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Chapitre LVII
Explication.

Dona Maria ne se faisait pas illusion : le danger était extrême.
Las d'une possession de plusieurs années, blasé par les succès, et corrompu par l'adversité qui purifie les bonnes natures égarées, don Pedro avait besoin de stimulants pour le mal, et nullement de conseils pour le bien.
Il s'agissait de changer les dispositions de cette âme, et rien n'eût été impossible avec de l'amour ; mais il était à craindre que don Pedro n'en eût plus pour dona Maria.
Elle allait donc en aveugle dans ce chemin si bien éclairé pour Mothril son ennemi.
Nul doute que si elle eût rencontré le More en route, et qu'elle eût tenu un poignard, elle l'en eût frappé sans miséricorde, car elle sentait que cette influence maudite pesait sur sa vie depuis un an, et commençait à la dominer.
Maria pensait tout cela quand elle ouvrit la porte secrète et se trouva dans l'appartement du roi.
Don Pedro, épouvanté, incertain, errait comme une ombre dans sa galerie.
Ce silence de dona Maria, cette colère calme, lui donnait les plus vives appréhensions et la plus dangereuse colère.
- On vient, disait-il, me braver jusqu'en ma cour, on me montre que je ne suis pas le maître, et réellement je ne le suis pas, puisque l'arrivée d'une femme bouleverse tous mes projets, et détruit l'espoir de tous mes plaisirs.
C'est un joug qu'il faut que je rompe... si je ne suis pas assez fort pour agir seul, on m'aidera.
Il disait ces mots quand Maria, qui avait glissé comme une fée sur la dalle de faïence polie, l'arrêta par le bras et lui dit :
- Qui vous aidera, senor ?
- Dona Maria ! s'écria le roi comme s'il eût vu un spectre.
- Oui, dona Maria, qui vient vous demander, à vous, au roi, en quoi le conseil, le joug, si vous voulez, d'une noble espagnole, d'une femme qui vous aime, est plus déshonorant et plus lourd que le joug imposé à don Pedro par Mothril, à un roi chrétien par un More ?
Don Pedro serra les poings avec fureur.
- Pas d'impatience, dit dona Maria, pas de colère, ce n'est pas l'heure ni le lieu. Vous êtes ici chez vous, et moi, votre sujette, je ne vais pas, vous le comprenez, vous dicter des volontés. Ainsi, maître comme vous l'êtes, senor, ne prenez pas la peine de vous irriter. Le lion ne querelle pas la fourmi.
Don Pedro n'était pas accoutumé à ces humbles protestations de sa maîtresse. Il s'arrêta interdit.
- Que voulez-vous donc, madame ? dit-il.
- Peu de chose, senor. Vous aimez, à ce qu'il paraît, une autre femme, c'est votre droit ; je n'examinerai pas si vous en usez bien ou mal, c'est votre droit ; je ne suis pas votre épouse, et le fussé-je, je me rappellerais ce que, pour moi, vous avez infligé de chagrins et de tortures à celles qui furent vos épouses.
- Me le reprochez-vous ? dit fièrement don Pedro qui cherchait l'occasion de s'irriter.
Dona Maria soutint son regard avec fermeté.
- Je ne suis pas Dieu, dit-elle, pour reprocher les crimes des rois ! je suis une femme, vivante aujourd'hui, morte demain, un atome, un souffle, le néant : mais j'ai une voix, et j'en use pour vous dire ce que vous n'entendrez que de moi.
Vous aimez, roi don Pedro, et chaque fois que cela vous est arrivé, un nuage a passé devant vos yeux et vous a caché tout l'univers.. mais... vous détournez la tête... Qu'écoutez-vous ? Qui vous préoccupe ?...
- J'avais cru, dit don Pedro, entendre marcher dans la chambre voisine... non, c'est impossible...
- Pourquoi impossible... tout est possible, ici... Regardez-y, sire... je vous prie... Nous écouterait-on ?...
- Non, il n'y a pas de porte à cette chambre, et je n'ai pas un serviteur près de moi. C'est la brise du soir qui aura soulevé une portière et fait battre un panneau de fenêtre.
- Je vous disais, reprit dona Maria, que, comme vous ne m'aimez plus, j'ai pris la résolution de me retirer.
Don Pedro fit un mouvement.
- Cela vous rend joyeux, j'en suis bien aise, dit froidement dona Maria, je le fais pour cela. Je me retirerai donc, et vous n'entendrez plus jamais parler de moi. Dès ce moment, senor, vous n'avez plus pour maîtresse dona Maria de Padilla ; c'est une humble servante qui va vous faire entendre la vérité sur votre position.
Vous avez gagné une bataille, mais on vous dira que d'autres l'ont gagnée pour vous : votre allié, en pareil cas, est votre maître et vous le prouvera tôt ou tard. Déjà même le prince de Galles réclame des sommes considérables qui lui sont dues... Cet argent, vous ne l'avez pas ; ses douze mille lances, qui ont combattu pour vous, vont se tourner contre vous.
Cependant le prince votre frère a trouvé des secours en France, et le connétable, chéri de tout ce qui porte un nom français, va revenir avec la soif d'une revanche. Ce sont deux armées que vous aurez à combattre ; que leur opposerez-vous ?
Une armée de Sarrasins. – O roi chrétien ! vous avez un seul moyen de rentrer dans la confédération des princes de l'Eglise et vous vous privez de ce moyen. Vous voulez attirer sur vous, outre les armes temporelles, la colère du pape et l'excommunication ! Songez-y, les Espagnols sont religieux, ils vous abandonneront ; déjà même le voisinage des Mores les effraye et les dégoûte.
Ce n'est pas tout... l'homme qui vous pousse à votre ruine ne la trouve pas complète dans la misère et la dégradation, c'est à dire dans l'exil et la déchéance, il veut vous imposer une alliance infâme, il veut faire de vous un renégat. Dieu m'entend, je ne hais pas, j'aime Aïssa, je la protège, je la défends comme une soeur, car je connais son coeur et je connais sa vie. Aïssa, fût-elle fille d'un roi sarrasin, ce qui n'est pas, senor, je le prouverai, Aïssa ne vaut pas mieux pour être votre femme que moi, la fille des anciens chevaliers de Castille, moi, la noble héritière de vingt ancêtres valant des rois chrétiens. Pourtant, vous ai-je demandé jamais de faire consacrer notre amour par un mariage ? – Certes je le pouvais. – Certes, roi don Pedro vous m'avez aimée !
Don Pedro soupira.
- Ce n'est pas tout. – Mothril vous parle de l'amour d'Aïssa, que dis-je, il vous le promet, peut-être.
Don Pedro regarda inquiet, et vivement intéressé, comme pour saisir avant qu'elles n'eussent retenti les paroles de Maria.
- Il vous promet qu'elle vous aimera, n'est-ce pas ?
- Quand cela serait, madame !
- Cela pourrait être, sire, et vous méritez plus que de l'amour ; il y a certaines personnes de votre royaume, et ces personnes sont les égales d'Aïssa, je crois, qui ont pour vous plus que de l'adoration.
Le front de don Pedro s'éclaircit ; dona Maria faisait habilement vibrer chaque corde sensible en son âme.
- Mais enfin, continua la jeune femme, dona Aïssa ne vous aimera point, parce qu'elle en aime un autre.
- Cela est vrai ? s'écria don Pedro, avec fureur ; cela n'est pas une calomnie ?
- Si peu une calomnie, seigneur, que si vous interrogiez tout à l'heure Aïssa, que si vous l'interrogiez avant qu'elle ait pu communiquer avec moi, elle vous dirait mot pour mot ce que je vais vous dire.
- Dites, madame, dites : ce faisant, vous me rendrez véritablement service. Aïssa aime quelqu'un... Qui aime-t-elle ?
- Un chevalier de France qu'on appelle Agénor de Mauléon.
- Cet ambassadeur qui me fut envoyé à Soria ; et Mothril le sait ?
- Il le sait...
- Vous l'affirmez ?
- Je le jure.
- Et son coeur est pris de telle façon que me promettre son amour a été de la part de Mothril un effronté mensonge, une trahison odieuse ?
- Un effronté mensonge, une odieuse trahison.
- Vous le prouverez, senora ?
- Aussitôt que vous l'ordonnerez, seigneur.
- Redites-le moi, que je me le persuade.
Dona Maria dominait le roi de toute sa hauteur. Elle le tenait par l'orgueil et par la jalousie.
« - Par le Dieu vivant ! me dit tout à l'heure Aïssa, et ses paroles retentissent encore à mon oreille, je vous jure que, dans le cas où don Pedro me tiendrait en son pouvoir et voudrait m'imposer son amour, je vous jure que j'aurai un poignard pour me percer le coeur ou une bague comme la vôtre pour aspirer un poison mortel. »
Et elle me désignait cette bague que j'ai au doigt, senor.
- Cette bague... dit don Pedro avec effroi... Qu'a donc cette bague, senora ?
- Elle renferme en effet un poison subtil, senor. Je la porte depuis deux ans, pour assurer ma liberté de corps et d'âme, au cas, au jour, où dans les mauvaises chances de votre fortune que j'ai si fidèlement suivie, j'en rencontrerais une qui me livrât à vos ennemis.
Don Pedro sentit comme un remords à l'aspect de cet héroïsme simple et touchant.
- Vous êtes, dit-il, un noble coeur, Maria, et je n'ai jamais aimé une femme comme je vous ai aimée... mais les mauvaises chances sont loin... vous pouvez vivre !
- Comme il m'a aimée ! pensa Maria en pâlissant, mais sans se trahir. Il ne dit plus comme il m'aime !
- Et voilà la pensée d'Aïssa ? reprit don Pedro après un silence.
- Tout entière, senor.
- C'est de l'idolâtrie pour ce chevalier français.
- C'est un amour égal à celui que j'ai eu pour vous, répondit dona Maria.
- Que vous avez eu ? dit don Pedro plus faible que sa maîtresse, et montrant sa blessure à la première douleur.
- Oui, seigneur.
Don Pedro fronça les sourcils.
- Pourrai-je interroger Aïssa ?...
- Quand il vous plaira.
- Parlera-t-elle devant Mothril ?
- Devant Mothril, oui, seigneur.
- Elle dira tous les détails de son amour ?
- Elle avouera même ce qui fait la honte d'une femme.
- Maria ! s'écria don Pedro avec un élan terrible, Maria, qu'avez-vous dit !
- La vérité, toujours, répliqua-t-elle simplement.
- Aïssa déshonorée...
- Aïssa, qu'on veut faire asseoir sur votre trône, et placer dans votre lit, est fiancée au seigneur de Mauléon par des liens que Dieu seul à présent peut rompre, car ils sont les liens d'un mariage accompli...
- Maria ! Maria ! dit le roi ivre de fureur.
- Je vous devais ce dernier aveu... C'est moi qui, sollicitée par elle ai introduit le Français dans la chambre où Mothril la tenait enfermée, moi, qui, protégeant leurs amours, devais les réunir sur la terre de France.
- Mothril ! Mothril ! tous les châtiments seront trop faibles, toutes les tortures trop douces pour te faire expier ce lâche attentat ! Amenez-moi Aïssa, madame, je vous prie.
- Seigneur, j'y vais... Mais réfléchissez, je vous prie. J'ai trahi le secret de cette jeune fille pour servir l'intérêt, l'honneur de mon roi... Ne vaut-il pas mieux que vous vous en teniez à ma parole, ne pouvez-vous me croire sans cette preuve qui arrache l'honneur à la pauvre enfant.
- Ah ! vous hésitez, vous me trompez !
- Seigneur, je n'hésite pas, je cherche à rendre un peu de confiance à Votre Majesté : cette preuve nous l'aurons aussi bien dans quelques jours sans éclat, sans un scandale qui perdra cette jeune fille.
- Cette preuve je la veux sur-le-champ, et je vous somme de me la fournir sous peine de n'être pas crue dans vos accusations.
- Seigneur, j'obéis, dit Maria douloureusement émue.
- Je vous attends bien impatiemment, madame.
- Seigneur, vous allez être obéi.
- Si vous avez dit la vérité, dona Maria, demain il n'y aura plus en Espagne un seul More qui ne soit proscrit ou fugitif.
- Demain alors, seigneur, vous serez un grand roi ; et moi, pauvre fugitive, pauvre délaissée, je rendrai grâce à Dieu du plus grand bonheur qu'il m'ait accordé en ce monde, la certitude de votre prospérité.
- Senora, vous pâlissez, vous chancelez, voulez-vous que j'appelle ?
- N'appelez-pas, sire... Non... Je vais retourner chez moi... J'ai fait demander du vin, j'ai préparé un rafraîchissement qui m'attend sur ma table ; je brûle, et une fois désaltérée, je serai tout à fait bien ; ne pensez donc plus à moi, je vous prie.
- Mais je vous jure, dit tout à coup Maria en se précipitant vers la chambre voisine, je vous jure qu'il y avait là quelqu'un ; cette fois j'ai entendu, je ne me trompe pas, la marche d'un homme...
Don Pedro prit un flambeau, Maria un autre, et tous deux se précipitèrent dans cette chambre ; elle était déserte, rien n'annonçait qu'on y eût passé.
Seulement une portière tremblait encore du côté de la porte extérieure qu'avait annoncée Hafiz.
- Personne ! dit Maria surprise, j'ai bien entendu pourtant.
- Je vous l'ai dit, c'était impossible... Oh !Mothril ! Mothril ! quelle vengeance je tirerai de ta trahison. Vous allez donc revenir, madame ?
- Le temps de prévenir Aïssa et de reprendre le chemin secret.
Ayant ainsi parlé, dona Maria prit congé du roi, qui, dans sa fièvre d'impatience, confondit presque la reconnaissance du service rendu avec le souvenir de l'amour passé.
C'est qu'en effet dona Maria était une femme belle et passionnée, une femme qu'on ne pouvait oublier lorsqu'on l'avait vue.
Fière et audacieuse, elle imposait le respect, elle arrachait l'amour. Plus d'une fois ce roi despote trembla de la voir s'irriter, plus souvent encore ce coeur blasé palpita dans l'attente de sa venue.
Aussi lorsqu'elle partit après s'être ainsi expliquée, don Pedro voulut-il courir après elle pour lui dire : – Qu'importe Aïssa, qu'importent les petites lâchetés qu'on trame dans l'ombre, vous êtes ce que j'aime, vous êtes le fruit que désire ardemment ma soif.
Mais dona Maria venait de fermer la porte de fer, et le roi n'entendit plus rien que le frôlement de sa robe sur les murs et le crépitement des branches séchées qui se brisaient sous ses pas.

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