Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre LXVII
Comment Caverley perdit sa bourse et Agénor son épée.

La disposition de la grotte était celle-ci :
D'abord la source, cristal liquide tombant d'une voûte de pierre sur les cailloux, au milieu desquels elle s'était creusé un lit.
Puis, dans l'enfoncement une grotte sinueuse, à laquelle on arrivait par deux degrés naturels.
Cette caverne était noire pendant le jour, il fallait tenir du renard pour l'avoir devinée la nuit.
Caverley évita la chute perpendiculaire de la source, et gravit en tâtonnant les degrés naturels.
Becker, plus ingénieux ou plus ami du confortable, s'avança vers le fond pour trouver plus d'abri et de chaleur.
Agénor et Musaron les entendaient, les sentaient, les voyaient presque.
Becker finit par se placer, et il engagea Caverley à l'imiter, en lui disant :
- Venez, capitaine, il y a place pour deux.
Caverley se laissa persuader et entra.
Mais comme il ne marchait pas sans difficulté, il répéta d'un ton de mauvaise humeur :
- Place pour deux, c'est bien aisé à dire.
Et il allongea les mains pour ne pas se heurter à la voûte de pierre ou aux parois du rocher.
Mais par malheur il rencontra la jambe de Musaron, et la saisit en criant à Becker :
- Becker, un cadavre !
- Non, pardieu ! s'écria le vaillant Musaron, en lui serrant la gorge, c'est un homme fort vivant, qui va vous étrangler, mon brave !
Caverley renversé, terrassé, ne put ajouter un mot ; Musaron lui tenait les poings et les attachait avec la sangle d'un des chevaux.
Agénor n'eut qu'à étendre la main de son côté pour en faire autant à Becker, à demi mort d'une terreur superstitieuse.
- Maintenant, dit Musaron, mon cher capitaine, nous allons causer rançon. Faites bien attention que nous sommes en nombre, que le moindre geste ou le moindre cri vous attirerait dans les côtes un nombre infini de coups de dague.
- Je ne bougerai pas, je ne dirai rien, murmura Caverley, mais épargnez moi !
- Il convient d'abord que nous prenions nos précautions, dit Musaron en dépouillant Caverley, pièce à pièce, de ses armes offensives et défensives, avec la dextérité d'un singe qui épluche une noix.
Puis ce travail terminé, il en fit autant à Becker.
Les armes ôtées, Musaron passa à l'escarcelle. Ses doigts seuls mirent de la délicatesse dans cette opération. Sa conscience ne mit aucun scrupule. Ceintures bien garnies, bourses bien rondes passèrent au pouvoir de Musaron.
- Tu dévalises aussi, toi, lui dit Agénor ?
- Messire, je leur ôte les moyens de nuire.
Le premier moment d'effroi étant passé, Caverley demanda la permission de présenter quelques observations.
- Vous le pouvez, lui dit Agénor, si vous parlez à voix basse.
- Qui êtes-vous ? dit Caverley.
- Ah ! ceci est une question, mon cher, répliqua Musaron, nous n'y répondrons point.
- Vous avez entendu toute ma conversation avec mes hommes ?
- Sans en perdre un seul mot.
- Diable ! vous savez mon plan, alors ?
- Comme vous-même.
- Eh bien ! que voulez-vous faire de moi et de mon compagnon Becker ?
- C'est tout simple : nous sommes au service de don Pedro ; nous vous livrerons à don Pedro, en lui racontant ce que nous savons de vos intentions à son égard.
- Ce n'est pas charitable, répliqua Caverley, qui dut pâlir dans les ténèbres. Don Pedro est cruel : il me fera souffrir mille tortures ; tuez-moi tout de suite d'un bon coup au coeur.
- Nous n'assassinons pas, répliqua Mauléon.
- Oui, mais don Pedro m'assassinera.
Et un long silence de ses vainqueurs apprit à Caverley qu'il les avait persuadés, puisqu'ils ne trouvaient rien à lui répondre.
Agénor se consultait.
La présence inopinée de Caverley lui avait révélé la présence de don Pedro à Montiel. Cet homme avait été le chien de chasse au flair infaillible qui dépiste la proie de son maître. Ce service rendu à Mauléon lui parut assez grand pour le pousser à la clémence. D'ailleurs, son ennemi était désarmé, dépouillé, hors d'état de nuire.
Toutes ces réflexions, Musaron les faisait de son côté. Il avait une telle habitude des pensées de son maître, que dans leurs deux esprits naissait simultanément la même inspiration.
Mais ce silence, Caverley l'avait employé en homme retors et habile qu'il était.
Il avait réfléchi que depuis le commencement de la désagréable conversation qu'il venait d'avoir avec les inconnus, deux voix seulement avaient parlé : en tâtonnant, en se retournant, il s'était convaincu que la grotte était étroite et d'une capacité insuffisante pour tenir plus de quatre hommes.
Sauf les armes, la partie était donc égale.
Mais pour ravoir ces armes il eut fallu jouer des mains, et les mains étaient attachées.
Cette providence ténébreuse qui protège les scélérats, et qui n'est autre chose que la faiblesse des honnêtes gens, cette providence, vint au secours de Caverley.
- Ce Caverley, s'était dit Agénor, va me gêner beaucoup. A ma place, il sortirait d'embarras avec un coup de poignard et jetterait mon corps au Tage ; ce sont des procédés que je ne veux pas employer. Il me gênera, dis- je, quand je voudrai sortir d'ici, et j'en voudrai sortir aussitôt que j'aurai des nouvelles certaines d'Aïssa et de don Pedro.
Cette réflexion une fois faite, Mauléon, qui était expéditif, saisit Caverley par le bras, et se mit à le détacher en lui disant :
- Maître Caverley, vous m'avez, sans le savoir, rendu service. Oui, don Pedro vous tuerait, et je ne veux pas que vous mouriez ainsi quand il y a de si bonnes potences en Angleterre et en France...
A chaque mot l'imprudent défaisait un noeud.
- Donc, continua Mauléon, je vous donne la liberté ; profitez-en pour fuir, et tâchez de vous amender.
Là-dessus il acheva de dénouer la courroie.
A peine Caverley eut-il les bras libres que, fondant sur Agénor, il essaya de lui arracher son estoc en disant :
- Avec la liberté, rendez-moi ma bourse !
Déjà même il tenait le fer, il en adaptait la poignée à sa main pour frapper, lorsque Mauléon lui porta un coup de poing, qui l'envoya rouler au milieu de la flaque d'eau, par delà des degrés de la grotte.
Caverley, pareil au poisson qui, échappé au panier du pêcheur, sent de nouveau l'élément ambiant qui le fait vivre, respira l'air avec délices, bondit hors de la caverne et prit à toutes jambes le chemin du bourg.
- Par saint Jacques ! mon maître, dit Musaron avec fureur, vous avez fait là un beau coup ! Laissez-moi courir que je le rattrape.
- Eh ! pour quoi faire ? dit Agénor... puisque je voulais lui donner la clef des champs.
- Folie ! insigne folie ! le coquin nous jouera quelque tour ; il reviendra, il parlera...
- Tais-toi, niais, dit Agénor en poussant le coude de Musaron, pour que celui-ci, dans son délire, ne compromit rien devant Becker ; s'il revient, nous le livrerons à don Pedro que nous préviendrons ce soir même.
- C'est différent, grommela Musaron, qui comprit la ruse.
- Allons, ami, détache aussi les bras de cet honnête M. Becker, et dis-lui bien que si Caverley, Philips, Lesby et Becker, ces quatre chevaliers illustres, sont encore dans les environs demain, ils seront tous pendus aux créneaux de Montiel : car de ce côté la police est mieux faite qu'en France.
- Oh ! je n'oublierai pas cela, seigneur, dit Becker ivre de joie et de reconnaissance.
Il ne songea pas, lui, à s'armer contre ses bienfaiteurs. Il leur baisa la main et disparut, léger comme un oiseau.
- Oh ! mon maître, soupira Musaron, que d'aventures !
- Oh ! sire écuyer, dit Agénor, que vous avez de leçons à prendre avant d'être accompli ! Quoi ! vous ne voyez pas que ce Caverley nous a déterré le don Pedro ; que ne sachant pas qui nous sommes, il croit que nous sommes les gardiens de don Pedro ; que par conséquent il va quitter le pays d'autant plus vite. – Enfin, que vous faut-il de plus ? vous avez l'argent et les armes !
- Messire, j'ai tort.
- A la bonne heure ! – Mais veillons, messire, veillons ! Le diable et Caverley sont bien fins !
- Cent hommes ne nous forceraient pas dans cette grotte ! nous y pouvons dormir alternativement, répliqua Mauléon, et attendre ainsi des nouvelles de ma chère maîtresse, puisque le ciel nous a déjà donné des nouvelles de don Pedro.
- Messire, je ne désespère plus de rien maintenant, et si quelqu'un me disait : La senora Aïssa va descendre vous visiter dans ce nid de couleuvres, je le croirais et je dirais : Merci pour votre nouvelle, brave homme.
A ce moment un petit bruit lointain, mais mesuré, mais cadencé, frappa l'oreille exercée de Musaron.
- Ma foi ! dit-il, vous aviez raison ; voilà ce Caverley qui prend le galop... J'entends quatre chevaux, je vous jure.. Il a rejoint ses Anglais, et tous fuient la potence dont vous leur faisiez fête... à moins qu'ils ne viennent ici, toutefois.. Non, le bruit s'éloigne, il expire... Bon voyage ! adieu jusqu'au revoir... capitaine du diable !
- Eh ! Musaron, s'écria tout à coup Agénor, je n'ai plus mon épée...
- Le drôle vous l'a volée, dit Musaron ; c'est dommage : une si bonne lame !...
- Avec mon nom gravé sur la poignée. Ah ! Musaron : le brigand va me reconnaître !
- Pas avant le soir, seigneur chevalier... et au soir il sera bien loin, croyez moi ! Caverley damné ! il faut toujours qu'il vole quelque chose !
Le lendemain, à la pointe du jour, ils entendirent descendre du château deux hommes qui causaient vivement. C'étaient Mothril lui-même, et le roi don Pedro. Ce dernier menait son cheval en main.
A cette vue tout le sang d'Agénor bouillonna.
Il allait se précipiter sur ses ennemis, pour les poignarder et terminer cette lutte, mais Musaron l'arrêta.
- Etes-vous fou, seigneur ? dit-il. Quoi ! vous tueriez Mothril sans avoir Aïssa !... Et qui vous dit qu'ainsi qu'à Navarette, ceux qui gardent Aïssa n'ont pas ordre de la tuer, si Mothril mourait ou si vous le faisiez prisonnier ?
Agénor frissonna.
- Oh ! tu m'aimes véritablement, dit-il ; oui, tu m'aimes !
- Je le crois bien... pardieu ! vous vous figurez que je n'aurais pas de plaisir à tuer ce vilain More qui a fait tant de mal ?... Oui, je le tuerai, mais à l'occasion ; et qu'elle soit bonne !
Ils virent passer à portée de leur main ces deux objets de leur haine légitime, et ils en furent presque effleurés sans oser s'en défaire.
- La fortune se joue de nous, s'écria Agénor.
- Plaignez-vous donc, seigneur, dit Musaron, vous qui, sans Caverley, fussiez parti hier, parti sans savoir où était don Pedro, sans avoir de nouvelles de dona Aïssa. Mais, chut ! écoutons-les.
- Merci, disait Pedro à son ministre, je crois qu'elle guérira et qu'elle m'aimera.
- N'en doutez plus, seigneur. Elle guérira parce que Hafiz et moi, nous irons cueillir, selon le rite prescrit, les herbes que vous savez. Puis elle vous aimera, parce que rien ne lui déplaît plus à votre cour... Mais parlons d'objets sérieux. Vérifiez si la nouvelle est sûre. Dix mille de mes compatriotes doivent être débarqués à Lisbonne, et remonter le Tage jusqu'à Tolède. Allez à Tolède où l'on vous aime. Encouragez ces fidèles défenseurs. Le jour où Henri sera en Espagne, vous le prendrez d'un seul coup, lui et son armée, entre la ville dont il fera le siège et l'armée des Sarrasins vos alliés, à la tête de laquelle j'irai me mettre quand elle sera en vue de Tolède. C'est le bon, le vrai, l'infaillible succès qui est contenu dans celui-ci.
- Mothril, tu es un habile ministre ; quoi qu'il arrive, tu m'as été dévoué.
- La laide figure que doit faire le More pour paraître gracieux, dit Musaron à l'oreille de son maître.
- Avant que je ne vous quitte pour revenir au château, dit Mothril, un dernier conseil. Refusez au prince de Galles toute solution d'argent, jusqu'à ce qu'il ait pris parti pour vous. Ces Anglais sont perfides.
- Oui, et puis l'argent manque.
- Raison de plus. Adieu, seigneur, vous êtes désormais victorieux et heureux.
- Adieu, Mothril.
- Adieu, seigneur.
Les deux aventuriers durent encore subir le supplice de voir remonter lentement Mothril qui, un sourire infernal sur les lèvres, regagnait le château si ardemment convoité par Agénor.
- Saisissons-le, dit le jeune homme, montons avec lui, vivant ; disons que s'il ne nous livre Aïssa, nous le tuerons : il nous la livrera.
- Oui ; et en chemin, quand nous redescendrons, il nous accablera de quartiers de roche. Nous serons bien avancés ! Patience, vous dis-je, Dieu est bon !
- Eh bien ! puisque tu te refuses à tout pour Mothril, ne refuse pas du moins l'occasion qui s'offre pour don Pedro. Il part seul, nous sommes deux ; prenons-le, et tuons-le s'il résiste, ou, s'il ne résiste pas, menons-le à don Henri de Transtamare, pour lui prouver que nous l'avons trouvé.
- Excellente idée ! je l'adopte, s'écria Musaron : je vous suis.
Ils attendirent que Mothril eût atteint la plate-forme du château ; alors ils se hasardèrent à sortir du trou.
Mais lorsqu'ils plongèrent leurs regards dans la plaine, ils virent don Pedro à la tête d'une troupe d'au moins quarante hommes d'armes. Il continuait paisiblement sa route vers Tolède.
- Ah ! pardieu ! nous étions bien stupides... pardon, seigneur, bien crédules, dit Musaron. Mothril n'eût pas laissé partir le roi ainsi seul : des gardes sont venus du bourg au-devant de lui.
- Prévenus par qui ?
- Eh ! par les Mores d'hier soir, ou même par un signal du château.
- C'est juste ; ne pensons plus qu'à voir Aïssa, si c'est possible, ou à retourner vers don Henri !

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