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Chapitre LXXI
La bataille de Montiel.

Don Pedro était aussi pressé qu'Agénor, d'entrer en possession du bien qu'après sa couronne il désirait le plus au monde.
Chaque fois que la nuit, ses affaires étant faites, il pouvait le long d'une haie de soldats dévoués courir à Montiel, et contempler un quart d'heure la belle Aïssa, si pâle et si triste, le roi se trouvait heureux.
Mothril ne lui accordait ce bonheur que rarement. Le projet du Sarrasin était mûr, son filet bien tendu avait pris sa proie ; il ne s'agissait plus que de la garder, car un roi dans l'embûche est comme un lion dans les rets : on ne le tient jamais moins que lorsqu'il est pris.
Mothril était sollicité par don Pedro de lui livrer Aïssa ; il promettait de l'épouser, de la faire monter sur le trône.
Non, répondait Mothril, ce n'est pas au moment d'une bataille qu'un roi célèbre des noces, ce n'est pas lorsque tant de braves gens meurent pour lui qu'il s'occupe d'amour. Non. Attendez la victoire, alors tout vous sera permis.
Il contenait ainsi le roi frémissant. Cependant son idée était transparente, et don Pedro l'eût bien reconnu s'il n'eût été aveuglé.
Mothril voulait faire d'Aïssa une reine de Castille, parce qu'il savait que cette alliance du chrétien avec la mahométane soulèverait la chrétienté, parce qu'alors tout le monde abandonnerait don Pedro, et que les Sarrasins, tant de fois vaincus, étaient prêts pour reconquérir l'Espagne et s'y installer à jamais.
Mothril alors fût devenu roi de l'Espagne, Mothril, si accrédité parmi ses compatriotes, lui qui depuis dix ans les guidait pas à pas sur cette terre promise, avec des progrès sensibles pour tous, excepté pour le roi ivre ou fou.
Mais, comme en donnant Aïssa, en ménageant un retour d'adversité à don Pedro, il fallait cependant n'agir que lentement et sûrement, Mothril attendait une victoire décisive qui détruisit les plus furieux ennemis que les Mores pouvaient rencontrer en Espagne. Il fallait qu'avec le nom de don Pedro les Mores gagnassent une grande bataille, pour tuer Henri de Transtamare, Bertrand Duguesclin et tous les Bretons, pour indiquer enfin à la chrétienté que l'Espagne était une terre facile à s'ouvrir, quand il s'agissait d'y creuser des tombeaux pour les envahisseurs.
Il fallait aussi que le plus grand obstacle aux projets de Mothril, qu'Agénor de Mauléon fût tué afin que la jeune amante, adoucie d'abord par des promesses et par l'assurance d'une prochaine réunion, puis découragée par la mort non suspecte du champ de bataille, se laissât entraîner par le désespoir à servir Mothril dont elle ne se défierait plus.
Le More redoubla de tendresses, de soins, il alla jusqu'à accuser Hafiz d'avoir été d'intelligence avec dona Maria pour tromper Agénor ou le perdre. Hafiz était mort et ne pouvait plus se justifier.
Il procurait à Aïssa des nouvelles vraies ou controuvées d'Agénor.
- Il pense à vous, disait-il, il vous aime, il vit près de son seigneur le connétable, et ne manque pas une occasion de correspondre avec les émissaires que je lui expédie pour avoir des nouvelles.
Aïssa, rassurée par ces paroles, attendait patiemment. Elle trouvait même un certain charme à cette séparation, qui lui garantissait que Mauléon songeait à se rapprocher d'elle.
Ses journées se passaient dans l'appartement le plus retiré du château. Là, seule avec ses femmes, oisive et rêveuse, elle contemplait la campagne du haut d'une fenêtre plongeant à pic sur le gouffre des roches de Montiel.
Lorsque don Pedro venait la visiter, elle avait pour lui cette bienveillance glaciale et compassée qui, chez les femmes incapables de dissimulation, est le suprême effort de l'hypocrisie. Froideur tellement inintelligible que les présomptueux la prennent parfois pour la timidité d'un commencement d'amour.
Le roi n'avait jamais éprouvé de résistance. La plus fière des femmes, Maria de Padilla l'avait aimé, préféré à tout. Comment n'eût-il pas cru à l'amour d'Aïssa, surtout depuis que la mort de Maria et les calomnies de Mothril l'avaient persuadé que le coeur de sa fille était pur de toute pensée d'amour.
Mothril surveillait activement le roi dans chacune de ses visites. Pas un mot de ce prince n'était pour lui sans valeur, et il ne souffrait pas qu'Aïssa répondît une seule parole. Son état de maladie exigeait impérieusement, disait-il, le silence. Et puis il s'effrayait perpétuellement d'une intelligence de don Pedro avec les gens du château, intelligence qui eût livré Aïssa au roi comme tant d'autres femmes l'avaient été.
Mothril, souverain maître à Montiel, avait donc pris ses précautions. La meilleure de toutes était de convaincre Aïssa qu'il approuvait son amour pour Agénor. Or, la jeune fille était convaincue.
Il en résulta que le jour où Mothril dut quitter Montiel, pour aller prendre le commandement des troupes africaines arrivées pour la bataille, il n'eut que deux recommandations à faire, l'une à son lieutenant, l'autre à Aïssa elle même.
Ce lieutenant était le même qui, avant le combat de Navarette, avait si mal défendu la litière d'Aïssa, mais il brûlait de prendre sa revanche.
C'était un soldat plutôt qu'un serviteur. Incapable de s'abaisser aux complaisances d'Hafiz, il ne comprenait que l'obéissance due au chef ; et le respect dû aux prescriptions de la religion.
Aïssa, elle, ne comprenait qu'une seule chose aussi, – s'unir éternellement à Mauléon.
- Je pars pour la bataille lui dit Mothril. J'ai fait un pacte avec le sire de Mauléon, pour que mutuellement nous nous épargnions dans le combat. Vainqueur, il doit venir vous prendre en ce château, dont je lui ouvre les portes, et vous fuyez avec lui, avec moi, si vous m'aimez comme un père. – Vaincu, il vient à moi, je l'amène à vous, et il me doit à la fois la vie et votre possession... M'aimerez-vous bien, Aïssa, pour tant de dévouement ? Vous comprenez que si le roi don Pedro savait un seul mot, soupçonnait une seule idée de ce plan, ma tête roulerait à ses pieds avant une heure, et vous seriez à jamais perdue pour l'homme que vous aimez.
Aïssa se répandit en protestations de reconnaissance, et salua ce jour de deuil et de sang comme l'aurore de sa liberté, de son bonheur.
Quand il eut ainsi préparé la jeune fille, il donna ses instructions à son lieutenant.
- Hassan, lui dit-il, le Prophète va décider de la vie et de la fortune de don Pedro. Nous allons livrer bataille. Si nous sommes vaincus, ou même si nous sommes vainqueurs et que, le soir de la bataille, je ne sois pas rentré au château, c'est que je serai blessé, mort ou prisonnier ; alors tu ouvriras la porte de dona Aïssa : en voici la clef, – tu la poignarderas avec ses deux femmes, et tu les jetteras du haut du rocher dans le ravin, – parce qu'il ne convient pas que de bonnes musulmanes soient exposées aux insultes d'un chrétien, s'appelât-il don Pedro ou Transtamare ! – Veille mieux qu'à Navarette, – là ta vigilance a été mise en défaut ; – je t'ai pardonné, je t'ai laissé vivre ; cette fois, le Prophète te punirait. Jure-moi donc d'exécuter mes ordres.
- Je le jure ! dit froidement Hassan, et, les trois femmes mortes, je me poignarderai avec elles, pour que mon esprit veille sur les leurs !
- Merci, répondit Mothril en lui passant au col son collier d'or. – Tu es un bon serviteur, et, si nous sommes victorieux, tu auras le commandement de ce château. Que dona Aïssa ignore jusqu'au dernier moment le sort qui lui est réservé ; – c'est une femme, elle est faible, elle ne doit pas souffrir plus d'une fois la mort ! Quant à la victoire, se hâta-t-il de dire, je ne crois pas qu'elle puisse nous échapper. – Ainsi, mon ordre est une précaution à laquelle nous n'aurons pas besoin de recourir.
Ayant ainsi parlé, Mothril prit ses armes, son meilleur cheval, se fit suivre de dix hommes dévoués, et, laissant le commandement de Montiel à Hassan, il partit pendant la nuit pour retrouver don Pedro, qui l'attendait avec impatience.
Mothril comptait sur cette victoire, et il ne se trompait pas. Voici quelles étaient ses chances :
Quatre contre un. Des secours frais arrivant à chaque instant, tout l'or de l'Afrique, poussé en Espagne par une volonté sourde et immuable, celle d'une conquête, dessein jamais abandonné, souvent détruit ; tandis que les chevaliers d'Europe ne combattaient là que par cupidité les uns, par devoir religieux les autres, tous assez froidement, et bien près de se laisser dégoûter par un revers.
Si jamais événement éclata au milieu de projets bien concertés, ce fut celui de la bataille que l'histoire a nommée du nom poétique et chevaleresque de Montiel.
Don Pedro, impatient, amassa toutes ses troupes entre Montiel et Tolède.
Elle couvraient deux lieues de pays, et s'échelonnaient jusqu'aux montagnes, cavalerie et infanterie, avec une splendide ordonnance.
Il n'y avait plus à hésiter pour don Henri. Soutenir l'action en homme contraint, c'était honteux pour un prétendant qui, à son tour, en Castille, avait arboré cette devise :
          « Rester ici roi ou mort ! »
Il alla donc trouver le connétable, et lui dit :
- Cette fois encore, sire Bertrand, je remets entre vos mains le soin de mon royaume. C'est vous qui allez commander. Vous pouvez être plus heureux qu'à Navarette, vous ne serez ni plus brave ni plus habile. Mais vous le savez, chrétien, ce que Dieu ne permet pas une fois, il le veut bien permettre une autre.
- Donc, je commande ! sire, s'écria le connétable avec vivacité.
- Comme un roi. Je suis votre premier ou votre dernier lieutenant, sire connétable, répliqua le roi.
- Et vous me dites ce que le roi Charles V, mon sage et glorieux maître, m'a dit à Paris en me donnant l'épée de connétable !
- Que vous a-t-il dit, brave Bertrand ?
- Il m'a dit, sire, la discipline est mal observée dans mes armées, qui se perdent faute de soumission et de justice. Il y a des princes qui rougissent d'obéir à un simple chevalier ; mais jamais bataille n'a été gagnée sans l'accord de tous, et la volonté d'un seul. Ainsi, vous commanderez, Bertrand, et toute tête désobéissante, fût-ce celle de mon propre frère, s'abaissera ou tombera si elle ne veut se soumettre.
Ces mots, prononcés devant tout le conseil, résumaient délicatement le malheur de Navarette, où l'imprudence de don Tellès et de don Sanche, frères du roi, avait causé la ruine d'une grande partie de l'armée.
Les princes présents entendirent ces paroles de Duguesclin et rougirent.
- Sire connétable, dit le roi, j'ai dit que vous commandiez, donc vous êtes le maître. Quiconque ici ne fera pas selon votre caprice ou d'après votre ordre, je le frapperai moi-même avec la hache que voici, fût-ce mon allié, fût-ce mon parent, fût-ce mon frère. En effet, qui m'aime doit souhaiter ma victoire, et je ne vaincrai que par l'obéissance de tous au plus sage capitaine de la chrétienté.
- Ainsi soit-il, répliqua Duguesclin, j'accepte le commandement ; demain nous livrerons bataille.
Le connétable passa toute la nuit à écouter les rapports de ses espions et de ses courriers.
Les uns annonçaient que de nouvelles bandes de Sarrasins débarquaient à Cadix.
D'autres s'étendaient sur les désastres de la campagne, que ces quatre-vingt mille hommes ravageaient depuis un mois comme une nuée de sauterelles.
- Il est temps que cela finisse, dit le connétable au roi ; car ces gens-là auraient dévoré votre royaume, si bien qu'après la victoire il ne vous en resterait plus une bribe.
Agénor, joyeux, et le coeur serré tout à la fois, comme il arrive à la veille d'un événement qu'on désire, mais qui doit décider une importante question, Agénor trompa ses douleurs et son inquiétude par un déploiement inouï d'activité.
Toujours à cheval, il portait les ordres, rassemblait et groupait les compagnies, reconnaissait les terrains et assignait à chaque troupe son emplacement pour le lendemain.
Duguesclin divisa son armée en cinq corps.
Quatre mille cinq cents chevaux, commandés par Olivier Duguesclin et Le Bègue de Vilaine, formaient l'avant-garde.
Les Français et les Espagnols d'élite, au nombre de six mille, formaient le corps de bataille commandé par don Henri de Transtamare.
Les Aragonais et les autres alliés se tinrent à l'arrière-garde.
Une réserve de quatre cents chevaux, commandée par Olivier de Mauny, devait assurer les retraites.
Quant au connétable, il avait pris les trois mille Bretons commandés par le cadet de Mauny, Carlonnet, La Houssaie et Agénor.
Cette troupe, bien montée, et composée d'hommes invincibles, devait, comme un bras puissant, s'abattre partout où l'oeil du chef le jugerait nécessaire pour le gain de la journée.
Bertrand fit lever ses soldats avant le jour, et chacun marcha lentement à son poste, en sorte qu'avant l'aube l'armée se trouvait rangée sans fatigue et sans éclat.
Il ne fit pas de longues harangues.
« Songez seulement, dit-il, que vous avez chacun quatre ennemis à tuer, mais que vous en valez dix.
« Ce ramassis de Mores, de juifs, de Portugais, ne peut tenir contre des hommes d'armes de France et d'Espagne. Frappez sans pitié, tuez tout ce qui n'est pas chrétien. Je n'ai jamais fait verser le sang à plaisir ; aujourd'hui la nécessité nous en fait une loi.
Il n'y a aucun lien entre les Mores et les Espagnols. Ils se détestent mutuellement. L'intérêt seul les réunit ; mais sitôt que les Mores se verront sacrifiés aux Espagnols, sitôt qu'ils vous auront vus dans la mêlée épargner le chrétien pour tuer l'infidèle, la défiance se mettra dans les rangs des Mores, et le premier désespoir passé, ils tourneront vite vers le salut. Tuez donc et sans merci ! »
Celte allocution produisit l'effet accoutumé. Un enthousiasme extraordinaire circula dans les rangs.
Cependant don Pedro était à l'oeuvre, on le voyait manoeuvrant péniblement ces indisciplinés mais immenses bataillons africains, dont les armes et les vêtements somptueux reluisaient au soleil levant.
Quant Duguesclin eut vu cette multitude innombrable du haut d'une colline qu'il avait choisie pour observatoire, il craignit que le petit nombre de ses soldats ne donnât trop de confiance à ses adversaires. Il fit donc dédoubler les rangs de derrière pour serrer ceux de devant, de telle façon qu'on les crût pareils.
Il fit, en outre, planter derrière le dos des collines des faisceaux d'étendards, afin que les Sarrasins crussent que sous ces étendards il y avait des soldats.
Don Pedro vit tout cela ; son génie grandissait avec le danger. Il adressa un discours éloquent à ses Espagnols fidèles et des promesses brillantes aux Sarrasins. Mais, si brillantes qu'elles fussent, elles ne pouvaient valoir les espérances que ses alliés fondaient sur ses propres dépouilles.
Les trompettes sonnèrent du côté de don Pedro, celles de Duguesclin retentirent aussitôt, et un grand tremblement, pareil à celui de deux mondes qui se précipiteraient l'un vers l'autre, agita le sol et jusqu'aux arbres des collines.
On vit dès les premiers coups l'effet de la recommandation de Duguesclin. Les Bretons, en refusant de faire des prisonniers mahométans, et en tuant tout, tandis qu'ils épargnaient les Espagnols et les chrétiens, jetèrent une profonde défiance dans l'esprit des infidèles, et cette défiance se répandit comme un frisson dans les rangs des Sarrasins pour les refroidir.
Ils se figurèrent que les chrétiens des deux partis s'entendaient, et que, Henri fût-il vaincu ou vainqueur, les Sarrasins seraient les seules victimes.
Justement leur bataille avait été attaquée par le frère de Duguesclin et Le Bègue de Vilaine ; ces intrépides Bretons firent un tel massacre autour d'eux que les chefs ayant été tués, et le prince de Bennémarine lui-même, les Mores prirent peur et s'enfuirent, leur premier corps étant taillé en pièces.
Le second flottait, mais s'avançait encore assez vaillamment ; Duguesclin commanda la course à ses trois mille Bretons, et le chargea si rudement que moitié tourna bride.
Ce fut un second massacre : généraux, noblesse, soldats, tout fut tué. Il ne s'en sauva pas un seul.
Duguesclin revint à son poste, et tout échauffé, essuyant son visage, il vit le roi Henri qui revenait aussi de la poursuite ; et, selon l'ordre, reprenait son rang avec les siens.
- A la bonne heure, messeigneurs, dit Bertrand, voilà qui va bien et presque tout seul. Nous n'avons perdu que mille hommes à peu près, vingt cinq mille Sarrasins sont par terre, voyez la belle jonchée. Tout va bien.
- Si cela dure ! murmura Henri.
Du moins nous nous y emploierons, répliqua le connétable. Voyez ce Mauléon qui court sur le troisième corps des Sarrasins commandé par Mothril. Le More l'a vu et ordonne qu'on le cerne, voici déjà les cavaliers qui partent. Il va se faire tuer : sonnez la retraite, trompettes.
Dix trompettes sonnèrent, Agénor dressa l'oreille, et, soumis comme s'il eût accompli un exercice de manège, il revint au poste sous une grêle de flèches qui martelaient sa bonne armure.
- Maintenant dit le connétable, mon avant-garde attaque les Espagnols, ce sont de bonnes troupes, messeigneurs, et nous n'en aurons pas bon marché. Il faut ici se diviser en trois corps et attaquer de trois côtés.
Le roi, continua-t-il, prendra la gauche, Olivier la droite. Moi, j'attends.
Il ne touchait, on le voit, ni à sa réserve, ni à ses cavaliers légers.
Les Espagnols reçurent le choc en gens qui voulaient mourir ou vaincre.
Henri s'attaquant au corps de don Pedro, rencontra la résistance de la haine et de l'intelligente valeur.
Les deux rois s'apercevaient de loin, et se menaçaient sans pouvoir se joindre. – Autour d'eux se soulevaient des montagnes d'hommes et d'armes entrechoquées, puis ces montagnes s'affaissaient englouties, et la terre buvait à flots le sang.
Le corps de Henri faiblit tout-à-coup ; don Pedro avait le dessus, il combattait non pas en soldat, mais en lion.
Déjà un de ses écuyers avait été tué, il changeait pour la deuxième fois de cheval, il n'avait pas une blessure, et son bras brandissait avec tant d'adresse et de mesure la hache d'armes que chaque coup abattait un homme.
Henri se vit entouré des Mores de Mothril, et de Mothril lui-même qui était le tigre si don Pedro était le lion. Les seigneurs français furent fauchés largement par les yatagans et les cimeterres de ces Mores ; leurs rangs commençaient à s'éclaircir, et les flèches arrivaient jusqu'à la poitrine du roi ; déjà même un audacieux avait pu le toucher de sa lance.
- Il est temps, s'écria le connétable. En avant, mes amis, Notre-Dame Duguesclin à la victoire.
Les trois mille hommes bretons s'ébranlèrent avec un bruit terrible, et formés en angle, pénétrèrent comme un coin d'acier dans le corps de bataille de don Pedro qui était de vingt mille hommes.
Agénor avait enfin cette permission, si ardemment souhaitée, de combattre et de prendre Mothril.
En un quart d'heure les Espagnols furent rompus, écrasés. La cavalerie moresque ne put tenir contre le poids des hommes d'armes et les coups de la terrible pointe.
Mothril voulut fuir, mais il rencontra les Aragonais et les hommes du Bègue de Vilaine, commandés par Mauléon.
Il fallait passer à tout prix sous peine d'être enfermé par cette muraille terrible. Agénor pouvait déjà se croire le maître de la vie et de la liberté de Mothril : mais celui-ci, avec trois cents hommes au plus, enfonça les Bretons, perdit deux cent cinquante cavaliers, et passa : en passant il abattit d'un coup de cimeterre la tête du cheval d'Agénor qui le suivait à deux pas.
Agénor roula dans la poussière, Musaron décocha une flèche qui fut perdue, et Mothril, pareil au loup qui fuit, disparut derrière les monceaux de cadavres dans la direction de Montiel.
A ce moment, don Pedro voyait succomber les siens. Il sentait pour ainsi dire sur son visage le souffle de ses ennemis les plus acharnés. Mais l'un d'eux brisa son cimier d'or, et tua son porte-enseigne : ce qui faisait la honte du prince sauva l'homme.
Don Pedro ne fut plus aussi reconnaissable. Le carnage se fit autour de lui sans intelligence. Ce fut alors qu'un chevalier anglais aux armes noires, à la visière soigneusement baissée, prit son cheval par la bride et l'arracha du champ de bataille.
Quatre cents cavaliers cachés derrière un monticule par le prudent ami escortèrent seuls le roi fugitif. C'était tout ce qui restait à don Pedro des quatre-vingt mille hommes qui vivaient pour lui au commencement de la journée.
Comme la plaine se couvrait de fuyards dans toutes les directions, Bertrand ne sut pas distinguer la troupe du roi des autres bandes éparses ; on ne savait plus même si don Pedro était vivant ou mort. Le connétable lança donc au hasard sa réserve et les quinze cents cavaliers d'Olivier de Mauny sur tout ce qui fuyait ; mais don Pedro avait de l'avance, grâce à l'excellence de ses chevaux.
On ne songea pas à le suivre, d'ailleurs on ne le reconnaissait pas. Pour tous il n'était qu'un fuyard ordinaire.
Mais Agénor, lui, qui connaissait le chemin de Montiel, et l'intérêt de don Pedro à s'y réfugier, Agénor guettait de ce côté.
Il avait vu courir Mothril dans cette direction.
Il devina quel était cet Anglais si complaisant pour don Pedro.
Il vit le corps de quatre cents cavaliers escortant un homme qui les devançait de beaucoup, grâce à la vitesse de son magnifique cheval.
Il reconnut le roi à son casque brisé, à ses éperons d'or ensanglantés, il le reconnut à l'ardeur avec laquelle il regardait de loin les tours de Montiel. Agénor jeta les yeux autour de lui pour voir si quelque corps d'armée pouvait l'aider à suivre ce précieux fugitif et à couper la retraite à ses quatre cents cavaliers.
Il ne vit que Le Bègue de Vilaine avec onze cents chevaux qui essoufflés prenaient du repos avant de faire comme les autres la poursuite générale.
Bertrand était trop loin à pousser les fuyards et à parfaire la victoire sur tous les points.
- Messire, dit Agénor au Bègue, venez vite à mon aide, si vous voulez prendre le roi don Pedro, car c'est lui qui se sauve là-bas vers le château.
- En êtes vous sûr ? s'écria Le Bègue.
- Comme de ma vie, messire ! répondit Mauléon ; je reconnais l'homme qui commande ces cavaliers, c'est Caverley ; sans doute il ne fait si bonne escorte au roi que pour le prendre à son aise et le vendre, c'est son état...
- Oui, s'écria Le Bègue, mais il ne faut pas qu'un Anglais fasse ce beau coup lorsque nous sommes là tant de braves lances françaises. – Et se tournant vers ses cavaliers : – A cheval, tous ! dit le capitaine, et que dix hommes aillent prévenir M. le connétable que nous allons chercher le roi vaincu vers Montiel.
Les Bretons chargèrent avec tant de furie qu'ils atteignirent les cavaliers de l'escorte.
Aussitôt, le chef anglais dressa troupe en deux bandes ; l'une suivit celui qu'on supposait être le roi, l'autre fit ferme devant les Bretons.
- Chargez ! chargez ! criait Agénor, ils ne veulent que gagner du temps pour que le roi entre dans Montiel.
Malheureusement pour les Bretons, un défilé s'ouvrait devant eux ; ils ne purent s'y engager que six par six pour joindre les Anglais fuyards.
- Nous allons les perdre ! ils nous échappent ! criait Mauléon, du courage ! Bretons, du courage !
- Oui, nous t'échapperons, Béarnais du diable ! hurla le chevalier anglais chef de cette escorte ; d'ailleurs, si tu veux nous prendre, viens !
Il parlait avec cette confiance, parce que Agénor, entraîné par son activité, par sa jalousie, devançait tous ses compagnons et apparaissait presque seul devant les deux cents lances anglaises.
L'intrépide jeune homme ne s'arrêta pas devant ce danger terrible. Il enfonça ses éperons plus avant aux flancs de son cheval blanc d'écume.
Caverley était hardi, et sa férocité naturelle s'accommodait d'ailleurs d'une victoire qui paraissait infaillible.
Placé comme il était au milieu de ses hommes, il attendit Mauléon en s'assurant sur ses étriers.
On vit alors un curieux spectacle, celui d'un chevalier fondant tête baissée sur deux cents lances mises en arrêt.
- Oh ! le lâche Anglais, criait de loin Le Bègue... oh ! lâche ! lâche !... Arrêtez, Mauléon, c'est trop de chevalerie !... Lâche ! lâche Anglais !
Caverley fut emporté par la honte ; après tout, il était chevalier, et devait un coup de lance à l'honneur de ses éperons d'or et de sa nation.
Il sortit des rangs et se mit en devoir de combattre.
- J'ai déjà ton épée, cria-t-il à Mauléon qui s'avançait comme la foudre. Ce n'est pas ici comme dans la caverne de Montiel, et avant peu j'aurai toute l'armure.
- Prends donc d'abord la lance, répliqua le jeune homme en allongeant un si furieux coup de lance que l'Anglais fut désarçonné, brisé, couché par terre avec son cheval.
- Hurrah ! crièrent les Bretons, ivres de joie et s'avançant toujours.
Ce que voyant, les Anglais tournèrent bride et cherchèrent à rattraper leurs compagnons qui s'enfuyaient déjà dans la plaine, abandonnant le roi emporté par son cheval du côté de Montiel.
Caverley voulut se relever, il avait les reins brisés : son cheval, en se dégageant, lui envoya une ruade dans la poitrine et le cloua de nouveau sur la terre inondée d'un flot de sang noir.
- Par le diable ! murmura-t-il, c'est fini, je n'arrêterai plus personne... – me voilà mort.
Et il retomba.
Au même instant toute la cavalerie bretonne arriva, et les onze cents chevaux bardés de fer passèrent comme un ouragan sur le cadavre déchiqueté de ce fameux preneur de rois.
Mais ce retard avait sauvé don Pedro. En vain, avec des efforts héroïques, Le Bègue donna-t-il une âme triple aux hommes et aux bêtes.
Les Bretons coururent avec rage, au risque de crever leurs chevaux, mais ils n'arrivèrent sur les traces de don Pedro qu'au moment où ce prince entrait dans la première barrière du château, et en sûreté, car la porte venait de se refermer ; il louait Dieu d'avoir échappé cette fois encore. Mothril, lui, était entré depuis un quart d'heure.
Le Bègue, au désespoir, s'arrachait les cheveux.
- Patience, messire, dit Agénor, ne perdons pas de temps et faites investir la place ; ce que nous n'avons pas fait aujourd'hui, nous le ferons demain.
Le Bègue suivit ce conseil ; il dispersa tous ses cavaliers autour du château, et la nuit tomba au moment où la dernière issue venait d'être fermée à quiconque essaierait de sortir de Montiel.
Alors aussi arriva Duguesclin avec trois mille hommes, et il apprit d'Agénor l'importante nouvelle.
- C'est du malheur, dit-il, car la place est imprenable.
- Seigneur, nous verrons, répliqua Mauléon ; si l'on n'y peut entrer, il faut avouer qu'on n'en peut non plus sortir.

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