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Chapitre LXI
Comment au lieu de rendre un prisonnier, le gouverneur délivra une armée entière.

L'Anglais ne s'était pas trompé : il connaissait son prisonnier.
A peine le sire de Laval eut-il reçu l'ordre de pénétrer dans le château, à peine se fut-il jeté dans les bras du connétable, à peine, enfin, ce premier moment de mutuelle joie fut-il passé, que le connétable, considérant les coffres montés par les muletiers jusqu'au palier de la chambre :
- Que d'argent ! fit-il, mon cher ami.
- Jamais on ne vit impôt plus facilement levé, répondit le sire de Laval qui, fier de son compatriote, ne savait comment lui témoigner son respect et son amitié.
- Ce sont mes braves Bretons, dit le connétable, et vous tout le premier, qui vous êtes dépouillés.
- Il fallait voir les pièces pleuvoir dans la bourse des collecteurs, s'écria le sire de Laval, heureux de déplaire par cet enthousiasme au gouverneur anglais qui était revenu de sa visite chez le prince et écoutait impassible.
- Soixante-dix mille florins d'or, quelle somme ! répéta encore le connétable.
- Quelle somme, quand il s'agit de la percevoir ! petite quand elle est perçue et qu'on va la donner !
- Mon ami, interrompit Duguesclin, asseyez-vous, je vous prie. Vous savez qu'il y a ici douze cents compatriotes prisonniers comme moi ?
- Hélas ! oui, je le sais.
- Eh bien ! j'ai trouvé le moyen de les rendre libres. C'est par ma faute qu'ils furent pris, je réparerai aujourd'hui ma faute.
- Comment cela ! dit le sire de Laval étonné.
- Avez-vous eu l'obligeance, messire gouverneur, de faire monter le scribe ?
- Il est à la porte, sire connétable, dit l'Anglais, et il attend vos ordres.
- Qu'il entre.
Le gouverneur frappa trois fois du pied : le geôlier introduisit le scribe qui, prévenu sans doute, apprêta parchemin, plume, encre, et cinq longs doigts maigres.
- Ecrivez ce que je vais vous dicter, mon ami, dit le connétable.
- J'attends, monseigneur.
- Je dicte :

« Nous, Bertrand Duguesclin, connétable de France et de Castille, comte de Soria, savoir faisons par les présentes que notre repentir est grand d'avoir, en un jour d'orgueil insensé, estimé notre valeur personnelle au prix de douze cents bons chrétiens et braves chevaliers qui, certes, valent mieux que nous. »

Ici le bon connétable s'arrêta sans étudier sur les physionomies l'effet de ce préambule.
Le scribe écrivit fidèlement.

« Nous en demandons humblement pardon à Dieu et à nos frères, continua Duguesclin, et pour réparer notre folie, nous consacrons la somme de soixante-dix mille florins au rachat des douze cents prisonniers faits par Son Altesse le prince de Galles à Navarette, de funeste mémoire. »

- Vous engagez vos biens ! s'écria le sire de Laval ; c'est un insigne abus de générosité, seigneur connétable.
- Non, mon ami, mes biens sont déjà dissipés, et je ne puis réduire madame Tiphaine à la misère ; elle n'a souffert que trop déjà par mon fait.
- Que faites-vous donc alors ?
- L'argent que vous m'apportez est bien à moi ?
- Assurément ; mais...
- Il suffit. S'il est à moi, j'en dispose à mon gré. Ecrivez, messire le scribe :

« J'affecte à ce rachat les soixante-dix mille florins que m'apporte le sire de Laval. »

- Mais, seigneur connétable, s'écria Laval épouvanté, vous demeurez prisonnier.
- Et couvert d'une gloire immortelle, interrompit le gouverneur.
- Cela est impossible, continua Laval, réfléchissez-y.
- Vous avez écrit ? dit le connétable au scribe.
- Oui, monseigneur.
- Donnez donc que je signe.
Le connétable prit la plume et signa rapidement.
A ce moment, les trompettes annoncèrent l'arrivée du prince de Galles.
Déjà le gouverneur s'était saisi du parchemin.
Quand le sire de Laval aperçut le prince anglais, il courut à lui, et, fléchissant le genou :
- Seigneur, dit-il, voilà l'argent demandé pour la rançon de M. le connétable, acceptez-vous ?
- Selon ma parole, être grand coeur, dit le prince.
- Cet argent, monseigneur, est bien à vous, prenez-le, continua le comte.
- Un moment, dit le gouverneur : Votre Altesse n'est pas informée de l'incident qui se présente, qu'elle veuille bien lire ce parchemin.
- Pour l'annuler, s'écria Laval.
- Pour le faire exécuter, dit le connétable.
Le prince jeta les yeux sur la cédule, et, pénétré d'admiration :
- Voilà un beau trait, dit-il, et je voudrais l'avoir fait.
- Cela vous était inutile, monseigneur, reprit Duguesclin, à vous qui êtes le vainqueur.
- Votre Altesse ne retiendra pas le connétable ! s'écria Laval.
- Non, certes, s'il veut sortir, dit le prince.
- Mais je veux rester, Laval, je le dois, demandez à ces seigneurs ce qui ils en pensent.
Chandos, Albret et les autres témoignèrent hautement leur admiration.
- Eh bien ! dit le prince, que l'on compte l'argent, et vous, messieurs, faites mettre en liberté les prisonniers bretons.
Ce fut alors que sortirent les capitaines anglais, ce fut alors aussi que Laval, à demi fou de douleur, se rappela le sinistre augure du chevalier inconnu, et courut hors du château pour l'appeler à l'aide.
Déjà, dans le château, un officier faisait l'appel des prisonniers ; déjà les coffres étaient vides, l'or entassé par piles, quand Laval revint avec l'inconnu.
- Dites maintenant au connétable ce que vous avez à lui dire, murmura Laval à l'oreille du chevalier, tandis que le prince causait familièrement avec Duguesclin, et puisque vous avez tant de pouvoir, magique ou naturel, persuadez-le de prendre pour lui l'argent de la rançon au lieu de le donner à d'autres.
L'inconnu tressaillit. Il fit deux pas en avant, et son éperon d'or résonna sur la dalle.
Le prince se retourna au bruit.
- Quel est ce chevalier ? demanda le gouverneur.
- Un mien compagnon, dit Laval.
- Qu'il lève sa visière alors, et soit le bienvenu, interrompit le prince.
- Seigneur, dit l'inconnu d'une voix qui fit tressaillir Duguesclin à son tour ; j'ai fait un voeu de garder mon visage couvert, permettez-moi de l'accomplir.
- Ainsi soit-il, seigneur chevalier, mais vous n'avez pas dessein de rester inconnu pour le connétable.
- Pour lui comme pour tous, seigneur.
- En ce cas, s'écria le gouverneur, vous aurez à sortir du château, où j'ai l'ordre de ne laisser entrer que des gens qui me soient connus.
Le chevalier s'inclina comme pour montrer qu'il était disposé à obéir.
- Les prisonniers sont libres, dit Chandos en rentrant dans la salle.
- Adieu, Laval, adieu, s'écria le connétable avec un serrement de coeur qui n'échappa point à celui-ci, car il saisit les mains de Bertrand en disant :
- Pour Dieu ! il est temps encore, désistez-vous.
- Non, sur ma vie, non, répliqua le connétable.
- En voulez-vous donc à son honneur à ce point ? dit le gouverneur ; s'il n'est pas libre aujourd'hui, dans un mois il peut l'être. L'argent se trouve, des occasions de gloire comme celle-là ne se trouvent pas deux fois.
Le prince semblait applaudir, ses capitaines l'imitaient.
Le chevalier inconnu s'avança aussitôt gravement vers le gouverneur, et d'une voix majestueuse.
- C'est vous-même, dit-il, sire gouverneur, qui en voulez à la gloire de votre maître, en lui laissant faire ce qu'il fait.
- Que dites-vous, messire, s'écria le gouverneur pâlissant, vous m'offensez ! Moi, j'en voudrais à l'honneur de monseigneur ! par la mort vous en avez menti !
- Ne jetez pas votre gantelet sans savoir s'il est digne de moi de le relever ; messire, je parle haut et vrai : Son Altesse le prince de Galles agit contre sa gloire en retenant Duguesclin dans ce château.
- Tu mens ! tu mens ! crièrent des voix irritées, en même temps que des épées remuaient aux fourreaux.
Le prince avait pâli comme les autres, tant l'attaque semblait rude et injuste.
- Qui donc, dit-il, me ferait ici faire sa volonté ? Est-ce un roi, par hasard, pour parler ainsi à un fils de roi ? Le connétable peut payer sa rançon et sortir. S'il ne paie pas, il reste, voilà tout... pourquoi ces plaintes hostiles ?
Le chevalier inconnu ne se troubla point.
- Monseigneur, ajouta-t-il, voici ce que j'ai ouï dire sur toute ma route : on va donner la rançon du connétable ; mais les Anglais le craignent trop pour le laisser partir.
- Vrai Dieu ! on dit cela ? murmura le prince.
- Partout, monseigneur.
- Vous voyez qu'on se trompe, puisque le connétable est libre de partir... N'est-il pas vrai, connétable ?
- C'est vrai, monseigneur, répondit Bertrand, qu'une étrange, une inexprimable inquiétude agitait depuis le moment où il avait entendu la voix du chevalier inconnu.
- Or, dit le gouverneur, comme le sire connétable a disposé de la somme destinée à son rachat, il faudrait attendre qu'une somme pareille arrivât...
Le prince demeura rêveur un instant.
- Non, dit-il enfin, le connétable n'attendra pas. Je fixe sa rançon à cent livres.
Un murmure d'admiration circula dans l'assemblée.
Bertrand voulut s'écrier ; mais le chevalier inconnu se mit entre lui et le prince.
- Dieu merci ! fit-il en l'arrêtant de la main, la France peut payer deux fois pour son connétable ; Duguesclin ne doit être l'obligé de personne, voici dans ce rouleau des traites sur le Lombard Agosti de Bordeaux, il y en a pour quatre-vingt mille florins, payables à vue ; je vais moi-même faire compter la somme, qui sera ici avant deux heures.
- Et moi, interrompit le prince avec colère, je vous dis que le connétable sortira de ce château en payant cent livres, ou qu'il n'en sortira pas ! Si messire Bertrand se trouve offensé d'être mon ami, qu'il le dise ! Je me souviens pourtant qu'il me déclara un jour aussi bon chevalier que lui.
- Oh ! monseigneur, s'écria le connétable en s'agenouillant devant le prince de Galles, j'accepte avec tant de reconnaissance, que, pour payer les cent livres, je ferai un emprunt à vos capitaines.
Chandos et les autres officiers s'empressèrent de lui tendre leurs bourses, dans lesquelles il puisa, puis il apporta les cent livres au prince, qui l'embrassa en lui disant :
- Vous êtes libre, messire Bertrand : qu'on ouvre les portes, et qu'il ne soit plus dit que le prince de Galles craint quelqu'un en ce monde.
Le gouverneur consterné se fit répéter cet ordre ; le malheureux avait si mal joué, qu'au lieu d'un prisonnier seul, il perdait toute une armée avec le capitaine.
Tandis que le prince questionnait ses officiers et Laval lui-même au sujet du mystérieux auteur de ce coup d'Etat, l'inconnu s'approcha de Duguesclin et lui dit à voix basse :
- Une fausse générosité vous tenait en prison, une fausse générosité vous en tire. – Vous voilà libre, – au revoir, dans quinze jours sous Tolède !
Et s'inclinant profondément devant le prince de Galles, laissant Bertrand stupéfait, il disparut.
Une heure après, les plus actives recherches ne l'eussent pas fait découvrir dans la ville que le connétable, libre et joyeux, traversait en triomphe avec ses Bretons qui poussaient leurs acclamations jusqu'au ciel.
Une seule personne peut-être ne se joignit pas au cortège qui suivait Duguesclin dans son ovation.
C'était un des officiers du prince de Galles, un de ces chefs de Grandes compagnies qu’on appelait capitaines, et qui avalent voix au conseil, bien que leur opinion ne comptât pour rien.
C'était en un mot un personnage de notre connaissance, à la visière toujours close, qui, entré dans la chambre de Bertrand avec Chandos, avait été frappé de la voix du chevalier inconnu, et ne l'avait plus un moment perdu de vue.
Aussi, à peine le chevalier eut-il disparu, que ce capitaine rassembla quelques-uns de ses hommes, les fit monter à cheval pour découvrir la trace du fugitif, et lui-même ayant pris des informations, s'élança sur le chemin de l'Espagne.

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