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Chapitre XLVIII
Madame Tiphaine Raguenel.

Tiphaine Raguenel, fille de Robert Raguenel, seigneur de La Bellière, vicomte et homme de la première qualité, était une de ces femmes accomplies comme les héros n'en rencontrent guère, soit que Dieu ne réunisse pas sur une même famille tous ses dons précieux, soit que le mérite de l'un des époux absorbe ordinairement celui de l'autre.
Tiphaine Raguenel, dans sa jeunesse, était surnommée par les Bretons Tiphaine la fée. Elle était savante dans la médecine et l'astrologie ; c'est elle qui dans deux combats célèbres de Bertrand lui avait pronostiqué la victoire, au grand ébahissement des Bretons inquiets ; elle qui, lorsque Bertrand se fatigua du service et voulut rentrer en ses terres, le rejeta par ses conseils et ses prédictions dans la vie glorieuse d'où il retira fortune et impérissable renommée. En effet, jusqu'à la guerre faite par Charles de Blois contre Jean de Montfort, guerre dans laquelle Bertrand fut appelé au commandement de l'armée, le héros breton n'avait eu l'occasion de déployer que les forces, l'adresse et le courage à toute épreuve du champion duelliste et du chef de partisans.
Aussi Tiphaine Raguenel jouissait-elle auprès de son époux, et dans toute la contrée, d'une influence égale à celle d'une grande reine.
Elle avait été belle, elle était de haut lignage. Son esprit cultivé lui donnait la supériorité sur beaucoup de prud'hommes dans les conseils, et elle avait ajouté à ces qualités précieuses le désintéressement sans exemple de son époux.
Lorsqu'elle apprit qu'un messager de Bertrand lui venait, elle sortit à sa rencontre avec ses demoiselles et ses pages.
L'inquiétude se peignait sur son visage ; elle avait comme involontairement revêtu des habits de deuil, ce qui, dans l'état des circonstances présentes, car on ignorait généralement le désastre de Navarette, avait frappé d'une superstitieuse terreur les commensaux et les serfs du manoir de La Roche Derrien.
Tiphaine vint donc à la rencontre de Mauléon, et le reçut au pont-levis.
Mauléon avait oublié toute sa gaieté pour prendre le visage cérémonieux d'un messager de triste augure.
Il s'inclina d'abord, puis mit un genou en terre, subjugué par l'extérieur imposant de la noble dame, plus encore que par la gravité des nouvelles qu'il apportait.
- Parlez, sire chevalier, dit Tiphaine, je sais que vous m'apportez de très mauvaises nouvelles de mon époux, parlez !
Il se fit un lugubre silence autour du chevalier, et sur ces mâles visages bretons se peignit l'anxiété la plus douloureuse. On remarqua cependant que le chevalier n'avait point attaché de crêpe à sa bannière ou à son épée, comme il était d'usage en cas de mort.
Agénor recueillit ses esprits et commença le triste récit que la dame Raguenel écouta sans donner le moindre signe d'étonnement. Seulement l'ombre qui obscurcissait ses traits envahit, plus épaisse et plus douloureuse, son noble visage. La dame Tiphaine Raguenel écouta, disons-nous, la douloureuse histoire.
- Eh bien ! dit-elle, quand tous les Bretons consternés eurent poussé leurs cris de détresse et entamé leurs prières, vous venez de le part de mon époux, sire chevalier ?
- Oui, dame, répliqua Mauléon.
- Et, prisonnier dans la Castille, il sera mis à rançon ?
- Il s'est mis à rançon lui-même.
- A combien ?
- A soixante-dix mille florins d'or.
- Ce n'est pas exagéré, pour un si grand capitaine... Mais cette somme, où compte-t-il la prendre ?
- Il l'attend de vous, dame.
- De moi ?
- Oui ; n'avez-vous pas cent mille écus d'or que le connétable a rapportés de la dernière expédition, et confiés en dépôt aux religieux du Mont-Saint Michel ?
- C'est vrai, la somme était de cent mille livres, sire messager ; mais elle est dissipée.
- Dissipée ! s'écria involontairement Mauléon, qui se rappelait les paroles du roi... dissipée !...
- Comme il convenait qu'elle le fût, je crois, continua la dame. J'ai pris la somme aux religieux pour équiper cent vingt gens d'armes, secourir douze chevaliers de notre pays, élever neuf orphelins, et comme il ne me restait rien pour marier deux filles d'un de nos amis et voisins, j'ai engagé ma vaisselle et mes joyaux. Il n'y a plus à la maison que le strict nécessaire. Cependant, si dénués que nous soyons, j'espère m'être conduite selon le gré de messire Bertrand, et je crois qu'il m'approuverait et me remercierait s'il était là.
Ce mot, s'il était là, prononcé avec attendrissement par cette noble bouche, avec ce noble langage, tira des larmes de tous les yeux.
- Il ne reste au connétable, madame, dit Mauléon, qu'à vous remercier, en effet, comme vous le méritez, et à attendre un secours de Dieu.
- Et de ses amis, dirent quelques-uns dans leur enthousiasme.
- Et comme j'ai l'honneur d'être le serviteur fidèle de messire le connétable, dit Mauléon, je vais commencer à accomplir la tâche que m'imposa messire Duguesclin, dans la prévision où il était de ce qui arrive. J'ai la trompette du roi, une bannière aux armes de France, et je vais courre le pays en annonçant la nouvelle. Ceux qui voudront voir messire le connétable libre et sauf se lèveront et contribueront.
- Je l'eusse fait moi-même, dit Tiphaine Raguenel ; mais il vaut mieux que vous le fassiez, avec la permission de monseigneur le duc de Bretagne d'abord.
- J'ai cette permission, madame.
- Or, chers sires, continua Tiphaine Raguenel en promenant ses regards assurés sur la foule qui grossissait, vous l'entendez, ceux qui voudront témoigner au chevalier que voici l'intérêt qu'ils portent au nom de Duguesclin, voudront bien regarder son messager comme un ami.
- Et d'abord, cria la voix d'un cavalier qui venait de s'arrêter derrière le groupe, moi, Robert, comte de Laval, je donnerai quarante mille livres pour la rançon de mon ami Bertrand. Cet argent me suit, mes pages l'apportent.
- Que la noblesse de Bretagne vous imite, généreux ami, dans la proportion de ses richesses, et le connétable sera libre ce soir, dit Tiphaine Raguenel, doucement émue de cette libéralité.
Venez, sire chevalier, dit le comte de Laval à Mauléon. Je vous offre l'hospitalité dans ma maison... Vous commencerez dès aujourd'hui votre collecte, et, sur ma foi ! elle sera ample. Laissons dame Tiphaine à sa douleur.
Mauléon baisa respectueusement la main de la noble dame, et suivit le comte au milieu des bénédictions d'un grand concours de peuple attiré par la nouvelle.
Musaron ne se sentait pas de joie. Il avait failli être étouffé par le populaire, qui lui serrait la cuisse et baisait l'étrier, ni plus ni moins que s'il eût été seigneur banneret.
L'hospitalité du comte de Laval promettait quelques bons jours au très sobre et très vigilant écuyer, et puis Musaron, avouons-le, avait le faible d'aimer voir, ne fût ce que pour sa couleur, une grande quantité d'or.
Déjà les collectes de commune en commune allaient grossissant la masse. L'humble masure donnait une journée de travail, le château donnait le prix de deux boeufs, ou cent livres, le bourgeois non moins généreux, non moins national, retranchait un plat de sa table, un ornement des jupes de sa femme. Agénor, en huit jours, ramassa dans Rennes cent soixante mille livres, et, le rayon épuisé, il se résolut à commencer l'exploitation d'une autre veine.
De plus, il est certain, comme le dit la légende, que les femmes de Bretagne filèrent plus activement leur quenouille pour la liberté de Duguesclin, qu'elles ne le faisaient pour nourrir leurs fils et vêtir leurs maris.

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