Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XLVII
Voyage.

Agénor comprenait toute la difficulté de sa position.
Etre libre par la générosité du prince de Galles, c'était un privilège dont beaucoup de gens pouvaient lui envier la continuité. Agénor poussa son cheval tant qu'il put, grâce aux exhortations pressantes de Musaron, qui, secouant ses oreilles dans la joie de les posséder encore, usait toute son éloquence à peindre le danger d'une poursuite et les charmes du retour dans la patrie.
Mais l'honnête Musaron perdait son temps ; Agénor ne l'écoutait pas. Séparé d'Aïssa, le chevalier n'avait plus que son corps. Son âme était en Espagne, inquiète, souffrante, éperdue !
Cependant, tel était à cette époque le sentiment du devoir, que Mauléon, dont le coeur s'indignait à l'idée de quitter sa maîtresse et palpitait de joie à l'idée d'aller secrètement la retrouver, que Mauléon, disons-nous, continuait bravement sa route au risque de perdre à jamais sa belle Moresque, pour accomplir la mission dont l'avait chargé le connétable.
Le pauvre cheval avait été trop peu ménagé. Le noble animal, qui avait supporté les fatigues de la guerre et obéi aux caprices amoureux de son maître, manqua de forces à Bordeaux, où l'abandonna Mauléon pour le reprendre à son retour.
Dès lors, changeant de chevaux en inventant le système de la poste bien avant Louis XI, d'ingénieuse mémoire, notre voyageur vint tomber, inattendu, épuisé, effrayant, aux pieds du bon roi Charles, qui palissait ses pêchers dans le beau jardin de l'hôtel Saint-Paul.
- Oh ! oh ! qu'est-ce cela, et que venez-vous m'annoncer, sire de Mauléon ? dit le roi Charles, à qui la nature avait donné ce privilège, quand il avait vu un homme une seule fois, de le reconnaître toujours.
- Sire roi, répondit Agénor en mettant un genou en terre, je viens vous annoncer une triste nouvelle : votre armée a été vaincue en Espagne.
- La volonté de Dieu soit faite ! répliqua le prince en pâlissant. Mais l'armée se ralliera.
- Il n'y a plus d'armée, sire !
- Dieu est miséricordieux, fit le roi plus bas. Comment se porte le connétable ?
- Sire, le connétable est prisonnier des Anglais.
Le roi poussa un soupir étouffé, mais ne proféra pas une parole. Puis, presque aussitôt, son front se rasséréna.
- Raconte-moi la bataille, dit-il un moment après. Où a-t-elle eu lieu, d'abord ?
- A Navarette, sire.
- J'écoute.
Agénor raconta le désastre, l'anéantissement de l'armée, la prise du connétable, et comment il avait été presque miraculeusement sauvé par le prince Noir.
Il faut que je rachète Bertrand, dit Charles V, si toutefois on veut le laisser mettre à rançon.
- Sire, la rançon est consentie.
- A combien ?
- A soixante-dix mille florins d'or.
- Et qui a fixé cette rançon ? dit le roi, tressaillant à la pesanteur de ce chiffre.
- Le connétable lui-même.
- Le connétable ! Il me semble bien généreux.
- Trouvez-vous, sire, qu'il se soit plus estimé qu'il ne vaille ?
- S'il s'était estimé ce qu'il vaut, dit le roi, tous les trésors de la chrétienté n'auraient pu nous le rendre.
Mais, tout en rendant cette justice à Bertrand, le roi tomba dans une sombre rêverie, dont Agénor ne put méconnaître le sens.
- Sire, dit-il aussitôt, que Votre Majesté ne se mette pas en peine de la rançon du connétable. Sire Bertrand m'a dépêché vers sa femme, madame Tiphaine Raguenel, qui tient cent mille écus à lui, et qui les donnera pour racheter son mari.
- Ah ! bon chevalier, dit Charles en s'épanouissant, il est donc aussi bon trésorier que bon homme de guerre. Je ne l'aurais pas cru. Cent mille écus !... Eh ! mais il est plus riche que moi. Qu'il me prête donc ces soixante-dix mille florins. Je les lui rendrai bientôt.. Mais crois-tu bien qu'il les possède ?... S'il allait ne les plus trouver.
- Pourquoi, sire ?
- Parce que madame Tiphaine Raguenel est très jalouse de la gloire de son mari, et qu'elle se conduit là-bas en dame charitable et magnifique.
- Alors, sire, au cas où elle n'aurait plus d'argent, le bon connétable m'a donné une autre commission.
- Laquelle ?
- Celle de parcourir la Bretagne en criant : Le connétable est prisonnier de l'Anglais, payez sa rançon, hommes de Bretagne ! et vous, femmes de Bretagne, filez !
- Et, dit le roi vivement, tu prendras une de mes bannières avec trois de mes gens d'armes, pour faire le cri dans toute la France ! Mais, ajouta Charles V, ne fais cela qu'à la dernière extrémité. Il est possible qu'on puisse réparer ici le malheur de Navarette. Vilain nom ! ce mot de Navarre porte toujours malheur à qui est Français.
- Impossible, sire, vous allez bientôt voir, sans doute, le prince fugitif, Henri de Transtamare. Les Anglais feront chanter victoire par toutes leurs trompettes de Gascogne, et puis de pauvres Bretons, enfin, blessés, mendiants, vont revenir dans leur patrie, racontant à tous leur lamentable histoire.
- C'est vrai ! pars donc, Mauléon, et si tu revois le connétable...
- Je le reverrai.
- Dis-lui que rien n'est perdu s'il m'est rendu lui-même.
- Sire, j'avais encore un mot de lui pour vous.
- Quoi donc ?
- Dis au roi, me glissa-t-il à l'oreille, que notre projet marche à bien, que par les chaleurs d'Espagne bien des rats de France sont morts sans avoir pu s'acclimater.
- Brave Bertrand, il riait donc même en ce cruel moment ?
- Toujours invincible, sire : aussi beau dans la défaite que grand dans la victoire.
Agénor prit ainsi congé du roi Charles V, qui lui fit donner trois cents livres, don magnifique, à l'aide duquel Agénor acheta deux bons chevaux de guerre du prix de 50 livres chacun. Il donna dix livres à Musaron, lequel, tout émerveillé, les enfouit dans sa ceinture de cuir et renouvela son équipage rue de la Draperie. Agénor acheta également rue de la Heaumerie un de ces casques d'invention nouvelle, qui se fermaient avec un ressort, et il en fit présent à l'écuyer, dont la tête se prêtait si facilement aux coups chez les Sarrasins.
Cet utile et agréable présent rehaussa la bonne mine de Musaron, et lui donna vis-à-vis de son maître un tendre orgueil d'écuyer gentilhomme.
On se mit en route. La France est si belle ! Il est si doux d'être jeune, fort, vaillant, d'aimer, d'être aimé, d'avoir cent cinquante livres à l'arçon de la selle et de porter une salade toute neuve, que Mauléon aspirait à longs traits d'air pur ; que Musaron bondissait sur la selle et se cambrait en manière de gendarme ; et comme s'ils eussent voulu dire, l'un : – Regardez-moi, j'aime la plus belle fille d'Espagne ; l'autre, j'ai vu les Mores, la bataille de Navarette, et j'ai un casque de huit livres, acheté chez Poinerot, rue de la Heaumerie.
Dans cette joie, dans ce bel équipage, Agénor arriva aux frontières de Bretagne, où il fit demander au duc Jean de Montfort, prince régnant, la permission d'accomplir sur ses terres la visite à dame Raguenel, et la levée d'argent nécessaire à la rançon du connétable.
La commission de Musaron, négociateur ordinaire d'Agénor, était délicate. Le comte de Montfort, fils du vieux comte de Montfort, lequel avait fait la guerre contre la France avec le duc de Lancastre, après avoir conservé de mauvaises rancunes contre Bertrand, principale cause de la levée du siège de Dinan ; mais nous l'avons dit, c'était le temps des belles actions et des nobles coeurs ; le jeune comte de Montfort, apprenant le malheur de Bertrand, oublia toute inimitié.
- Si je le permets ! dit-il ; mais je le demande, au contraire. Qu'on lève sur mes terres toute contribution que l'on voudra. Non seulement je veux le voir libre, mais je veux le voir mon ami, s'il revient en Bretagne. Notre terre est honorée de lui avoir donné le jour.
Ayant ainsi parlé, le comte reçut Agénor avec distinction, lui donna le présent dû à tout ambassadeur royal, et l'ayant honoré d'une escorte, le fit conduire chez dame Tiphaine Raguenel, qui habitait à La Roche-Derrien, dans un des domaines de la famille.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente