent dans le camp.
Tandis que Mothril et le soldat blessé rentraient dans le camp, don Frédéric, accompagné d'Agénor et de Fernand, s'enfonçait dans la campagne sombre dont la sierra d'Estrella formait l'horizon ; de temps en temps il lançait, ou devant ou derrière lui, le chien au flair infaillible et qui s'ils eussent été suivis, eût certainement averti son maître, de la présence d'un espion.
Dès qu'il se crut assez éloigné pour que l'accent de sa voix ne parvînt pas jusqu'au camp, don Frédéric s'arrêta et posa sa main sur l'épaule du chevalier.
- Ecoute, Agénor, lui dit-il avec cet accent profond qui indique que la voix sort du coeur, ne me parle plus jamais de la personne dont tu as prononcé le nom ; car si tu en parles devant des étrangers, tu feras rougir mon front et trembler ma main ; si tu m'en parlais quand nous serions seuls, tu ferais défaillir mon âme : voilà tout ce que je puis te dire. La malheureuse dona Bianca n'a pas su gagner les bonnes grâces de son royal époux : à la Française si pure et si douce, il a préféré Maria Padilla, la hautaine et ardente Espagnole. Toute une lamentable histoire de soupçons, de guerre et de sang, est enfermée dans le peu de mots que je viens de te dire. Un jour, s'il en est besoin, je t'en dirai davantage ; mais d'ici là, observe-toi, Agénor, et ne me parle plus d'elle ; je n'y pense que trop sans qu'on m'en parle.
A ces mots, Frédéric s'enveloppa dans son manteau comme pour isoler et ensevelir avec lui une immense douleur.
Agénor resta pensif auprès du grand-maître ; il essayait, en rappelant ses souvenirs, de pénétrer les portions du secret de son ami où il pouvait lui être utile, et auquel il comprenait que l'appel qu'il lui avait fait n'était point étranger.
Le grand-maître comprit ce qui se passait dans le coeur d'Agénor.
- Voilà ce que je te voulais dire, ami, ajoutait-il. Tu vivras désormais près de moi, et certes, comme je n'aurai pas de précautions à prendre contre mon frère, sans que je te parle d'elle, sans que tu m'en parles, tu finiras par sonder cet abîme qui m'épouvante moi-même ; mais pour le moment nous allons à Séville, les fêtes d'un tournoi m'y attendent, le roi mon frère veut me faire honneur, dit-il, et en effet il m'a envoyé, comme tu l'as vu, don Mothril, son conseiller et son ami.
Fernand haussa les épaules en signe à la fois de haine et de mépris.
- J'obéis donc, reprit Frédéric, répondant à sa propre pensée ; mais en quittant Coïmbre j'avais déjà des soupçons ; ces soupçons, la surveillance qu'on exerce autour de moi les a confirmés. Je veillerai donc. Je n'ai pas seulement deux yeux, j'ai encore ceux de mon dévoué serviteur Fernand ; et si Fernand me quitte pour quelque mission secrète et indispensable, tu resteras, toi, car je vous aime tous deux d'une égale amitié.
Et don Frédéric tendit à chacun des deux jeunes gens une main qu'Agénor posa respectueusement sur son coeur et que Fernand couvrit de baisers.
- Seigneur, dit Mauléon, je suis heureux d'aimer et d'être aimé ainsi, mais j'arrive bien tard pour prendre ma part d'une si vive amitié.
- Tu seras notre frère, dit don Frédéric, tu entreras dans notre coeur comme nous dans le tien, et maintenant ne parlons plus que des fêtes et des beaux coups de lance, qui nous attendent à Séville. Venez, et rentrons au camp.
Derrière la première tente qu'il dépassa, don Frédéric trouva Mothril debout et éveillé ; – il s'arrêta, et regarda le More sans pouvoir dissimuler l'ennui que lui causait cette espèce d'obsession.
- Seigneur, dit-il à don Frédéric, voyant que personne ne dormait au camp, il m'est venu une pensée : puisque les journées sont si brûlantes, ne plairait- il pas à Votre Altesse de se remettre en route ? la lune se lève, la nuit est douce et superbe ; ce sera autant d'impatience abrégée au roi votre frère.
- Mais vous, dit Frédéric, mais votre litière ?
- Oh ! Seigneur, répondit le More, moi et tous les miens sommes aux ordres de Votre Seigneurie.
- Allons donc, je le veux bien, dit Frédéric, donnez les ordres pour le départ.
Pendant qu'on sellait les chevaux et les mules, pendant qu'on levait les tentes, Mothril s'approcha de la sentinelle blessée.
- Si nous faisons dix lieues cette nuit, lui demanda-t-il aurons-nous traversé la première chaîne de montagnes ?
- Oui, répondit le soldat.
- Et si nous partons demain vers sept heures du soir, à quelle heure serons nous au gué de la ­ezère ?
- A onze heures.
A l'heure indiquée par le soldat, on était arrivé au campement. Cette manière de voyager, comme l'avait prévu le More, avait été agréable pour tout le monde, et lui particulièrement y avait gagné de soustraire plus facilement sa litière aux regards curieux de Musaron.
Car une seule préoccupation tenait le digne écuyer, c'était de savoir quelle espèce de trésor était renfermé dans la boite dorée que Mothril gardait avec tant de soin.
Aussi, en véritable enfant de la France qu'il était, ne tint-il aucun compte des exigences du nouveau climat dans lequel il se trouvait, et par la plus grande chaleur du jour se mit-il à rôder autour des tentes.
Le soleil dardait d'aplomb : tout était désert dans le camp. Frédéric, pour se livrer tout entier à ses pensées, s'était retiré sous sa tente. Fernand et Agénor causaient sous la leur, quand ils virent paraître tout à coup Musaron sur le seuil. L'écuyer avait cette figure riante de l'homme qui est presque arrivé à un but longtemps cherché.
- Seigneur Agénor, dit-il, une grande découverte !
- Laquelle ? demanda le chevalier, habitué aux facétieuses sorties de son écuyer.
- C'est que don Mothril parle à sa litière et que sa litière lui répond.
- Et que se disent-ils ? demanda le chevalier.
- J'ai bien entendu la conversation, mais je n'ai pas pu la comprendre, dit Musaron, attendu que le More et sa litière parlaient arabe.
Le chevalier haussa les épaules.
- Que dites-vous de cela, Fernand ? demanda-t-il. Voilà, si l'on en croit Musaron, le trésor de don Mothril qui parle.
- Il n'y a rien d'étonnant à cela, répondit le page, attendu que le trésor de don Mothril est une femme.
- Ah !... fit Musaron assez décontenancé.
- Jeune ? demanda vivement Agénor.
- C'est probable.
- Belle ?
- Ah ! vous m'en demandez trop, seigneur chevalier, et c'est une question, je crois, à laquelle peu de personnes, de la suite même de don Mothril, pourraient répondre.
- Eh bien ! je le saurai, moi, dit Agénor.
- Comment cela ?
- Puisque Musaron est bien parvenu jusqu'à la tente, j'y parviendrai bien moi-même. Nous sommes habitués, nous autres chasseurs de montagne, à nous glisser de rochers en rochers et à surprendre les isards au sommet de nos pics. Le seigneur don Mothril ne sera pas plus fin ni plus ombrageux qu'un isard.
- Soit ! dit Fernand, emporté de son côté par un élan de folle jeunesse ; mais à une condition, c'est que j'irai avec vous.
- Venez, et pendant ce temps Musaron veillera.
Agénor ne s'était pas trompé, et tant de précautions même n'étaient pas nécessaires. Il était onze heures du matin. Le soleil d'Afrique dardait ses plus chauds rayons, le camp semblait abandonné ; les sentinelles espagnoles et mores avaient cherché l'ombre soit d'un rocher, soit d'un arbre solitaire, de sorte que, moins les tentes qui donnaient au paysage une apparence momentanée d'habitation, on se serait cru dans un désert.
La tente de don Mothril était la plus éloignée. Pour l'isoler encore, ou pour lui donner un peu de fraîcheur, il l'avait appuyée à un bouquet d'arbres. Dans cette tente, il avait introduit la litière, et devant la porte une grande pièce d'étoffe turque retombait qui empêchait le regard de pénétrer dans l'intérieur. Musaron leur désigna de la main cette tente comme étant celle qui renfermait le trésor. A l'instant même, tout en laissant Musaron à la place où il était, et d'où il pouvait voir tout ce qui se passait du côté de la tente qui regardait le camp, les deux jeunes gens firent un détour et gagnèrent l'extrémité du bois ; une fois arrivés là, retenant leur haleine, suspendant leurs pas, écartant avec soin les branches dont le froissement eût révélé leur présence, ils s'avancèrent, et sans être entendus de don Mothril, ils parvinrent jusqu'à la toile circulaire au centre de laquelle se trouvaient le More et sa litière.
On ne pouvait pas voir, mais on pouvait entendre.
- Oh ! dit Agénor, la conversation ne nous apprendra pas grand-chose, car ils parlent arabe.
Fernand porta le doigt à ses lèvres.
- J'entends l'arabe, dit-il, laissez-moi écouter.
Le page prêta l'oreille, et le chevalier demeura en silence.
- C'est étrange, dit Fernand après un instant d'attention, ils parlent de vous.
- De moi, dit Agénor, impossible !
- Si fait, je ne me trompe point.
- Et que disent-ils ?
- Don Mothril seul a parlé jusqu'ici. Il vient de demander : Est-ce le chevalier au panache rouge ?
Au moment même une voix mélodieuse et vibrante, une de ces voix qui semblent semer de l'ambre et des perles, et qui font écho dans le coeur, répondit :
- Oui, c'est le chevalier au panache rouge ; il est jeune et beau.
- Jeune, sans doute, répondit Mothril, car à peine il a vingt ans, mais beau, c'est ce que je nie.
- Il porte bien ses armes et semble vaillant.
- Vaillant ! un pillard ! un vautour des Pyrénées qui vient s'abattre encore sur le cadavre de notre Espagne !
- Que dit-il ? demanda Agénor.
Le page lui répéta en riant les paroles de Mothril.
Le rouge monta au front du chevalier ; il mit la main sur la poignée de son épée et la tira à moitié du fourreau. Fernand l'arrêta.
- Seigneur, dit-il, voilà le salaire des indiscrets ; mais sans doute j'aurai mon tour : écoutons.
La douce voix reprit, toujours en arabe :
- C'est le premier chevalier de France que je vois ; pardonnez moi donc un peu de curiosité. Les chevaliers de France sont renommés pour leur courtoisie, à ce qu'on assure. Celui-là est-il au service du roi don Pedro ?
- Aïssa, dit Mothril avec un accent de rage concentrée, ne me parlez plus de ce jeune homme.
- C'est vous qui m'en avez parlé, répondit la voix, lorsque nous le rencontrâmes dans la montagne, et qui, après m'avoir promis de faire halte sous les arbres où il nous avait devancés, m'exhortâtes, toute fatiguée que j'étais, à supporter une fatigue de plus pour arriver à Coïmbre avant que le seigneur français eût pu parler à Frédéric.
Fernand appuya sa main sur le bras du chevalier ; il lui sembla que le voile se déchirait et mettait à nu le secret du More.
- Que dit-il donc ? demanda le chevalier.
Fernand lui répéta mot pour mot les paroles de Mothril.
Cependant la même voix continuait avec un accent qui allait jusqu'au coeur du chevalier, quoiqu'il ne comprît pas les paroles :
- S'il n'est pas vaillant, dit-elle, pourquoi donc paraissez-vous si fort le redouter ?
- Je me défie de tout le monde et ne redoute personne, répondit Mothril. Puis, je trouve inutile que vous vous occupiez d'un homme que bientôt vous ne devez plus voir.
Mothril avait prononcé ces derniers mots avec un accent qui ne laissait pas de doute sur leur signification ; aussi Agénor comprit-il au mouvement que fit le page qu'il venait de surprendre quelque chose d'important.
- Tenez-vous sur vos gardes, sire de Mauléon, dit-il.
Soit pour cause de politique, soit par haine jalouse, vous avez dans don Mothril un ennemi.
Agénor sourit dédaigneusement.
Tous deux se remirent à écouter, mais n'entendirent plus rien. Quelques secondes après, à travers les arbres, ils aperçurent Mothril qui s'éloignait et qui prenait le chemin de la tente de don Frédéric.
- Il me semble, dit Agénor, que ce serait le moment de la voir et de lui parler, à cette belle Aïssa, qui a tant de sympathie pour les chevaliers de France.
- La voir, oui, dit Fernand ; lui parler, non. Car croyez bien que Mothril ne s'est pas éloigné sans laisser ses gardes à la porte.
Et avec la pointe de son poignard, il fit dans la couture de la tente une étroite ouverture, mais qui, si étroite qu'elle fût, permettait au regard de pénétrer dans l'intérieur.
Aïssa était couchée sur une espèce de lit d'étoffe pourpre brodée d'or ; elle était plongée dans une de ces rêveries muettes et souriantes particulières aux femmes d'Orient, dont la vie tout entière appartient aux sensations physiques. Une de ses mains tenait cet instrument de musique qu'on appelle la guzla. L'autre était noyée dans ses cheveux noirs semés de perles, qui faisaient ressortir d'autant mieux ses doigts fins et effilés à ongles rougis par le carmin. Un regard long et humide, qui semblait chercher, pour se fixer sur lui, l'objet qu'elle voyait dans sa pensée, jaillissait de sa paupière aux cils soyeux.
- Qu'elle est belle ! murmura Agénor.
- Seigneur, – dit Fernand, – songez-y ; c'est une Moresque, et par conséquent une ennemie de notre sainte religion.
- Bah ! dit Agénor, je la convertirai.
En ce moment on entendit tousser Musaron. C'était le signal convenu si quelqu'un s'approchait du bois ; et les deux jeunes gens reprirent, avec les mêmes précautions qu'ils avaient employées, le même chemin qu'ils avaient fait. Arrivés à la lisière, ils aperçurent, venant par la route de Séville, une petite troupe composée d'une douzaine de cavaliers arabes et castillans. Ils allèrent droit à Mothril qui, les ayant aperçus, s'était arrêté à quelques pas de la tente du grand-maître. Ces cavaliers venaient de la part du roi don Pedro, et apportaient une nouvelle dépêche à son frère. Cette dépêche était accompagnée d'une lettre pour Mothril. Le More lut la lettre qui lui était destinée, et entra dans la tente de don Frédéric, en invitant les nouveaux venus à attendre un instant, dans le cas où il plairait au grand-maître de leur demander quelque explication.
- Encore ! dit don Frédéric en apercevant Mothril sur le seuil de sa porte.
- Seigneur, dit le More, ce qui me donne cette hardiesse de pénétrer jusqu'à vous, c'est un message de notre honoré roi, qui vous est adressé, et que je n'ai pas voulu tarder à vous remettre.
Et il tendit la lettre à don Frédéric, qui la prit avec une certaine hésitation. Mais, aux premières lignes qu'il lut, le front du grand-maître s'éclaircit.
La dépêche disait :

« Mon frère bien-aimé, hâte-toi, car déjà ma cour est remplie de chevaliers de toute nation. Séville est en joie dans l'attente de l'arrivée du vaillant grand-maître de Saint-Jacques. Ceux que tu amèneras avec toi seront les bienvenus ; mais n'embarrasse pas ta marche d'un long cortège. Ma gloire sera de te voir, mon bonheur de te voir vite. »

En ce moment, Fernand et Agénor, à qui cette nouvelle troupe se dirigeant vers la tente de don Frédéric causait quelque inquiétude, entrèrent à leur tour.
- Tenez, dit don Frédéric en tendant à Agénor la lettre du roi ; lisez, et voyez quelle réception nous aurons.
- Votre Altesse ne dit-elle point quelques mots de bienvenue à ceux qui lui ont apporté cette lettre ? demanda Mothril.
Don Frédéric fit un signe de la tête et sortit ; puis, quand il les eût remerciés de la promptitude qu'ils avaient mise, car il venait d'apprendre qu'ils étaient venus de Séville en cinq jours, – Mothril s'adressant au chef :
- Je garde tes soldats, dit-il, pour faire plus d'honneur au grand-maître Quant à toi, retourne vers le roi don Pedro avec la vitesse de l'hirondelle, et annonce-lui que le prince est en marche pour Séville.
Puis, tout bas :
- Va, dit-il, et dis au roi que je ne reviendrai pas sans la preuve que je lui ai promise.
Le cavalier arabe s'inclina, et sans répondre un mot, sans faire rafraîchir ni lui ni son cheval, il repartit comme une flèche.
Cette recommandation à voix basse n'échappa point à Fernand, et quoiqu'en ignorant le sujet, puisqu'il n'avait pu entendre les paroles de Mothril, il crut devoir dire à son maître que ce départ du chef à peine arrivé lui était d'autant plus suspect que ce chef était un More et pas un Castillan.
- Ecoute, lui dit Frédéric lorsqu'ils furent seuls. Le danger, s'il y en a, peut ne menacer ni moi, ni toi, ni Agénor ; nous sommes des hommes forts qui ne craignons pas le danger. Mais il y a au château de Medina Sidonia un être faible et sans défense, une femme qui n'a déjà que trop souffert pour moi et à cause de moi. Il faut que tu partes, il faut que tu me quittes ; il faut, par un moyen quelconque, dont je laisse le choix à ton adresse, que tu arrives jusqu'à elle et que tu la préviennes de se tenir sur ses gardes. Tout ce que je ne pourrais pas dire dans une lettre tu le diras de vive voix.
- Je partirai quand vous voudrez, répondit Fernand ; vous savez que je suis à vos ordres.
Frédéric s'assit sur une table et écrivit sur un parchemin quelques lignes qu'il scella de son sceau ; comme il achevait, l'inévitable Mothril rentra dans sa tente.
- Vous le voyez, dit don Frédéric, moi aussi j'écris de mon côté au roi don Pedro. Il m'a semblé, que c'était accueillir bien froidement sa lettre, que de laisser votre messager se charger d'une réponse verbale. Demain au matin, Fernand partira.
Le More s'inclina pour toute réponse ; devant lui le grand-maître enferma le parchemin dans un petit sachet brodé de perles fines qu'il remit au page.
- Tu sais ce qu'il y a à faire ? lui dit-il.
- Oui, monseigneur, je le sais.
- Mais, dit Mothril, puisque Votre Altesse voulait du bien à ce chevalier français, que ne l'envoie-t-elle au lieu de son page qui lui était nécessaire. Je le ferais escorter par quatre de mes gens, et en remettant au roi la lettre, – une lettre de son frère, – il aurait mérité du premier coup les bonnes grâces que vous comptez solliciter pour lui.
L'astuce du More embarrassa un instant don Frédéric mais Fernand vint à son aide.
- Il me semble, dit-il à don Frédéric, il me semble qu'au roi de Castille il faut envoyer un Espagnol. D'ailleurs, c'est moi que Votre Altesse a choisi le premier, et, à moins d'un ordre absolu d'elle, je désire conserver l'honneur de cette mission.
- C'est bien, répondit don Frédéric, nous ne changerons rien à ce que nous avons décidé.
- Monseigneur est le maître, répondit Mothril, et tous, tant que nous sommes, nous n'avons d'autre devoir que d'exécuter ses ordres, et je venais prendre les siens.
- Pourquoi faire ?
- Pour le départ. N'est-il pas convenu que nous voyagerons de nuit, comme hier ? Votre Altesse s'est-elle mal trouvée de cette marche nocturne ?
- Non pas, au contraire.
- Eh bien ! nous n'avons plus qu'une heure ou deux de jour, reprit Mothril, il serait donc temps de partir.
- Donnez les ordres, et je serai prêt.
Mothril sortit.
- Ecoute, dit don Frédéric à Fernand : nous avons à traverser la rivière qui descend de la sierra de Strella et qui se jette dans le Tage. Il y aura toujours, au moment du passage, un instant de confusion : tu en profiteras, une fois arrivé sur l'autre bord, pour t'éloigner immédiatement ; car je ne crois pas que tu te soucies plus que moi de l'escorte que nous a offerte le More. Seulement, sois bien prudent pendant le voyage, sois plus prudent encore quand tu seras arrivé, car tu sais qu'elle est surveillée avec rigueur.
- Oui, monseigneur, je le sais.
Mothril ne perdit pas un instant pour donner les ordres nécessaires. La caravane se mit en marche dans l'ordre accoutumé, c'est-à-dire qu'une avant- garde de cavaliers mores sondait le chemin ; que don Frédéric venait ensuite, surveillé par Mothril ; puis venaient la litière et l'arrière-garde.
Vers dix heures, on avait traversé la sierra et l'on redescendait dans la vallée. Une heure après, à travers les arbres qui poussaient au versant de la montagne, on aperçut une bande bleuâtre pareille à un long et sinueux ruban duquel la lune faisait, à différents endroits, jaillir des millions d'étincelles.
- Voici la ­ezère, dit Mothril ; avec la permission de Votre Altesse, je vais faire sonder le gué.
C'était une occasion pour don Frédéric de rester seul un instant avec Agénor et avec Fernand. Aussi s'empressa-t-il de donner congé au More d'un signe de tête.
Mothril, on le sait, ne marchait pas sans la litière ; aussi fit-il un crochet vers l'arrière-garde, et le vit-on s'avancer accompagnant ce trésor qui avait si fort préoccupé Musaron tant qu'il n'avait pas su de quelle nature il était.
- A mon tour de demander une permission à Votre Altesse, dit Agénor. Nous autres Français, nous avons l'habitude de passer les rivières où nous nous trouvons ; – je voudrais arriver de l'autre côté de la rivière en même temps que le More. – C'était encore un moyen pour don Frédéric de pouvoir donner à Fernand ses dernières instructions sans que personne les entendît.
- Faites comme vous l'entendrez, dit-il au chevalier, mais ne vous exposez pas inutilement, – vous savez que j'ai besoin de vous.
- Monseigneur, dit Agénor, nous retrouvera sur l'autre rive.
Et faisant en sens opposé le même circuit qu'avaient fait le More et la litière, le chevalier disparut dans les sinuosités de la montagne accompagné de Musaron.

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